« Ce n’est pas une couleuvre mais un boa que le gouvernement va nous faire avaler. » Philippe Pihet, le monsieur Retraites de Force Ouvrière, ne se fait « plus d’illusions ». Le compte pénibilité, mesure emblématique de la réforme des retraites de janvier 2014, qui doit permettre aux salariés ayant exercé des métiers pénibles de pouvoir se former, travailler à temps partiel et surtout partir plus tôt à la retraite, a du plomb dans l’aile. Ce que le Parti socialiste défendait comme la contrepartie à l’allongement de la durée de cotisations, symbole de l’équilibre social-démocrate de sa politique, est même devenu « un grand foutoir », constate un observateur avisé du monde social qui suit le dossier brûlant de la pénibilité, encalminé depuis des décennies.
La loi a bien été votée, les décrets d’application ont été publiés, mais l’heure est au rétropédalage gouvernemental sous l’intense lobbying du patronat, en particulier des petites et moyennes entreprises (PME) qui dénoncent « une usine à gaz ». Depuis le 1er janvier, seuls les salariés exposés à quatre facteurs de pénibilité – travail de nuit, travail répétitif, en horaires alternants ou en milieu hyperbare (comme les travaux sous-marins) – ont droit à un compte. L’entrée en vigueur des six autres facteurs (postures pénibles, manutentions manuelles de charges, agents chimiques, vibrations mécaniques, températures extrêmes, bruit) a, elle, été repoussée à janvier 2016, « si ce n’est aux calendes grecques », craignent des syndicats.
Quant à la fiche de prévention, censée mesurer le niveau d’exposition des salariés à des facteurs de pénibilité et donc alimenter le compte, elle est l’objet de tous les courroux patronaux, qui pestent de concert contre sa complexité. Selon une étude réalisée par le cabinet de travail Atequacy, dans les entreprises de plus de cinquante salariés, 45 % des employeurs avouent ne pas connaître le dispositif et 40 % n’ont même pas consulté le Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur la question. Enfin, 53 % n’ont pas mis en place de fiche individuelle.
François Rebsamen, le ministre du travail, est même allé jusqu’à promettre début avril devant 600 artisans du bâtiment réunis en assemblée générale de leur confédération, la Capeb, qu’« il n'y aura pas de fiche individuelle à remplir pour les petites entreprises à partir de juin », ajoutant que « s'il faut supprimer des critères inapplicables, on les supprimera ». Comme à chacune de ses sorties, les déclarations de François Rebsamen, champion des ballons d’essai depuis son arrivée rue de Grenelle, ont été aussitôt démenties.
L’Élysée et Matignon ont rappelé que deux missions (au sein desquelles ne figure aucun représentant des salariés) étaient conduites actuellement sur le sujet pour définir de nouvelles règles d’application et simplifier le dispositif. Rien ne sera tranché tant qu’elles n’auront pas rendu leurs conclusions, d’ici l’été. La première a été dévolue à Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, passé par les cabinets ministériels, la DRH de Renault et la présidence de l'Unedic. La seconde a été confiée au député socialiste de Saône-et-Loire Christophe Sirugue et au chef d’entreprise Michel Huot, président de la Chambre de commerce et d’industrie de l’Essonne.
« Qu’une réforme soit complexe dans sa mise en œuvre ne l’invalide pas ! Nous sommes loin de la ligne d’arrivée mais nous y arriverons. Il n’est pas question d’abandonner. Nous voulons un dispositif qui marche. Il faut le rendre plus opérationnel dans certains secteurs comme le bâtiment », assure un proche de François Hollande.
Mais la « rebsaminade » devant la Capeb a semé durablement trouble et inquiétude dans le rang des syndicats. La loi, qui devait concerner un million de salariés dès 2015 et trois millions avec les dix critères, pourrait bien être, a minima, vidée de son contenu, voire enterrée. C’est la crainte de Force Ouvrière et de la CGT, deux organisations qui ne regrettent pas d’avoir boycotté la signature de l’accord sur les retraites en janvier 2014, un accord paraphé seulement par la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC. « C’est un marché de dupes. Depuis que le compte pénibilité a été annoncé, le gouvernement ne cesse de reculer », constate Éric Aubin, chargé du dossier à la CGT. La CFDT, qui se bat depuis dix ans pour la prise en compte de la pénibilité et qui a conditionné sa signature de l’accord des retraites à cette promesse, n’ose imaginer que « le gouvernement fasse machine arrière ». « Nous sommes pour la simplification mais il est hors de question d’un abandon de la fiche pénibilité », explique Hervé Garnier de la CFDT.
