Quantcast
Channel: Mediapart - France
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

Médicaments : ce qu'il faut changer

$
0
0

Mise en relief par le scandale du Mediator, la question de l’indépendance des experts est la clé de la confiance des citoyens dans leur système de santé. Confiance mise à mal par la révélation des multiples conflits d’intérêts qui affectent le contrôle des médicaments. Le monde de l’expertise apparaît aujourd’hui marqué par l’emprise des laboratoires et le mélange de genre entre activités privées et missions de service public. Et cela, dans un contexte de recul général du pouvoir de l’État, alors que la puissance de l’industrie pharmaceutique ne cesse de croître : elle a franchi, en 2014, le seuil de 1 000 milliards de dollars (924 milliards d’euros) de chiffre d’affaires mondial. 

© Mutuelleprevoyancesante.fr

Marisol Touraine, ministre de la santé, a entrepris d’améliorer la transparence des relations entre experts et industrie. Prolongeant la loi sur le médicament de Xavier Bertrand en 2011, le nouveau projet de loi santé voté par l’Assemblée impose pour la première fois aux professionnels de santé de déclarer les montants de leurs conventions avec les industriels (ils devront figurer dans la base de données Transparence-santé). Une avancée incontestable, mais qui ne peut à elle seule suffire à faire reculer l’influence omniprésente de l’industrie pharmaceutique.

Pas moins de neuf professeurs hospitaliers sont mis en examen pour avoir conseillé le groupe Servier, fabricant du Mediator, alors qu’ils exerçaient ou avaient exercé des fonctions de contrôle du médicament. Plusieurs enquêtes de Mediapart ont révélé qu’à peine sorti du cabinet de Claude Évin, ministre de la santé de 1988 à 1991, Jérôme Cahuzac offrait ses services de consultant aux laboratoires. Que le conseiller politique de François Hollande, Aquilino Morelle, avait travaillé pour une firme américaine et pour le laboratoire danois Lundbeck, alors qu’il était membre de l’Igas (Inspection générale des affaires sociales). Ou encore que François Lhoste, membre du comité qui fixe les prix des médicaments depuis 1993, avait en parallèle conseillé personnellement Jacques Servier, fondateur du groupe qui porte son nom.

En avril 2014, dans un rapport présenté à l’Académie nationale de pharmacie, le professeur Gilles Bouvenot, ancien président de la Commission de transparence – l’une des principales instances de contrôle des médicaments – s’inquiétait « du foisonnement et de la diffusion incontrôlables, dans les médias et sur Internet, d’informations souvent contradictoires sur les médicaments, y compris sur les vaccins », ainsi que d’une « perte de confiance dans les messages des institutions officielles ».

Comme l’a révélé Mediapart, Gilles Bouvenot, avec Bernard Avouac qui a présidé la même commission avant lui, ainsi que des membres de la Commission d’autorisation de mise sur le marché, a pendant des années organisé des réunions secrètes pour donner des conseils rémunérés à des laboratoires.

Ces abus sont le fait d’une minorité d’acteurs peu scrupuleux, mais ils traduisent aussi le déséquilibre structurel entre l’industrie et les pouvoirs publics. Le lobbying pharmaceutique s'exerce dans tous les secteurs de la santé où il existe un marché important, des traitements contre l'Alzheimer à la prévention de l'ostéoporose, ou aux vaccins destinés à éviter les cancers du col de l'utérus. François Hollande lui-même, en présentant le Plan cancer, a vanté les mérites des vaccins contre les papillomavirus (Gardasil, Cervarix), en les présentant comme les premiers vaccins anticancéreux (ce qui est faux : le vaccin contre l'hépatite B vise à prévenir le cancer du foie).

