Finistère, de notre envoyée spéciale
Au départ, ils ne voulaient pas témoigner. Ils étaient « fatigués », voulaient « se reposer », « faire un break, le ménage » dans leur maison et dans leur tête. Trois semaines qu'ils donnaient des interviews en continu en même temps, qu'ils assuraient nuit et jour la lutte pour des indemnités de licenciement décentes, la défense de l'emploi. Les caméras étaient soudain braquées sur la Bretagne, bastion socialiste qui explose, exhume le “bonnet rouge”, fustige l'écotaxe, brûle des pneus, des radars. Mais cela ne changeait rien.
Gad, l'abattoir de cochons de Lampaul-Guimiliau dans le Nord-Finistère, 889 salariés, ferme (lire ici notre reportage). Ils sont licenciés, se trouvent dans un fragile entre-deux, encore sous contrat jusqu'au 28 novembre minuit mais déjà dehors, à envoyer désespérément des CV comme autant de bouteilles à la mer dans cet extrême ouest où les usines ferment à tour de bras. « Alors Mediapart, non, pas cette fois », balayait David au bout du fil.
Il était à la maison, dans le petit salon-salle-à-manger-cuisine en forme de « L » avec vue sur les vaches et les champs du Léon, en train de surfer sur la page Facebook « Sauvons l'entreprise Gad ». Stéphanie, sa femme, était tout près, devant la télé. On entendait sa voix. Elle était contre. « Les médias, elle n'aime pas ça, ils font des raccourcis, ne retiennent que la casse, les “bonnets rouges” fachos », justifiait David.
Partagé entre l'envie de décrire « le ras-le-bol généralisé » qui monte en Bretagne, de faire entendre la voix des « Gad », ces ouvriers déjà tombés dans l'oubli qui ont allumé la première mèche de la « bombe bretonne » et celle de se replier sur leur drame personnel, David fixait, malgré tout, un rendez-vous le lendemain au bar-tabac du village. Tout en laissant planer un doute : « Si on est là, c'est que Madame est d'accord et parce que Nono (Olivier Lebras, le porte-voix médiatique des salariés de Gad) vous recommande. »
Finalement, ils sont venus avec Falco, leur chien ; lui, jeans et veste du PSG, sa passion ; elle, un gilet rose vif sur une chemise vert pastel. David était disert, à l'aise, tout de suite, fredonnant et détournant avec son accent finistérien à couper au couteau une chanson de Michel Polnareff : « On ira tous à Pôle Emploi, toi et moi. » C'est son tempérament, « faire des blagues, rire encore plus fort dans l'adversité ».
Stéphanie, elle, était très distante. Longtemps, elle a détourné son regard bleu, embué, caché par ses mèches blondes, comme prise de vertige dans l'abîme du nouveau monde qu'elle découvre. Puis gagnant en confiance, au fil de l'échange, elle a lâché prise, dévoilé un pan de sa vie d'ouvrière effrayée à l'idée d'étoffer les rangs de Pôle Emploi, pour la première fois de sa vie, à 45 ans.
Tandis qu'il pleuvait, on a passé la journée à l'abri jusqu'à ce qu'il faille aller chercher leur fille Romane, bientôt 18 ans, à Landivisiau, la « ville » (8 000 âmes) à cinq minutes en voiture de Lampaul-Guimiliau où elle est en stage dans une école. Une journée passée d'abord au bistrot où des « Gad » noyaient leur détresse au fond d'un verre de rouge de bon matin. Puis attablés à l'Hostellerie des enclos, l'unique restaurant du village, où la serveuse a son père qui travaillait chez Gad. Enfin, dans leur modeste pavillon. Ils l'ont construit en 2010 pour 150 000 euros : 17 ans de crédit, 700 euros de mensualités.
Sur les murs et les meubles, trônent les photos de leur mariage. C'était un jour de muguet, le 1er mai 1999, bien avant qu'ils soient collègues à l'abattoir, dans cet empire familial implanté en plein bourg où ils entendaient sans cesse : « Si t'as un CDI chez Gad, t'iras jusqu'à la retraite », « comme des fonctionnaires ». De cette union naitra leur fille unique, aujourd'hui lycéenne en Bac pro à Brest et en internat – « ce qui nous coûte 150 euros par mois sans aucune subvention de l'État », précisent-ils – et qui veut devenir aide-soignante.