Patrick Liébus, président de la Capeb, et par ailleurs vice-président de l’Union professionnelle de l’artisanat (UPA) en charge de la négociation sur la pénibilité, est bien plus serein : « Je suis certain que le gouvernement va aller dans [notre] sens. » Pour ce petit patron couvreur qui emploie sept salariés et mène un lobbying tous azimuts depuis des mois contre « l’hérésie de la fiche pénibilité », la déclaration de Rebsamen devant la Capeb n’est « pas un couac mais bien l’état d’esprit du ministre du travail qui connaît bien le milieu du bâtiment ». « Il n’a fait que redire ce que, quelques jours plus tôt, le président m’avait annoncé, raconte-t-il. François Hollande m’a reçu quarante-cinq minutes à l’Élysée et nous avons beaucoup parlé de la pénibilité. Je lui ai expliqué combien cette fiche était ingérable et injuste pour les PME. Cela va générer de la paperasse, des tensions entre les salariés qui voudront tous l’application systématique de la pénibilité et le chef d’entreprise. Le président en a convenu et a promis un autre système. »
Patrick Liébus, qui aime à rappeler que « l'artisanat, c'est un million d'entreprises soit environ quatre millions de salariés et le BTP, 380 000 entreprises pour environ 800 000 actifs », a « toute confiance ». Il a rencontré « tout le monde », le président, le premier ministre, celui du travail, de l’économie ainsi que les chargés de mission de Virville, Sirugue et Huot : « Nous les avons convaincus », se persuade-t-il. L’un de ses principaux arguments : brandir la menace d’une désorganisation de l’économie, du recours au travail détaché ou à l’auto-entrepreunariat pour échapper aux contraintes en matière de pénibilité. « Nous avons trinqué avec les 35 heures de Martine Aubry. Les petits qui ne délocalisent pas ont payé pour les grosses entreprises. Il est hors de question de rejouer cela aujourd’hui. Le Medef a approuvé les critères de pénibilité sans difficulté mais dans les grandes entreprises, ils ont les moyens d’y déroger. Si un patron de l’automobile veut échapper à la pénibilité, il met le matin son ouvrier sur le pare-brise et l’après-midi, il le change de poste et lui fait visser les sièges. La pénibilité ne sera pas prise en compte ainsi, mais moi je ne peux pas faire cela avec un charpentier. »
Quel compromis va bien trouver le gouvernement engagé dans un va-tout libéral ? Va-t-il écouter un Patrick Liébus, le négociateur de l'UPA, qui prône comme solution pour les PME, celle qu'ont connue ses parents ? « Mon père, qui a fait sa carrière dans la métallurgie, est parti à 50 ans à la retraite. Pendant dix ans, sa retraite anticipée a été payée par un fonds abondé par l'ensemble des entreprises. Ma mère aussi a connu cela. C'est ça la solidarité, toutes les entreprises paient. Ou alors vous mettez deux médecins face au salarié et ils jugent son niveau de pénibilité. »
Réponse d’ici quelques semaines à moins que l’exécutif ne rende publiques les conclusions des deux missions au cœur des congés estivaux, ce qui hérisserait considérablement les syndicats. « Quand ça devient compliqué comme cela, ce n’est pas bon signe. Le gouvernement s’est pris les pieds dans le tapis. Il réalise la complexité du dispositif et ne sait plus comment s’en dépatouiller d’autant qu’il a dealé la pénibilité avec la CFDT pour qu’elle signe l’accord sur les retraites », résume un acteur du dossier sous couvert d'anonymat. Les tergiversations du gouvernement depuis des mois et ses reculs sous la pression patronale montrent en tous les cas encore une fois combien malgré les enjeux considérables en matière de santé et de justice sociale, la pénibilité au travail est un serpent de mer en France.
