Il dit « les amis français ». Jamais la France ou l’armée. Abdul vit à Kaboul, il a travaillé pendant douze ans pour les forces françaises comme interprète, de 2002 à décembre 2014, lorsque les derniers formateurs ont quitté le pays. « J’ai travaillé dans tous les domaines militaires », raconte cet ancien élève du lycée franco-afghan de Kaboul. Alors, quand le gouvernement français a mis en place une procédure de rapatriement pour ses anciens traducteurs, Abdul a cru qu’il avait toutes ses chances. Il a constitué son dossier, pour lui, sa femme et ses trois enfants. C’était en 2013. Un an plus tard, sa demande a été rejetée. Abdul n’aura pas de visa. Sur les 700 anciens auxiliaires civils de l’armée française en Afghanistan, 258 ont demandé à être rapatriés. Mais seulement 73 ont obtenu satisfaction.
« Après avoir étudié votre dossier avec une grande attention, il ressort que vous ne répondez pas aux critères exigés par l’administration française pour une telle relocalisation. Nous sommes donc au regret de vous annoncer que votre candidature n’a pas été retenue. Nous vous prions de croire néanmoins en notre profonde gratitude pour votre action aux côtés des forces armées françaises », ont écrit à Abdul l’ambassadeur de France et le commandant du contingent français en Afghanistan, dans un courrier daté du 27 mars 2014.
Ses états de service ne semblent pourtant pas en cause : Abdul a conservé précieusement de nombreux documents attestant de son travail pour l’armée française. Des photos, des attestations, des courriers de hauts-gradés. En 2005, il est ainsi qualifié d’interprète « disponible et travailleur », « d’un caractère affable et désintéressé », dans une lettre de félicitations signée du lieutenant-colonel en charge de la formation de l’armée afghane. L’année suivante, c’est un autre colonel, commandant du centre de formation interarmées au renseignement, qui estime qu’Abdul « mérite d’être particulièrement cité en exemple ». En 2008, encore, le commandant du détachement Epidote évoque ses « belles qualités humaines et professionnelles » et parle d’un « homme de ressources et de cœur ».
Depuis Kaboul, Abdul, qui accepte de témoigner à condition que son nom ne soit pas cité, ne comprend pas. « Personne ne veut nous expliquer pourquoi. Les militaires nous disent qu’ils ne sont pas responsables. Et nous n’avons pas accès à l’ambassade », explique-t-il. Puis : « C’est un peu triste… Pourquoi les amis français nous ont laissés en danger ? Je ne trouve pas la réponse. » À 51 ans, il veut quitter l’Afghanistan parce qu’il a peur : ceux qui ont travaillé pour la force internationale sont régulièrement menacés, par les talibans, ou des groupes rivaux qui se revendiquent de l’État islamique, par le gouvernement et ceux qui les traitent d’espions… La situation sécuritaire est catastrophique. « Tout le monde nous connaît, on a participé à des cérémonies officielles, on a vu nos noms, nos visages… Quand j’ai arrêté mon travail, j’ai trouvé une lettre de menaces devant ma porte… » Abdul dit qu’il ne sort presque plus de chez lui, qu’il déménage régulièrement avec sa famille pour éviter d’être repéré. « J’ai peur pour mes enfants. Si je meurs, que va-t-il se passer pour eux ? »
Il attend désormais que le gouvernement français réexamine sa demande : en mars dernier, un collectif d’avocats s’est créé dans la précipitation, après avoir découvert en lisant La Croix qu’une vingtaine d’anciens interprètes de l’armée française avaient manifesté à Kaboul. Très vite, les demandes affluent – 127 à ce jour, selon l’avocate Fenna Baouz, une des deux porte-parole du collectif. Leur idée : un recours devant la justice pour obtenir un visa d’asile, sur la base d’une jurisprudence récente à Nantes. Le temps de constituer leur dossier, les avocats alertent les médias, des élus, les ministères, d’anciens militaires ; ils ont écrit une lettre ouverte à François Hollande et lancé une pétition publique.
Jusqu’à la semaine dernière, les autorités françaises sont restées inflexibles sur la procédure de relocalisation mise en place en 2012 en vue du désengagement des forces françaises : une commission mixte a été installée à Kaboul avec des diplomates – l’ambassadeur de France la présidait – et des responsables militaires, pour examiner les dossiers « à l’aune de trois critères principaux : actualité de la menace, capacités d’intégration et services rendus », insiste le ministère des affaires étrangères, interrogé par Mediapart (lire notre boîte noire). Ceux qui remplissaient les critères ont reçu un visa, explique le Quai d’Orsay. À Paris, on insiste également sur le fait que 73 demandes acceptées, c’est déjà pas mal. Qu’avec leurs familles, cela fait 175 personnes accueillies, avec une carte de dix ans et un accompagnement social (sous-entendu : cela coûte cher).
