La voix est posée et polie. Mais D., la trentaine, est déterminé. Dès qu’il sera libéré, il ira rejoindre l’État islamique en Syrie, convaincu d’accomplir sur la terre du « Sham » (la Syrie et le Liban) l’ultime combat contre les mécréants avant l’Apocalypse. D. étant détenu, la conversation a lieu par téléphone, à l'initiative de ce jeune Français qui semble à la recherche d'une exposition médiatique.
La responsabilité du journalisme, notamment sur les questions de sécurité, est de donner à comprendre : ce travail inclut la connaissance de la menace. C'est pourquoi, comme Mediapart l'avait fait sur les lectures des frères Kouachi, nous avons choisi de laisser la parole à ce détenu anonymisé, et après nous être assurés de son parcours. Nous avons également sollicité en regard l’analyse du chercheur Romain Caillet.
Pourquoi vouloir parler à une journaliste qu’il classe parmi les « mécréants » ? Pour que « la vérité soit dite, surtout par rapport aux images qui égarent les musulmans », répond-il. « Il faut expliquer qu’il n’y a pas un islam radical et un islam modéré, clame D. Il n’y a qu’un islam : soit tu suis les hadiths et tu seras récompensé, soit tu es un modéré et tu ne seras pas récompensé. »
À sa première incarcération, D. avait autour de vingt ans. Il a été condamné à plusieurs reprises pour trafic de stupéfiants et violences, et est passé par près d’une dizaine de centres pénitentiaires. Issu d’une famille antillaise catholique sans difficultés économiques, D. a grandi dans un pavillon de banlieue. Son univers a basculé quand ses parents se sont séparés et qu’il a atterri dans un petit appartement. « J’ai commis des péchés et pas qu’à moitié, car je fais tout à fond, dit-il. J’ai fumé, trafiqué. J’ai délaissé tout ça pour Allah. » À l’âge de 18 ans, il dit avoir « ressenti l’envie de connaître l’islam, car mon entourage, les collègues étaient principalement musulmans ». Il aurait été approché par des « frères » du Tabligh, un mouvement de prédication né en Inde et arrivé en France dans les années 1960.
Porteur d’un islam littéral et rigoriste, ces ascètes quadrillent les banlieues françaises pour « réveiller une foi endormie par le confort, la luxure ou la morosité économique dans une société de surconsommation où l’argent prévaut », décrit une étude sociologique. Un mouvement peut-être fondamentaliste mais loin, très loin de l’action violente. Le mouvement Tabligh se cantonne au religieux. « Certains disent que c’est une secte, mais ils viennent dans les cités et vous invitent à écouter les rappels, à faire la prière », explique D. Qui dit y avoir trouvé une réponse à des interrogations théologiques : « Ma question était : "Jésus est-il vraiment le fils de Dieu ?" La logique me disait que Dieu unique ne peut pas engendrer. »
C’est derrière les barreaux que D. a basculé dans un islam prônant le djihad défensif et la lutte armée. « Au début, en prison, je faisais les prières et le ramadan mais sans gros investissement, dit-il. J’ai rencontré un détenu qui a voulu partir en Syrie mais il a été dénoncé par un ami. Il m’a présenté des frères en Syrie sur Internet. Par Facebook j’ai pu parler avec eux. L’un d’eux est mort en martyr il y a peu. » Il réfute le terme d’« endoctrinement en prison ». « Je crois que je serais devenu plus croyant dehors aussi, avance-t-il. C’est arrivé en prison parce qu’on a plus de temps pour apprendre, pour parler des vraies choses de la vie. On se focalise sur des sujets plus importants. »
Contrairement aux aspirants au départ qui pratiquent la taqiya (dissimulation), rasant leur barbe, D. n’est d’abord pas très discret en prison. « Comme je n’étais pas dans l’intention de suivre le chemin des moudjahidines, je descendais avec mes petits livres, j’avais la barbe, j’étais assidu pour la prière », explique-t-il. Aujourd’hui, D., qui s'est choisi un surnom musulman, dit toujours porter le sarouel et le khamiss (habit traditionnel pakistanais) dans sa cellule – « pour ma pratique personnelle, pas pour agresser ». Mais tente de se faire un peu oublier. Car il a récemment écopé d’un mois d’isolement pour prosélytisme. « Ils me reprochaient un entraînement intensif militaire en promenade, d’avoir des vidéos de propagande sur une clef USB et d’avoir fait des rappels à des détenus. » Depuis, il se méfie : « Selon les personnes, je tiens ou non ce discours. Celles qui sont les plus ouvertes, je leur fais les rappels, je me dois de leur dire la vérité. Si j’ai un doute qu’il s’agisse d’un apostat, je m’en cacherai. » Il dissimule également ses projets à sa famille : « Si j’arrive à aller là-bas, je garderai le contact sur Skype. »
