« Ce qui nous rassemble est infiniment supérieur à ce qui nous divise. » C'était il y a un an tout juste : le slogan fétiche de l'UMP volait en éclats à l'occasion de l'élection fiasco de son président. Des semaines de crise, quatre proclamations de victoire, des divisions étalées dans tous les médias et une chute de popularité spectaculaire de ses responsables. Pendant que Jean-François Copé serinait « nos adversaires sont à gauche », François Fillon pointait du doigt une « fracture politique et morale », et le centriste Jean-Louis Borloo dénonçait « l'illusion du parti unique à droite ».
Loin d'être l'année du rebond, 2013 a continué de plomber une UMP incapable de profiter des faiblesses de l'exécutif et des révoltes de la droite (lire notre article). Le parti s'est de plus retrouvé en difficulté financière à cause de l'invalidation du compte de campagne de Nicolas Sarkozy et de dettes colossales.
Où en est l'UMP dans sa reconstruction ? Pour Gilles Richard, historien des droites au CRAPE (Centre de recherche sur l'action politique en Europe) et professeur à Sciences-Po Rennes (lire notre boîte noire), l'UMP traverse une « crise profonde » : d'un côté elle se trouve dans une « impasse politique » face au Front national, de l'autre elle s'avère « incapable de proposer un projet de société » et une réponse au chômage massif. Pour le chercheur, qui prépare une Histoire des droites en France (Éditions Perrin, 2014), la nouveauté réside surtout dans la crise que traversent les libéraux, famille pilier de l'UMP.
Mediapart.- Fin 2012, après l'élection interne de l'UMP, vous nous parliez d’une fracture « stratégique » au sein du parti (retrouvez notre article ici). Un an après, la droite a-t-elle entamé sa reconstruction ?
Gilles Richard.- Rien n’a avancé pour l’UMP depuis un an, au contraire la crise s’aggrave. On le voit avec la consolidation de l’UDI : un pôle se (re)crée, dont la spécificité est de s’opposer à toute alliance avec le Front national. Cela confirme le problème de la droite quant à l’attitude à adopter face au Front national.
Pourquoi l’UMP ne parvient-elle pas à trancher la question de son positionnement face au Front national ?
Ils ne peuvent pas trancher ! C’est une impasse politique. D'un côté, le FN a atteint un tel niveau, sa propagande a de tels effets sur une frange de l’électorat – et même sur des militants UMP –, qu’ils sont obligés de composer avec lui et qu’ils se lancent dans une surenchère. Mais de l’autre, toute alliance nationale est impossible, pour des raisons idéologiques comme des raisons d’intérêts (le Medef ne soutiendra jamais une force politique qui veut sortir de l’euro).
La droite a toujours dû composer avec le FN (il était déjà au second tour de la présidentielle en 2002), quelle est la nouveauté ?
D’abord, le FN a augmenté son influence et se trouve dans une pente ascendante (à la différence de 2002 où les deux tiers de ses cadres étaient partis avec Bruno Mégret). Ensuite, l’UMP a perdu l’élection présidentielle de 2012, ce qui crée un nouvel élément de rapport de force important. Enfin, la situation économique et sociale s’est aggravée. De la même manière que Giscard d’Estaing a perdu en 1981 à cause de la crise, la stratégie de Sarkozy a été perturbée par la hausse du chômage et les conséquences du néolibéralisme. Son programme était de récupérer l’électorat du FN tout en maintenant la France dans l’Union européenne et ses politiques néolibérales. C’est là que cela coince : l’attitude par rapport à l’Union européenne. Marine Le Pen est d’ailleurs la seule qui propose la sortie de l’euro, elle fait recette là-dessus.
Face à cette impasse, la réponse de l’UMP semble être de se droitiser. Ce mouvement vient-il de sa base ou de ses dirigeants ?
La « droitisation » n'est pas un vocabulaire que j'utilise. Ce qui définit la gauche et la droite depuis le début du XXe siècle, c’est la question sociale, qui l’a emporté sur la question laïque. C’est donc sur cette question que les choses se jouent. Or, ce que je constate, c’est l’effondrement des forces qui prennent en charge le clivage gauche/droite sur la question sociale, non pas parce que la société se droitise (cela ne veut rien dire), mais parce que les gauches ont calé sur cette question. Le PCF s’est effondré – et c’est de sa faute –, puis le PS a capitulé – et c’est de sa faute. Cette capitulation est d’autant plus complexe qu’elle se pose désormais à l’échelle de l’Europe.
Si on a l’impression qu’il y a une « droitisation » aujourd’hui, c’est donc parce que les gauches capitulent sur la question sociale ?