Elle cause pourtant chaque année plus de morts que les accidents de la route (relire ici notre reportage avec des ouvriers surexposés à la pénibilité). Alors que l'allongement de la durée de vie est l'argument brandi en faveur d'une augmentation de la durée de cotisation, l'espérance de vie est très inégalitaire selon les professions : les ouvriers vivent moins longtemps et en moins bonne santé [en moyenne, les cadres et les professions libérales ont une espérance de vie de sept ans supérieure à celle des ouvriers hommes, de trois ans pour ce qui est des femmes – ndlr]. Et le compte pénibilité n’est que l’ultime avatar d’une réforme dans laquelle pataugent la droite comme la gauche depuis l’officialisation du recul de l’âge de la retraite en France.
Le cap, en 2010, était pourtant clair : « La prise en compte de l’espérance de vie en bonne santé est un critère qui désormais s’impose au regard de la justice sociale », proclamait le contre-programme socialiste à la réforme des retraites de la droite il y a cinq ans. À cette époque, le maintien d'un départ à la retraite à 60 ans pour les travailleurs usés par le travail était une « exigence », un recul sur cette question revenant à « faire abstraction de l’inégalité d’espérance de vie à 60 ans entre ouvriers et cadres »…
En 2010, le ministre du travail Éric Woerth avait en effet concédé aux syndicats la possibilité d’un départ à 60 ans pour pénibilité. Pour en bénéficier, il faut pouvoir prouver un taux d’incapacité de 10 à 20 %, et avoir été exposé à un risque grave pendant plus de 17 ans. Des seuils très restrictifs. « Il faut être à l’article de la mort pour en bénéficier », ironise le délégué central CGT d’un grand groupe métallurgiste qui rappelle que « 2 % d’incapacité, c’est déjà un très lourd handicap ». Dans son usine, moyenne d’âge 50 ans, poursuit-il, « aucun salarié n’a bénéficié de ce dispositif alors que beaucoup sont usés et pas sûrs d’atteindre leurs 60 ans en bonne santé. Ceux qui se renseignent sont très vite découragés par la paperasse et quand vous tombez malade, vous ne pensez qu'à une chose : vous soigner et vous n’avez pas le temps, ni la force de vous battre devant les administrations ».
Ce que confirme le faible recours au dispositif. Selon la CNAV, trois ans après, à peine plus de 5 000 personnes en ont profité, alors qu’Éric Woerth tablait sur 30 000 départs anticipés par an. « En clair, on écrit dans la loi qu’il est nécessaire d’avoir été exposé de manière durable à un risque grave pour gagner deux misérables années, c’est totalement hallucinant ! » s’insurge Alain Carré, médecin du travail et membre de l’association Santé et médecine du travail. Cette mesure est toujours en vigueur actuellement, avec des seuils modifiés à la marge.
Hollande, décidé à ne pas revenir sur l’âge de la retraite, a à son tour tenté d’amadouer l’opinion en rajoutant à la retraite pour pénibilité ce fameux compte pénibilité, ce qui a soulevé quelques espoirs. « J’avais espéré, avec le changement d’équipe, qu’on arriverait à un taux moins restrictif et donc un accès à la retraite à 60 ans pour un plus grand nombre de personnes concernées, se remémore le professeur François Guillon, chef de la consultation sur les pathologies professionnelles à Bobigny. Ça réglait beaucoup de situations indébrouillables. À la place, on a fait le compte pénibilité, qui aura peut-être un impact dans 20 ans. Or aujourd’hui, des gens crèvent ou vont crever et on n’a pas de solutions à leur offrir. »
Le vice est autant dans la genèse que dans la promotion du projet. Un expert sur les risques de santé au travail, consulté par le cabinet du ministre sur la création du compte pénibilité, se souvient des tractations d’origine. « Le cabinet a fait sa cuisine tout seul dans son coin et les experts ont été réunis comme de simples cautions. Avec probablement de bonnes intentions mais de manière totalement utopique et non-scientifique. Cela a abouti à un monstre. » Le compte pénibilité a d’ailleurs été pensé à partir de chiffres approximatifs, voire fantaisistes. L’objectif de trois millions de comptes pénibilité ouverts, d’ici fin 2016, a été élaboré alors même que les seuils n’avaient pas été décidés.