Sa cellule aurait été fouillée après les attentats de Paris, comme celle de 80 autres détenus en France. « Ils m’ont pris des écrits concernant le djihad offensif et défensif, sur l’émigration, le comportement à avoir avec ses parents, des hadiths, et des versets du Coran. » Certains textes étaient « recopiés de vidéos » et D. s’en servait « pour faire les rappels, si un détenu a[vait] besoin de renseignements ». Son téléphone aurait également été confisqué. Mais il n’a pas lâché l’affaire pour autant : « Au sport, j’ai croisé un Français qui voulait des livres sur les fondements de la foi, les cinq piliers de l’islam. Comme il est converti depuis pas longtemps, il faut y aller crescendo. »
Son projet a le mérite de l’apparente simplicité : « Émigrer, combattre à l’étranger pour Allah et ne pas revenir », détaille-t-il volontiers. « L’émigration et le combat sont prioritaires, répète D. Si on se contente d’invocations, les choses ne changeront pas. Il faut souffrir pour ce résultat, mettre de côté la famille tout en restant dans l’obligation de subvenir à ses besoins. » Ses réponses sont truffées de références religieuses. Mais de la religion musulmane, il ne semble avoir retenu que le djihad, dans son acception guerrière (alors qu’il constitue à l’origine un questionnement et un combat intérieur). Les versets du Coran et les hadiths (actes et paroles de Mahomet) cités justifient tous le djihad défensif, c’est-à-dire l’obligation individuelle, pour chaque musulman, de défendre la terre d’islam lorsqu’elle est attaquée par des non-musulmans.
« Le prophète a dit "Le Sham, tenez-y, celui qui s’y refuse, qu’il rejoigne son Yémen" », récite D. Pour un aspirant djihadiste sans contact à l’étranger, l’EI est la solution de simplicité. « Je n’ai pas de contact avec une branche islamique comme Aqpa (Al-Qaïda dans la péninsule Arabique, ndlr). Il faut qu’ils aient confiance en la personne. Alors qu’al-Bhagdadi (le chef de l’État islamique) a fait un appel à tous les musulmans du monde. On est obligé de le suivre. Si on lui porte allégeance même à distance, c’est comme si on lui portait allégeance sur place. N’importe quel acte que je ferai en France, à l’étranger, ce sera compté comme celui d’un musulman qui a porté allégeance à un dirigeant de l’EI. »
Peu importe donc que D. meure « sur le chemin ». « Que je meure ou pas, selon ce qu’Allah aura choisi, ce sera une victoire, je serai récompensé », dit-il. Là encore, au coin de la bouche, un verset du Coran est prêt à contrer toute objection : « Quiconque combat dans le sentier d'Allah, tué ou vainqueur, Nous lui donnerons bientôt une énorme récompense. » Car D. en est convaincu et le répète souvent : « Allah ne manquera pas à sa promesse. Je sais à quel point il me récompensera par les jardins et délices du paradis. »
À l’inverse, il est également persuadé que « celui qui ne veut pas combattre devra répondre de ses actes ». « Tant que les mécréants n’empiètent pas sur l’islam, il n’y a pas d’attaque, dit-il. Mais aujourd’hui les mécréants vont sur les terres d’islam en Palestine, en Syrie, en Irak. Le djihad devient obligatoire. »
D. vient de « rentrer un livre » en prison, « récupéré au parloir par un frère qui me l’a donné au sport » : Les Mérites de la région du Shâm. Écrit par Ibn Taymiyya, un théologien sunnite du XIIe siècle, cet essai est notamment vendu dans le XIe arrondissement de Paris, rue Jean-Pierre-Timbaud. « Ce n’est vraiment pas une lecture radicale, explique Romain Caillet. Ibn Taymiyya souligne le rôle particulier que jouera la région du Levant (Israël, Palestine, Syrie, etc.) dans l’Apocalypse. Certains s’en servent donc pour privilégier le djihad dans cette région sur un autre. » D’ailleurs, souligne le chercheur, les écrits de Ibn Taymiyya, qui « représentent 28 volumes », peuvent être interprétés « très différemment ». « Les oulémas d’Arabie saoudite se servent également d’Ibn Taymiyya pour justifier le fait de ne pas faire le djihad », remarque-t-il.