L’an dernier, le député PS Jean-Louis Gagnaire avait déjà interrogé le ministère de la défense – en posant une question écrite, cette procédure qui oblige les ministères à répondre aux parlementaires mais sans contrainte de délai. « Pour l'armée française, la question de l'avenir de ces interprètes est d'autant plus sensible que notre histoire militaire reste marquée à jamais par l'abandon puis le massacre de milliers de harkis lors du retrait d'Algérie », estimait Gagnaire. Neuf mois plus tard, Jean-Yves Le Drian avait finalement répondu. Mais pour ne rien dire. Le ministre n’a fait que justifier le dispositif mis en place, sans jamais évoquer le sort réservé à la centaine d’auxiliaires déboutés. Dont certains n’ont jamais reçu de réponse, et d’autres un simple coup de téléphone ou un SMS !
Les critères de cette procédure suscitent l’incompréhension totale des auxiliaires de défense afghans déboutés. La réalité de la menace ? La situation sécuritaire à Kaboul est si catastrophique qu’ils ne voient même pas comment la France pourrait encore chipoter. La capacité d’intégration ? Ils étaient interprètes, beaucoup sont francophones et ont fait des études supérieures. À Paris, personne ne veut préciser ce dont il est question. Quant aux services rendus, les interprètes ont conservé, pour la plupart, de nombreux documents attestant de leur engagement auprès de l’armée française.
« Tout cela me fait rire ! Rien qu’en signant des contrats avec l’armée française pour gagner leur vie, ils ont mis leur vie en danger. Les extrémistes, quels qu’ils soient, nous menacent rien qu’en voyant un numéro français dans notre téléphone portable ou une carte de visite dans notre portefeuille ! Dans notre pays, on est humilié parce qu’on a travaillé avec les étrangers », témoigne Amanullah Omid, interprète de 2006 à 2009, qui vit en France depuis 2010 grâce à son emploi à l’ambassade d’Afghanistan à Paris. Quant aux services rendus, « personne ne peut rendre plus de services que ces interprètes qui étaient à côté des soldats sur le terrain, sur les champs de tir, dans les salles de cours ou derrière les ordinateurs à traduire des manuels de guerre ».
Il s’agace aussi d’entendre parler d’intégration : « Les interprètes fêtaient le Nouvel An avec les officiers, on a partagé avec eux les colis envoyés par leurs familles, on riait des fromages qui puent ; il y avait du chocolat et du vin rouge. Nous, on les invitait dans nos familles, dans nos mariages. L’intégration ne peut pas être plus importante que cela. » Et si la France peut craindre des interprètes infiltrés par les talibans, « c’est le problème de la DGSE ! Ils peuvent écouter nos téléphones, lire nos mails… C’est à eux de faire une blacklist », poursuit Amanullah Omid, 33 ans.
Mais alors que ce « dispositif happy end » (le surnom donné par les autorités à la procédure) était censé être clos, le ministère affirme désormais que « des dossiers sont encore à l’étude ou susceptibles d’être déposés ». « Un dossier refusé une première fois peut éventuellement être réétudié et recevoir une réponse favorable si de nouvelles menaces sont apparues, directement liées aux fonctions tenues par ces personnes au service de la France », explique le Quai d’Orsay.
Laurent Fabius, le ministre des affaires étrangères, s’est même engagé à ce que les demandes soient examinées avant l’été. « La France a des devoirs envers ses personnels ; elle ne s'y dérobera pas. Si le fait d'avoir travaillé avec la France ne peut ouvrir un droit absolu à s'y installer, la réalité du risque encouru doit évidemment être prise en compte », a-t-il déclaré la semaine dernière. Une promesse également faite au collectif d’avocats par le cabinet de François Hollande à l’Élysée, qui les a reçus le 22 avril. Un nouveau rendez-vous est prévu lundi, au ministère des affaires étrangères, pour fixer les modalités concrètes de réexamen des dossiers. Enfin.
BOITE NOIRELe ministère des affaires étrangères a répondu à mes questions. Mais pas de réponse du ministère de la défense (qui renvoie sur le Quai d'Orsay), à Matignon et à l'Élysée (qui renvoie sur Matignon).
J'ai joint Abdul par téléphone à Kaboul. Il ne souhaite pas donner son identité par peur des représailles.
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