Cette fois, l’entreprise est touchée au cœur. Mardi 19 novembre, Ikea France a été mise en examen, en tant que personne morale, dans l’enquête sur l’espionnage de ses salariés (comme Le Monde l’a dévoilé). D’un coup, ce n’est plus l’histoire de quelques cadres intermédiaires déviants, mais bien celle d’un véritable système.
Elle a aussi été touchée à la tête, puisque l’actuel directeur général, Stefan Vanoverbeke, a été mis en examen à titre individuel pour « complicité de collecte de données à caractère personnel » et « complicité de violation du secret professionnel », à l’issue d’une longue garde à vue dans les locaux de la police judiciaire de Versailles, de même que son prédécesseur Jean-Louis Baillot et que l’actuel directeur financier, Dariusz Rychert.
« Stefan Vanoverbeke conteste toute implication, réagit aujourd’hui son avocat, Me Alexis Gublin, interrogé par Mediapart. Il a toujours condamné ce type de pratiques et pris les mesures correctrices nécessaires quand les faits ont été révélés. »
Dans ce dossier instruit depuis avril 2012 sur plainte du syndicat FO, une dizaine de personnes ont déjà été mises en examen, dont quatre policiers et l’ex-directeur de la gestion du risque d’Ikea France, Jean-François Paris, l’homme qui a mis les mains dans le cambouis en achetant auprès d’une société de sécurité privée (Eirpace) des masses de données confidentielles sur des employés illégalement extraites du fichier policier Stic (cette base de données géante qui répertorie les citoyens déjà mis en cause pour une infraction, condamnés ou non, avec un taux d’erreur affligeant de 40 %).
Ce rebondissement est un coup dur pour l’actuelle direction du groupe qui tentait, depuis les révélations de Mediapart et du Canard enchaîné de février 2012, de circonscrire le scandale aux années passées, imputant l’essentiel des responsabilités à l’ex-directeur général Jean-Louis Baillot (aux manettes de 1996 à 2009) et à son subordonné en charge de la sécurité, Jean-François Paris, parfait fusible licencié avec fracas dès le mois de mai 2012.
D’après des procès-verbaux de 2013 consultés par Mediapart, ce dernier a bien concédé devant le juge Alain Gallaire avoir initié l’achat de données policières (au tournant des années 2000), mais il a déclaré avoir généralisé ce système sur l’injonction de Jean-Louis Baillot lui-même, aux alentours de 2006 ou 2007. À cette époque, « c’est Baillot qui m’a demandé de faire des recherches systématiques des antécédents judiciaires des nouveaux collaborateurs que nous embauchions pour les nouveaux magasins », a affirmé Jean-François Paris sur PV, le 22 janvier 2013. « Je demandais (au directeur du magasin) de me fournir la liste du personnel qu’il souhaitait faire valider (…) ; il me donnait plusieurs dizaines de noms (…) ; ça allait de 80 à 120. (…) Les directeurs de magasins ont reçu des consignes de M. Baillot. »
Pour sa défense, mardi, Jean-Louis Baillot a non seulement juré qu’il avait tout ignoré du “flicage” illégal mis en place par Jean-François Paris et de la nature exacte des prestations achetées à Eirpace – tout en admettant avoir signé plusieurs factures de sa propre main. Mais pour mieux se dédouaner, l’ex-numéro un d’Ikea France a surtout donné une dimension internationale inédite au dossier : d'après nos informations, il a suggéré que s'il n'avait jamais échangé avec Jean-François Paris sur le “profilage” des salariés, c’est sans doute que ce dernier a plutôt géré ce dossier sensible avec son référent « Sécurité » en Suède, directement au siège d’Ikea monde.
En clair, Jean-Louis Baillot a soufflé aux policiers que l’espionnage des salariés pourrait être autre chose qu’une spécificité hexagonale, sans apporter toutefois d’éléments probants à ce stade. Interrogé par Mediapart sur ce sujet, l’avocat d’Ikea France, Me Alexis Gublin, conteste formellement ces allégations.
Quoi qu’il en soit, d’après la lettre de licenciement de Jean-François Paris (que Mediapart a pu consulter), la société ne conteste plus en interne la réalité des pratiques illégales commises dans ses magasins entre 2001 et 2011, bien au contraire. Signé de Stefan Vanoverbeke en personne (l’actuel DG), ce courrier s’appuie sur des « vérifications » maison menées « parallèlement à l’enquête judiciaire » et accuse Jean-François Paris, noir sur blanc, d’avoir « eu recours au service de prestataires et enquêteurs privés pour (se) procurer des renseignements d’ordre personnel et confidentiel (sur les salariés)... tels que leurs casiers judiciaires, leurs situations familiales, leurs situations financières et bancaires, etc. ». Et de confirmer plusieurs cas dénoncés par Mediapart, notamment celui d’une « cliente de la société avec laquelle nous avions un différend commercial » !
Simplement, l’actuel patron d’Ikea (arrivé à son poste en janvier 2010) écrit n’avoir « eu connaissance (de ces faits) que le 29 février 2012 », date de publication des premiers articles de presse. Sa ligne de défense apparaît ainsi clairement : rien vu, rien entendu.
Lors d’un interrogatoire daté de janvier dernier, Jean-François Paris a pourtant précisé que sa « dernière demande faite à (Eirpace) » datait de « novembre 2011 ». Stefan Vanoverbeke était-il au courant ? lui a aussitôt demandé le juge. « Je ne suis pas sûr (…) Je ne lui en ai jamais parlé... »
Dans le courrier de licenciement consulté par Mediapart, Stefan Vanoverbeke semble toutefois se tirer une balle dans le pied, puisqu’il accuse Jean-François Paris d’avoir fait « la promotion (de ses pratiques illégales) au sein de la société au travers de mails envoyés à des responsables de magasins ». Comment le siège, lui seul, aurait-il pu les ignorer ?
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