D. puise également ses « rappels » dans les nombreuses vidéos de propagande circulant dans les prisons françaises. « Dans certaines prisons, il y a beaucoup de vidéos qui tournent sur des clefs USB, explique-t-il. On peut avoir un ordinateur, il suffit de faire entrer une clef 3G pour aller sur Internet. Dans d’autres prisons, les gens ont peur. » Parmi la dizaine de « penseurs » qu’il cite, la plupart sont des combattants, plutôt que des chefs religieux. Leurs origines, du Soudan à l’Afghanistan en passant par la Syrie, dessinent aussi une géopolitique mondialisée du djihad. « Dans le courant djihadistes, les leaders djihadistes ont plus d’influence que les oulémas », explique Romain Caillet.
Outre al-Baghdadi, D. cite ainsi Muhammad Ali al-Jazouli, un imam soudanais qui s’est positionné en faveur de l’État islamique, puis Abu Sufyan as-Sulami, « un moine-guerrier devenu, à 30 ans, le théologien le plus influent de l’État islamique en Syrie », explique le chercheur. Côté Al-Qaïda, D. se réfère à Ayman al-Zaouahiri, chef d’Al-Qaïda depuis la mort d’Oussama Ben Laden, à Abu Yahya al-Libi, l'un des principaux dirigeants d’Al-Qaïda, tué en 2012 par un drone américain au Pakistan, ainsi qu’à Anwar al-Awlaqi, un imam yéménite lui aussi frappé par un drone en septembre 2011. Peu avant sa mort le 9 janvier 2015, Chérif Kouachi, l’un des auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo, a affirmé à BFM TV avoir été financé par cet imam membre d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique. Cet entretien avec BFM TV a eu lieu durant la prise d'otage de l'imprimerie à Dammartin-en-Goële.
D. n’hésite pas non plus à faire parler les morts, comme le Palestinien Abdallah Azzam, tué au Pakistan dans un attentat à la bombe en 1989. « Il est considéré comme le revivificateur du djihad, c’est lui qui a lancé la vague de combattants en Afghanistan en 1988, mais je ne suis pas sûr du tout qu’il aurait approuvé l’évolution du courant islamique sous la forme d’Al-Qaïda puis de l’État islamique », décrypte Romain Caillet. De façon plus inattendue, D. cite aussi le nom d’un citoyen allemand, Yassin Chouka, originaire du Maroc et parti avec son frère au Yémen puis au Pakistan, suspecté par les autorités américaines d’être membre du Mouvement islamique d’Ouzbékistan.
Que tirer de ce Who’s who du djihad ? « Soit ce détenu est très bien encadré par des pro-État islamique, soit il est lui-même très au fait de l’actualité, car il s’est bien gardé de citer le cheik Abou Mohammed al-Maqdissi, la principale référence du courant islamique, qui s’est prononcé en juillet 2014 contre la proclamation du Califat par Abou Bakr al-Baghdadi », remarque Romain Caillet. Inculpé et écroué en Jordanie en octobre 2014 pour « apologie d’organisations djihadistes », le prédicateur jordanien al-Maqdissi a été remis en liberté début le 5 février 2015, juste après la diffusion par l’État islamique de la vidéo du supplice du pilote jordanien.
D. n’a cependant pas vu cette vidéo, de même que « Faites exploser la France », la deuxième production de l’EI à l’intention des francophones. Dans ce clip diffusé début février 2015, un combattant cagoulé salue les attentats de Paris et exhorte les musulmans français à rejoindre le « Califat ». Mais D. en a entendu parler. « C’est un rappel de continuer à combattre les infidèles, approuve-t-il. Ça aura un impact sur les musulmans qui y répondront en agissant sur le territoire et ça fait peur à la France. Il faut mettre la peur dans le cœur du mécréant. Nos frères sont contents qu’on les appelle terroristes. »
D. condamne en revanche le sort réservé au pilote jordanien, brûlé vif dans une cage par l’EI vraisemblablement fin 2014. Non par un sursaut d’humanité, mais au nom de la même logique glaçante se fondant sur les avis des “jurisconsultes”. « Si la vidéo est vraie, c’est interdit en islam de brûler quelqu’un selon mes sources, critique D. Le prophète a dit "Il n’y a que Dieu qui peut punir ses créatures par le feu". » Mais tout espoir n’est pas perdu pour les tortionnaires. « Il suffit d’une explication authentique qui dit que les compagnons l’ont déjà fait, alors on peut le faire », poursuit D.
