Le système Ikea n’aurait pas pu voir le jour sans la complicité de policiers. Pour l’instant, seuls ceux ayant travaillé lors de l’ouverture du magasin d'Avignon-Vedène sont cependant inquiétés. Au nombre de quatre, ils ont été mis en examen pour avoir cherché dans le fichier confidentiel Stic des renseignements judiciaires sur les possibles recrues de ce magasin, qui a ouvert à l’été 2010.
Concrètement, de 2003 à 2011, deux circuits différents ont fonctionné au sein du groupe : soit le responsable sécurité d'Ikea France, Jean-François Paris, déléguait à la société de sécurité privée Eirpace (pilotée par l'ancien flic Jean-Pierre Fourès) le soin de se renseigner sur les embauchés. Soit des directeurs de magasins se servaient de leurs propres réseaux pour obtenir les informations souhaitées.
Dans un premier temps, les enquêteurs ont d’abord cherché à savoir si les fiches Stic des 3 000 salariés embauchés dans 11 magasins au cours des trois dernières années (soit la durée légale de conservation des données) avaient été consultées.
Mais dans un deuxième temps, au vu des pièces de l'instruction que nous avons consultées, le juge a choisi de cibler les seuls policiers qui ont œuvré lors de l’ouverture du magasin d’Avignon. Il est vrai qu’ils n’y sont pas allés de main morte : 167 candidats à l’embauche ont été « scannés », comme l’avait déjà expliqué Le Canard enchaîné.
À la demande du juge d’instruction, l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), la police des polices, n'a donc enquêté que sur ce seul cas. Alors qu’à la même époque, le magasin de Reims, par exemple, passait également ses recrues « au Stic ».
En clair, les éventuels relais policiers de Jean-Pierre Fourès n’ont pas été ciblés puisqu’à Avignon, les responsables locaux d’Ikea ont agi avec leurs propres réseaux.
Le directeur du magasin est à l’époque Patrick Soavi, anciennement directeur du magasin de Villiers-sur-Marne. Son principal informateur se nomme Alain Straboni, commandant de police expérimenté, toujours très bien noté par sa hiérarchie, aujourd’hui parti en retraite, qui a consulté la fiche de 151 collaborateurs à lui seul. Alain Straboni n’a pas souhaité répondre à nos questions « au vu de l’instruction en cours ». Pas plus que Patrick Soavi.
Interrogé dans le cadre de l’enquête, Alain Straboni, gourmette en métal blanc au poignet, pendentif représentant l’île de Beauté au cou, justifie sa collaboration avec Ikea par des liens de famille. Comment refuser quelque chose à son « cousin » Patrick Soavi ? Même si la découverte de ce cousin a été tardive.
À l’époque où il travaille en Île-de-France au début des années 2000, dit-il, son marchand de journaux lui signale qu’une autre personne achète chaque jour Corse Matin. Le contact est pris. L’amitié se noue. D’autant que les deux hommes découvrent, « en parlant du pays », un lien de parenté : « Mon grand-père est un cousin de celui de Patrick. Ils étaient originaires de deux villages distants de trois kilomètres en Balagne. »
Alors qu’il travaille encore à Villiers-sur-Marne, Soavi se permet donc d’interroger une première fois son cousin. Il lui explique que « des barbus » essaient d’infiltrer des syndicats de son entreprise, que la proximité de son enseigne avec la cité des Hautes-Noues à Villiers l’oblige à employer des jeunes de ce quartier. Et il souhaite s’assurer qu’il n’embauche pas des auteurs d’infractions graves, telles que trafics de stupéfiants, vols à main armée et viols. « Si la personne était défavorablement connue des services, on disait poliment à la personne que son profil ne correspondait pas », explique le directeur du magasin.
« Il disait qu’agir de la sorte ne pouvait que protéger son enseigne, explique Straboni. J’ai accepté de lui rendre le service qu’il me demandait, à savoir de passer au fichier des antécédents les noms des futurs employés qu’il me communiquait. » Straboni précise aux enquêteurs : « Je sais que je n’ai pas le droit de le faire, mais je l’ai fait uniquement parce qu’il s’agissait de mon cousin. J’ai toujours agi à titre amical. Il me communiquait des listes de noms à passer au fichier. Je ne lui signalais que les candidats archi-connus des services de police : "Évite celui-là, il est connu comme le loup blanc". »
Sauf que la recherche dans le Stic et les renseignements fournis seront en réalité bien plus vastes, comme le montre l'un des messages interceptés par les enquêteurs, où Straboni s'arrête sur trois candidats fichés l'un pour « menaces », l’autre pour « usage de stups », le dernier pour « outrage à agent ». Pas vraiment des loups blancs.
Alain Straboni assure : « Je n’ai reçu ni argent ni cadeau de la part d’Ikea. D’ailleurs, je ne me meuble pas chez Ikea. La seule chose que Patrick a faite pour moi, c’est faciliter les démarches à mes enfants ou des enfants de collègues, pour occuper des emplois saisonniers à Ikea. »
L’IGPN, qui a épluché les feuilles d’imposition, comptes bancaires et autres titres de propriétés des policiers, n’a en effet pas trouvé d'autre contrepartie. Ni pour Straboni, ni pour les autres. Pourquoi dans ce cas, les policiers auraient-ils rendu ce type de services au directeur du magasin, mais également au responsable sécurité de l’établissement d’Avignon ? Ne se sont-ils pas rendu compte de l’illégalité de leurs recherches ? De l’absurdité du risque d’empêcher quelqu’un d’accéder à un emploi parce qu’il figure au fichier Stic, parfois pour des faits mineurs, parfois sans jamais avoir été condamné ?
Un policier des RG explique à l'IGPN « ne pas avoir réalisé sur l’instant les conséquences de cette initiative ». Il dit avoir « fait ça dans le souci d’avoir de bonnes relations avec le responsable sécurité car il était susceptible d’amener des renseignements d’ordre social, économique ou judiciaire au service. Cette démarche s’est faite dans le cadre des bonnes relations que nous entretenons avec les chefs d’entreprise dans le département. » Un troisième assure : « Lorsque nous avons fait cela, nous ne pensions pas à mal. Nous avons fait ça en toute innocence. »
D’après nos informations, parallèlement à la procédure judiciaire, l’enquête de l’IGPN a déjà conduit à des sanctions administratives contre ces trois agents – la quatrième, une simple secrétaire, a été pardonnée pour avoir seulement “obéi” aux ordres. Alain Straboni étant parti en retraite, il a subi un « retrait d’honorariat », une sanction symbolique. Les deux autres ont reçu un avertissement et un blâme, qui les privent de tout avancement de carrière pendant un an et trois ans.
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