Oui, lorsque le FN fait une percée en 1984-1986, c’est parce que le PS et le PCF, un temps au pouvoir, n’ont pas réussi à proposer une solution de rechange. En 2002, il franchit un autre seuil à cause de l’incapacité de Jospin à répondre au chômage (lors de sa dernière année de mandat, ndlr). Aujourd’hui, le FN grimpe encore car le PS est à nouveau inapte à proposer une solution de rechange. Le chômage n’est pas un élément parmi d’autres, c’est le problème premier de la société. Et ce refus de s’attaquer à cette question est le point commun entre l’UMP et le PS. Dans les grandes forces politiques, il n’y a que le FN qui propose une solution tranchée – certes mauvaise –, c’est cela qui fait la différence, dans les classes populaires notamment.
En 2002, l’UMP a été créée avec l’idée d’« unir les forces politiques de toutes les droites » : libérale, démocrate-chrétienne, nationale. Que reste-t-il de ce projet ?
L’UMP devait être une très grande réussite car elle devait fédérer l’ensemble des droites autour des libéraux (qui étaient les maîtres du jeu), en captant les débris de démocratie chrétienne et en piquant au FN une partie de ses électeurs. Elle a échoué, pour trois raisons : 1) parce que Sarkozy n’est pas forcément le grand stratège que tout le monde présente ; 2) parce qu’au FN, le passage de témoin du père à la fille s’est révélé positif ; 3) parce que le chômage s’est accru considérablement.
Onze ans après, où sont passées ces différentes droites ?
Certaines sont en voie de disparition : la démocratie-chrétienne s’est effondrée, la droite agrarienne, après un petit sursaut de Chasse pêche nature et traditions (CPNT), disparaît aussi. Il reste deux grandes forces : les nationalistes et les libéraux. La droite nationaliste (qui va du maurrassisme au gaullisme, et qu’on retrouve au FN et dans une partie de l’UMP, comme la Droite populaire) est en ascension. Mais les libéraux (c’est-à-dire une grande partie de l’UMP et notamment ses dirigeants), eux, sont en crise. C’est une des plus vieilles familles politiques française, elle a surmonté de nombreuses crises, elle a presque toujours été au pouvoir. Aujourd'hui elle est face à une crise profonde, c’est cela la nouveauté.
En quoi est-elle en crise ?
D’abord, elle est divisée. La constitution du pôle UDI, qui appartient à cette famille, le prouve. Ensuite, elle est débordée par la situation. D’un côté, le courant nationaliste, dans sa version FN, progresse, car son discours sur la nation (l’idée que la solution de tous les problèmes réside dans l’union nationale et la mise à l’écart des corps étrangers) a le champ libre. De l’autre, le mandat de Sarkozy, qui devait achever cette montée en puissance des néolibéraux (débutée avec Raymond Barre en 1976), n’a pas permis cela. Il a été battu et la droite est plongée dans une crise profonde.
En 1988, Charles Pasqua parlait des « valeurs communes » entre le RPR et le FN. Aujourd’hui, ce discours semble s'être diffusé à droite.
Les libéraux sont dans le désarroi et pensent que c’est en parlant comme le Front national qu’ils vont récupérer les électeurs du FN. Cette incapacité à trouver une issue est une nouveauté.
Au-delà de cette crise stratégique, l’UMP traverse aussi une crise de leadership. Le parti ne manque-t-il pas d’un leader pour trancher ?
La question du leader vient après. L’UMP a d’abord un problème politique de fond, de programme et de maîtrise des contradictions de la société. Il n’y a pas de solutions à la crise extrêmement profonde de la société française, au chômage de masse. Comment faire avec ces contradictions accumulées depuis 1976 et Raymond Barre ? Le FN offre une réponse, que les libéraux veulent combattre, mais sans y parvenir. Ils ne parviennent même plus à fournir un discours mobilisateur à leur électorat, libéral.
En 2007, Nicolas Sarkozy avait remporté la bataille idéologique face à la gauche. Où est passée cette hégémonie culturelle, et ce travail programmatique de la droite ?
Nicolas Sarkozy avait surtout bénéficié de la rupture avec douze ans de Chirac, de la médiocrité de la gauche et de ses divisions, et de la candidature de Bayrou (qui a pris des voix à la gauche). Ensuite, il n’a pas créé cette hégémonie culturelle, il a profité de cette immense vague de domination néolibérale. En réalité, il n’invente rien, il ne fait que reprendre les techniques d’organisation et de domination des néolibéraux, qu’on trouvait déjà avec Giscard à l’UDF.
Mais aujourd’hui, la machine à idées de l’UMP semble en panne ?
Oui, cela ne fonctionne plus. L’UMP est incapable de proposer un projet de société. La Fondation pour l’innovation politique ne produit plus rien, c’est la preuve d’un malaise. Il n’y a plus de Club de l’Horloge. Et les clubs qui existent encore ne sont que de petites écuries destinées à maintenir des liens avec les élus, ils n’ont pas de fonctions idéologiques. Le changement de direction au Medef n’aide pas. Je m’interroge aussi sur les liens concrets qui existent encore entre les têtes pensantes du patronat et les hommes politiques libéraux. Comment ce lien se fait-il encore au quotidien ?