David, « p'tit zef » de Brest – « comme le ministre Benoît Hamon qu'on n'a jamais vu ni entendu sur la crise bretonne » –, épousait Stéphanie, une Landivisienne, la meilleure copine de la femme de son meilleur ami. Ils ont eu « le coup de foudre à un anniversaire », avaient plein de points communs, un père ouvrier, une mère femme de ménage. Leur vie était toute tracée pour « vivre et travailler au pays », accrochés en bottes et ciré à cette pointe de terre sauvage à un quart d'heure en voiture de la mer.
Ils avaient la sécurité de l'emploi, ramenaient chacun un Smic, vivaient « bien, simplement » à Landivisiau. David, cariste, travaillait pour une centrale d'achat du groupe Carrefour, à Dirinon à la limite du Léon et de la Cornouaille. Stéphanie était employée dans un hôtel-restaurant de Landivisiau. Quand leur fille est née, ses horaires sont devenues incompatibles avec la vie de famille. Elle a démissionné, s'est inscrite en intérim. On l'a mise en garde : « Si on te propose l'abattoir, tu dis non, c'est un boulot de merde, tu vas y laisser ta santé. » Mais Stéphanie a fini par dire « oui ». Parce qu'ici, « à part l'agroalimentaire, mettre du jambon, du poulet, du saumon en barquette, il n'y a rien ».
Elle avait trente ans. Le premier jour, elle a regretté. Elle est affectée à la boyauterie, passage obligé des « petits nouveaux ». «Le pire et le plus sale endroit de l'abattoir, là où on lave et nettoie les boyaux des cochons, les intestins, les abats, les foies », l'un des plus gros ateliers, « quarante filles, soixante hommes ». Devant « l'odeur », « insupportable », elle se fige.
Le dégoût se lit sur son visage. Ses nouveaux collègues lui montrent le chemin des toilettes « pour vomir ». « Cela nous est arrivé à tous », la rassurent-ils. Elle a résisté, bloqué sa respiration. Quelques heures plus tard, elle retrouvait le sourire : « C'était le service où il y avait la meilleure ambiance, pas de petits chefs. On rigolait tout le temps pour rendre le boulot moins pénible. » Elle n'a jamais demandé sa mutation.
A l'aube des années 2000, l'usine abattait en moyenne 6 400 cochons par jour contre 3 000 à peine en 2013. Stéphanie ignorait qu'elle y laisserait ses deux poignets opérés chacun du canal carpien à force de gestes répétitifs et qu'elle ne mangerait plus jamais d'andouillette. « La crise » n'était pas encore une réalité violente pour les « Gad », ni le dumping social de l'Allemagne qui abuse de la directive Bolkestein pour sous-payer à moins de dix euros de l'heure des ouvriers « low-cost » venus de l’Est, le grand drame de la filière porcine française qui rend germanophobe la Bretagne, l'une des régions les plus europhiles.
La coopérative légumière, la Cecab, géant de l'agroalimentaire, n'était pas encore entrée au capital de l'entreprise pour en devenir l'actionnaire majoritaire et détricoter son avenir, sa production, les quelques acquis sociaux, la prime d'intéressement... Dans les environs, on rassurait les sans-emploi : « Ne t'inquiète pas, tu pourras toujours aller chez Gad », « le roc du coin qui fait que le banquier t'accorde un prêt les yeux fermés ».
David y est entré à son tour à la congélation « où terminent tous les produits qui ne partent pas en frais ». Il est arrivé en 2007, « comme beaucoup par la petite porte de l'intérim ». Il venait d'être licencié de la centrale d'achat de Carrefour après dix-sept ans de bons et loyaux services. Au bout de deux mois chez Gad, il signait un CDI. Il était l'un des rares à avoir le permis de conduire des chariots élévateurs.
Il gagnait 1 400 euros net, elle, 1 500. Le couple mettait le réveil à 3 h 30, « embauchait » à 5 heures et finissait à 13 heures. Depuis qu'ils avaient construit et emménagé à Lampaul-Guimiliau, dans ce quartier pavillonnaire où toutes les maisons se ressemblent à quinze minutes de marche de l'usine, ils économisaient le gazole, laissaient la voiture au garage, venaient à pied.
« C'est fini, il va falloir acheter une deuxième voiture pour Madame. On repart de zéro, comme un gamin de CM2 qui se retrouve en sixième perdu dans les couloirs avec quinze salles de classes différentes », dit David. Ce mardi matin, le couple commence « à réaliser ». Cela ne fait pas quinze jours qu'ils sont à la maison, depuis le 1er novembre au lendemain de l'accord de fin de conflit. « C'est un peu les vacances mais il ne faut pas que ça dure », lance Stéphanie.