Le chercheur Romain Caillet relève d’ailleurs que certains théologiens de l’EI ont pu justifier ce supplice en se fondant sur un autre hadith. « On trouve tout dans les avis des jurisconsultes, dans un sens comme dans l’autre », met en garde le chercheur. À l'origine, pourtant, D. assure ne pas aimer la violence, même s’il s’est « beaucoup battu dans sa jeunesse ». « Je partirai sans haine, dit-il. Celui qui a la haine ne sera pas agréé pour son acte. »
Comment pratique-t-il sa religion en prison ? D. évite les aumôniers musulmans qu’il considère comme des « mécréants ». « Ils sont de science, ont lu beaucoup de livres, mais ils parlent avec passion et non d’après la sunna et le Coran », désapprouve-t-il. Il cite plusieurs différends au sujet de la barbe – « Un aumônier m’a dit qu’elle n’est pas obligatoire » –, des départs en Syrie ou encore une critique que lui a adressée un aumônier « devant des détenus chrétiens ». Cela l'a profondément vexé. « Il ne faut jamais dénigrer un musulman devant un mécréant, décrète D. Si un aumônier fait un rappel à un musulman, il doit le faire à part, pas devant des détenus chrétiens. Sinon c’est annulateur de l’islam. »
De toute façon, D. est extrêmement méfiant envers ces aumôniers « attitrés par un gouvernement occidental ». « Vous pensez vraiment que l’Occident qui est sur une position laïque va nous donner des imams qui vont diriger les musulmans vers la vérité ? demande-t-il. Non, ils vont trouver quelqu’un qui explique l’islam en y incrustant la démocratie alors que ce n’est pas compatible. » Car pour lui, « toute personne qui met en cohérence islam et démocratie est un imposteur ».
Le détenu est tout aussi sceptique à l’annonce du renforcement du bureau de renseignement de la pénitentiaire. « Les surveillants en ont plus qu’assez de travailler car ils se font insulter tous les jours, dit-il. Ils ont déjà des problèmes avec les "cassos" [cas sociaux, ndlr], les drogués et les fous, ils vont devoir s’occuper des islamistes en plus ? Devant nous, les surveillants font comme si de rien n’était, car la majorité de la prison est musulmane. » Il poursuit : « Aujourd’hui, plusieurs détenus sont prêts pour le djihad et ne sont pas signalés. Quand ils arriveront à éradiquer les livres, les branchements internet et les téléphones, ça pourra peut-être stopper. »
Soudain, D. part dans une tirade antisémite et complotiste mêlant « les sionistes, les francs-maçons et la scientologie » qui « tirent les manettes ». Il s’agit à ses yeux de « la même couche, tous ceux qui sont au-dessus, qui sont cachés, qui utilisent des marionnettes comme le président de la République et le pape ». Mais le Coran ne dit rien sur les juifs ou la scientologie ? lui demande-t-on. « Ce n’est pas marqué dans le Coran », mais D. l’a entendu « de personnes savantes ». « Tous ceux qui sont contre l’islam sont dans le même sac, dit-il. Aujourd’hui les sionistes, les francs-maçons et les scientologues sont les plus enfoncés dans la mécréance. »
D. devait se marier en prison avec une « femme voilée » – c’est lui qui la présente ainsi – qu’il avait « connue en prison, par l’intermédiaire de proches à elle ». « Ça s’est fait par le bouche à oreille, elle était intéressée pour rencontrer un détenu et l’aider à passer cette épreuve, explique-t-il. Elle a toujours soutenu les gars de son quartier qui sont en prison, elle le ressent comme une injustice, c’est son combat. » Mais de parloir en parloir, le projet a échoué, à cause de « petits détails » selon D. « Beaucoup de musulmans se sentent bien en France et pensent qu’on peut y pratiquer son islam », résume D. Il conclut, de sa voix toujours aussi calme : « Je ne suis pas d’accord. » Et, poliment, souhaite une bonne soirée.
BOITE NOIRECet entretien a eu lieu par téléphone et a duré environ deux fois 45 minutes. J'ai vérifié le parcours de D. dans la mesure de ce qui était possible sans mettre en danger son anonymat. Le reste, qui relève uniquement de ses affirmations, est au conditionnel ou entre guillemets.
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