La CFDT a ardemment milité et travaillé de concert avec le cabinet du ministre du travail pour la mise en place du compte pénibilité, carotte contre une réforme des retraites qui est mal passée au sein même de la confédération réformiste. Le texte est passé, contre l’avis des autres syndicats de salariés et cette division originelle a considérablement affaibli la portée du texte. « Les organisations syndicales sont un peu molles car la plupart ne veulent toujours pas acter la réforme de 2010, à part la CFDT », assure Arnaud de Broca, secrétaire général de l’association des accidentés de la vie, qui croit encore au dispositif, faute de mieux. « C’était une promesse de François Hollande mais ça tiraille dur au sein du gouvernement. Le patronat, lui, en a fait une question centrale. Ça va donc faire partie des sujets où on va malheureusement lâcher du lest d’ici 2017. »
Au-delà même du probable affadissement d’un texte déjà affaibli, la philosophie qui y est prônée est dans la droite ligne de la mesure préconisée par la droite : privilégier la réparation au détriment de la prévention. Il acte qu’un travail difficile abîme, voire détruit, et offre, en compensation, un départ à un âge qui n’est rien de moins que celui autrefois préconisé. « Ce n’est pas une politique pour transformer le monde du travail afin d'en réduire les effets délétères, critique Philippe Askenazy, membre des économistes atterrés. On les corrige, mais de manière cosmétique. On accepte, par cette loi, la différence d’espérance de vie. » Un discours que martèle aussi le syndicat Solidaires, constatant avec regret que « les inégalités ne sont pas remises en question, alors même que la pression au travail, l’intensification du travail et le stress professionnel ne sont pas pris en compte ».
« Il faut se rendre compte des taux proposés par la loi : pour s’en tenir aux éléments mis en route cette année, sur le travail de nuit par exemple, il faudra travailler 120 nuits chaque année pour bénéficier de points, précise Alain Carré, médecin du travail. Quant au port de charge, il faudra être soumis la moitié de son temps de travail à un poids de plus de 15 kg. Si on fait ça pendant trente ans, bonjour l’état de votre dos ! »
Pour cet autre spécialiste des risques et de la santé au travail, consulté lors de la création du compte pénibilité mais qui souhaite rester anonyme, l’inquiétude est grande autour de l’alimentation en données de la part des employeurs. « Beaucoup ne le feront pas ! Je vois déjà que les mesures réglementaires sur la chimie ou le bruit ne sont pas respectées. » Le baromêtre Atequacy rappelle d’ailleurs que si la pénibilité est une notion qui progresse dans le monde du travail, une entreprise sur quatre dont le personnel est soumis à plus de 50 % à une forme de pénibilité n’a toujours pas mis en place d’accord ou de plan, alors que cette obligation est en place depuis trois ans et que les manques sont passibles de sanctions de l’ordre de 1 % de la masse salariale.
Tous les dispositifs qui pouvaient faire contrepoint ont ainsi été annulés les uns après les autres. La retraite anticipée, à 50 ans, n’est désormais offerte qu’aux travailleurs de l’amiante, qui bénéficient d’un régime spécifique. Ceux qui étaient déclarés inaptes par la médecine du travail pouvait également, à 57,5 ans, être dispensés de recherche d’emploi et aller jusqu’à la retraite avec 60 % de leur salaire. Cette mesure a été supprimée en 2010. L’accès à la reconnaissance pour troubles musculo-squelettiques, touchant des centaines de milliers de travailleurs, vient par ailleurs d’être réduit dans le tableau des maladies professionnelles.
« Il y a aussi tous ces métiers, dans le nettoyage, le bâtiment, les abattoirs, qui ne sont pas toujours reconnus comme pénibles mais qui le sont dans les faits, rappelle Arnaud de Broca, secrétaire général de l’association des accidentés de la vie. L’autre grand trou du dispositif, ce sont tous ceux qui ont perdu, vers 50 ans, leur emploi pour inaptitude, et qui ne pourront jamais retrouver un poste, vu l’état du marché. » D’après le rapport Gosselin, le dernier à s’être penché sur le sujet, 120 000 licenciements pour inaptitude ont lieu chaque année.
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