Elle se fixe comme défi un emploi « avant Noël », « n'importe lequel, je prends tout, il faut que je travaille ». Elle a déjà envoyé une quinzaine de CV et lettres de motivation, dans les maisons de retraites, à l'hôpital, à la blanchisserie, dans un rayon de trente kilomètres. Elle a peut-être « une chance » à la municipalité qui recherche des agents pour le recensement. C'est David qui a « tout rédigé ». Lui, il « sait ce que c'est une bonne lettre de motivation, ça doit être court, tape à l'œil », il sait « comment se tenir lors d'un entretien face à un recruteur ». Il est « inquiet » pour elle, moins pour lui : « Cariste, je trouverai toujours mais les femmes dans le coin, à part l'agro, elles ont peu d'opportunité. Et puis, chez Gad, le problème, c'est la qualification. La majorité n'a pas ou peu de diplômes. Stéphanie, par exemple, n'a pas les bagages pour faire de l'informatique ou du secrétariat. »
Sur les conseils d'un agent de Pôle Emploi, ils font aussi « jouer le réseau ». Très impliqués dans la vie associative locale, piliers du comité des fêtes de Landivisiau, ils connaissent « un peu de monde » et se rassurent : « Devant le CV d'un Gad, même du plus fainéant, les employeurs ne peuvent qu'être séduits. Quand on a bossé à l'abattoir, on peut bosser partout, le boulot ne nous fait plus peur, on sait se lever à 3 h 30 du matin. » Ils s'imaginent aussi l'agence Pôle Emploi de la sous-préfecture de Morlaix et sa minuscule antenne de Landivisiau, « envahies par 1 000 Gad ». « Il ne faut pas qu'il nous fixent un rendez-vous le même jour, il va y avoir de la bagarre », rigole à moitié David.
Tous les jours, le couple guette le facteur et l'arrivée de leurs lettres de licenciement (reçues le 12 novembre une semaine après notre rencontre). Ils pensent refuser le contrat de sécurisation professionnelle (CSP), le dispositif censé faciliter le « retour rapide à l'emploi durable » des licenciés économiques grâce à un suivi plus poussé (en théorie), pour privilégier le chômage classique, l'ARE, l'allocation d'aide au retour à l'emploi. C'est la question qui agite les « Gad » ces derniers jours lorsqu'ils se croisent dans le bourg, au Leclerc de Landivisiau ou aux réunions d'informations de Force ouvrière, le syndicat majoritaire de l'usine. CSP ou ARE ? Ils ont vingt et un jours pour se décider à compter de la réception du document administratif.
FO leur conseille le CSP plus avantageux financièrement que l'ARE à moins d'avoir une promesse d'embauche (97 % du salaire net pendant une année quand l'ARE ne permet de toucher qu'une indemnité à hauteur de 57,4 % du salaire net). Mais David trouve le dispositif « bizarre et contraignant pour celui qui veut travailler ». « Le CSP te bloque. Tu en sors si tu trouves un boulot de deux jours comme un de plus de six mois ! Et tu ne peux pas signer plus de deux contrats chez le même employeur même en intérim. Alors que l'intérim, aujourd'hui, avec la crise, c'est le tremplin, on ne trouve que ça, tous les employeurs le disent. »
Pour lui, « le CSP ne sert qu'à maquiller les chiffres du chômage » : « Regardez les Doux, 1 000 licenciés il y a un an et demi, la plupart sont partis en CSP et à peine 80 ont retrouvé un emploi. » Stéphanie acquiesce d'un hochement de tête. Son mari, c'est « (sa) force, (sa) boussole ». Sans lui, elle plongerait dans la « sinistrose ». Dans sa famille, « c'est l'hécatombe ». Sa mère se fait un sang d'encre, trois de ses cinq enfants se retrouvent au chômage en même temps : il y a non seulement Stéphanie mais aussi sa sœur de 49 ans et son frère de 54 ans qui travaillaient chez Gad depuis plus de dix ans. Silence.
David sort fumer une cigarette, revient avec le journal local. À la une, les ouvriers de l'abattoir de poulets Tilly-Sabco de Guerlesquin à quarante minutes de là (lire ici notre reportage) dont l'avenir est incertain. Coiffés de bonnets et de charlottes rouges, ils ont défoncé, la veille, les grilles de la sous-préfecture de Morlaix, tagué sur les murs : « Des actes, SOS ». « L'État doit faire gaffe, donner des gages, le Breton ne lâche jamais », dit David qui se souvient de la bataille contre la centrale nucléaire de Plogoff, entre 1978 et 1981, qui n'a jamais pu voir le jour sous les foudres bretonnes puis nationales. Avec sa femme, ils sont contre « la violence », « la casse » mais « dans ce pays, pour se faire entendre, il faut casser, en découdre avec les CRS ».