Le discours des dirigeants de l'UMP tourne beaucoup autour de la stigmatisation de certaines catégories (les étrangers, les bénéficiaires d'aides sociales, etc.). Cela ne risque-t-il pas de faire fuir une partie de leurs troupes, plus modérées ?
Faire de la politique en excluant n’est pas un programme – c’est ce qui explique d'ailleurs que le FN n’a pas de programme. Mais il y a également une médiocrité plus générale du personnel politique. Dans les années 1960-70, les militants des partis libéraux ou gaullistes travaillaient en dehors de la politique. Aujourd’hui, c’est l’entre-soi, et la promotion de gens qui n’ont jamais travaillé de leur vie et s’entourent de communicants, qui eux-mêmes sont loin des réalités. C’est vrai aussi au PS, et de plus en plus chez les élus verts.
Avec cette crise de la droite, toute alliance nationale avec le FN (ou le “Rassemblement bleu marine”) vous semble impossible?
C’est impossible pour l’UMP de faire une alliance avec le FN à l’échelle nationale, ou un gouvernement avec Marine Le Pen. Ils sont profondément divisés sur la question de l'Europe. L'UMP a été créée à partir d’une UDF néolibérale et européiste. La famille libérale a, depuis 200 ans, des liens étroits et organiques avec les classes dirigeantes, que ce soit à travers son programme, son idéologie, sa vision du monde, ou ses cadres. Le FN n’est pas piloté par les mêmes forces sociales. Par ailleurs, Marine Le Pen elle-même ne souhaite pas d’alliance avec l’UMP puisqu’elle veut au contraire la faire exploser.
Des passerelles se dessinent en revanche entre droite et extrême droite, localement.
C’est bien la preuve que toute une partie des nationalistes qui étaient partis chez les libéraux reviennent au nationalisme, mais aussi que les libéraux lâchent le libéralisme pour aller au nationalisme. Ensuite, il y a les configurations locales, les ambitions des uns et des autres, le désarroi de certains qui cherchent une issue.
Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a vu les fractures réapparaître au sein de l’UMP. Après sa défaite, beaucoup d’observateurs ont annoncé l’explosion de l’UMP, qui n’a pas encore eu lieu.
Quelque chose s’est joué entre la victoire de Sarkozy en 2007 et sa défaite en 2012. Cette menace est encore plus importante un an après. Il y a de gros risques d’explosion après les municipales et les européennes. Cela peut prendre diverses formes. Des gens iront à l’UDI. Et cette explosion profitera de toute façon au FN.
C’est tout l’enjeu de la consolidation de l’UDI avec François Bayrou, qui compte fédérer une partie des déçus ?
L’UDI a recollé les morceaux de l’UDF avec une spécificité : le refus de tout rapprochement avec le FN. Mais elle ne dit pas comment s’opposer au FN. Cela n’offre pas d’autre perspective que de maintenir un petit groupe de gens qui localement négocieront, et de fabriquer une structure d’accueil pour récupérer les cadres de l’UMP qui ne veulent pas s’allier avec le FN.
L’attelage Bayrou-Borloo paraît pourtant impossible, sur le plan idéologique comme politique.
À l’UDF, démocrates-chrétiens et radicaux cohabitaient déjà. Lorsqu’il a pris la tête du CDS (Centre des démocrates sociaux) en 1995, puis créé Force démocrate en s’associant avec Hervé de Charette, Bayrou avait montré qu’il savait composer avec tout cela. L’UDI est une nouvelle UDF. Sauf qu’il manque le gros des libéraux.
Face au manque de légitimité de Jean-François Copé et François Fillon, un retour de Nicolas Sarkozy pourrait-il remettre la droite en marche ?
Sarkozy ne peut pas résoudre le problème. D’abord, son retour n’est pas certain, il a toute une série d’affaires qui le suivent et dont on ne connaît pas encore l’aboutissement judiciaire. Ensuite, s’il est populaire chez les électeurs, il n’a pas que des amis dans son parti. Il est peut-être parti trop tôt. Et surtout, il a laissé un bilan qui n’est pas extraordinaire.
BOITE NOIREGilles Richard a été interviewé le 18 novembre, pendant une heure et quart.
Historien spécialiste des droites (voir sa fiche), professeur à Sciences-Po Rennes, membre du CRAPE (Centre de recherche sur l'action politique en Europe, UMR-CNRS), il publie ce 18 novembre la première Histoire de l’UDF : 1978-2007 (Presses universitaires de Rennes), et prépare une Histoire des droites en France, de l'Affaire Dreyfus à nous jours (Éditions Perrin, 2014).
Il est notamment l'auteur, avec Olivier Dard, de l'ouvrage Les Droites et l’économie en France au XXe siècle (Riveneuve Éditions, 2011), et de « Patronat et politique. Comment défendre les intérêts patronaux dans le cadre de la République ? » (Vingtième siècle, n° 114, avril-juin 2012).
Retrouvez notre dossier sur la droitisation de l'UMP en cliquant ici.
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