Solidaires « des gars qui font tomber les portiques », « fiers » d'être aux origines de cette révolte qui fait tache d'huile dans tout le pays, non syndiqués mais sympathisants FO, ils n'ont pas encore coiffé les « bonnets rouges », ni participé à aucune des deux grandes démonstrations de cet automne, à Pont-de-Buis le 26 octobre, et à Quimper, le 2 novembre. Ils trouvent que la fronde est récupérée de toutes parts, en particulier par les extrêmes, « les fachos, les autonomistes », que « les revendications sont devenues confuses alors qu'au départ, le message était clair, c'était la bataille pour l'emploi, vivre et travailler au pays et contre l'écotaxe, le symbole du matraquage fiscal, des impôts, de la TVA qui augmentent, de la vie chère ». « Ce n'était pas faire brûler les radars ». Voir défiler coude à coude les patrons et « les tâcherons », comme ils s'appellent entre eux, les dérangent aussi. Ils ne savent pas encore s'ils seront du nouveau rassemblement des bonnets rouges, prévu le 30 novembre à Carhaix, petite ville du Centre-Bretagne, 8 000 habitants, un festival des Vieilles Charrues, et un maire, Christian Troadec qui est un des fers de lance de la contestation.
En revanche, ils savent pour qui ils voteront dorénavant et ne s'en cachent pas : ce sera le Front national, l'extrême droite, celle qu'ils accusent paradoxalement de saboter la fronde bretonne. De colère et de désespoir, « pour se faire entendre ». Comme beaucoup d'ouvriers dans l'usine. Parce que son discours europhobe et protectionniste leur parle tout particulièrement. « Bien plus que Mélenchon qui nous a insultés en nous traitant d'esclaves et de nigauds. Il n'a pas intérêt à mettre les pieds dans le Finistère. Il a perdu son électorat en Bretagne », s'emporte David qui se défend d'être « un raciste, un facho ».
Ce sera la première fois que Stéphanie, dont le père, communiste, vénérait Georges Marchais, ira voter depuis ses dix-huit ans. Elle a été en mairie faire les démarches au lendemain de l'annonce de la fermeture de l'abattoir. « Écœurée par la manière dont la Cecab (les) a traités, par l'État qui ne fait rien, par François Hollande et ses ministres bretons qui nous ont laissé tomber ». Marquée par « l'injustice » aussi, le violent face-à-face, le 22 octobre dernier, orchestrée par la direction, avec les collègues de l'abattoir de Josselin dans le Morbihan préservé au détriment de leur usine et où une centaine d'intérimaires roumains travaillent.
« Jusque-là, elle appartenait au plus gros parti de France, les abstentionnistes et on ne parlait jamais politique à table », souffle David. Lui, il a essayé « la gauche, la droite, tous pareils, ils nous jouent du violon alors pourquoi pas Marine Le Pen. Elle ne fait pas peur comme son père ». Il avait dit « non » à l'Europe de Maastricht, regrette Sarkozy pour lequel il a voté en 2007 et 2012 : « Il valait mieux le garder puisque Hollande mène la même politique que lui. » Il connaît « des gens qui n'ont jamais travaillé depuis quinze ans, qui ont tout, les allocations, des colis alimentaires, l'électricité gratuite, des cadeaux à Noël ».
Lorsqu'il a sollicité une aide pour financer l'internat de leur fille, on l'a renvoyé demander une augmentation à son patron. Pour lui, « la France est aujourd'hui découpée en trois : les pauvres qui ont toutes les aides, les besogneux qui ne gagnent pas grand-chose ou se font licencier, taxés de partout, et les riches les plus heureux ». « Chaque mois, c'est un Smic qui part dans les charges. Cette année, on a payé 900 euros d'impôts, soit une augmentation de 200 euros », s'étrangle Stéphanie qui gère le porte-monnaie au centime près.
L'autre jour, David a interpellé Chantal Guittet, la députée socialiste de cette circonscription en feu. Il voulait savoir si leurs « primes » de licenciement, parmi les plus faibles jamais obtenues dans les alentours – « ma femme va toucher 15 000 euros pour quinze ans d'ancienneté quand moi, en 2006, après mon licenciement, j'ai touché 30 000 euros pour la même période » –, seront exonérées d'impôt ou encore taxées. Elle n'a pas su lui répondre. Le couple les aurait bien placées dans une assurance-vie. Mais depuis qu'ils ont vu aux infos que le gouvernement voulait taxer le placement préféré des Français, ils se sont ravisés : « On va les virer ailleurs. Il est hors de question que l'État s'engraisse avec l'argent de notre malheur. »
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