« On n’a pas toujours observé une telle omniprésence et une telle toute-puissance de l’industrie pharmaceutique, dit Bruno Toussaint, directeur de la revue Prescrire. Ce n’était pas le cas lorsque l’on a découvert la pénicilline, l’insuline ou les sulfamides, qui ont pourtant été des progrès majeurs. Aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique est partout parce que la société lui a laissé prendre cette place. Ce n’est pas une fatalité. » Si le phénomène est mondial, la situation française comporte des spécificités. Examinons les facteurs, à la fois nationaux et internationaux, qui expliquent le poids excessif des laboratoires pharmaceutiques.

Trois instances principales contrôlent l’utilisation des médicaments en France : la Commission d’autorisation de mise sur le marché (AMM), qui donne son feu vert à la commercialisation d’un produit (lorsque celle-ci n’a pas été décidée au niveau de l’EMA, l’Agence européenne des médicaments) ; la Commission de pharmacovigilance, qui surveille les risques d’un produit commercialisé ; et la Commission de transparence, qui évalue le service rendu par un produit (SMR) et le progrès qu’il apporte (ASMR, ou amélioration du service médical rendu) ; les avis de la Commission de transparence jouent un rôle crucial dans la fixation du prix des médicaments.

Comme les grandes réformes commencent par le langage, les deux premières commissions ont été rebaptisées dans le cadre de la refonte de l’agence du médicament, devenue l’ANSM : la Commission d’AMM s’appelle désormais la « Commission d’évaluation initiale du rapport bénéfice risque des produits de santé », et celle de pharmacovigilance est devenue la « Commission de suivi du rapport bénéfice risque des produits de santé ». Le progrès saute aux yeux…

Les trois instances sont censées agir en synergie pour garantir que seuls les bons produits soient commercialisés et que ceux qui ont des effets indésirables graves soient rapidement retirés du marché. En réalité, elles peuvent très bien s’ignorer mutuellement. Elles ne dépendent même pas toutes les trois d’une administration unique. Alors que les deux premières commissions sont intégrées à l’ANSM, la troisième siège depuis 2005 au sein de la HAS, la Haute Autorité de santé.

« L’autorisation de mise sur le marché n’est pas liée au progrès apporté par le médicament, souligne Bruno Toussaint, directeur de la revue Prescrire. Cela relève d’une logique européenne et internationale, qui répond au vœu des firmes. Ces dernières ne souhaitent pas que la commercialisation soit conditionnée à une amélioration thérapeutique. Cela leur permet de mettre sur le marché des médicaments qui n’apportent rien, ou qui sont la quasi-réplique de produits plus anciens (ce que l’on appelle des "me too"). »

Le siège de la Haute autorité de santé, à Saint-Denis La PlaineLe siège de la Haute autorité de santé, à Saint-Denis La Plaine © DR

Le « saucissonnage » qui segmente la procédure d’AMM, l’analyse des effets indésirables et l’évaluation du progrès thérapeutique nuisent à une vision d’ensemble de la situation d’un médicament. Le fonctionnement bureaucratique des trois commissions se traduit par des prises de décision dissociées, ce qui dilue les responsabilités. L’affaire du Mediator en fournit un exemple caricatural. En 2006, tandis que l’Agence du médicament, qui s’appelle alors l’Afssaps, a lancé une enquête de pharmacovigilance sur le benfluorex, la Commission de la transparence réévalue le service médical rendu par le produit.

Dans un document préparatoire (non divulgué à l’époque), la Commission note que « le benfluorex est un dérivé de la fenfluramine(ex-Ponderal) et de la dexfenfluramine (ex-Isoméride), deux anorexigènes amphétaminiques retirés du marché du fait d’effets indésirables graves… ». Elle observe que le produit a été retiré du marché en Espagne du fait de « troubles cardiaques graves, semblables à ceux observés avec la fenfluramine et la dexfenfluramine ».

Bref, c’est exactement l’argumentaire qui devrait conduire à retirer immédiatement le Mediator. Pourtant, les experts de la Commission de transparence, imperturbables, poursuivent leurs travaux, tout en notant que leurs collègues de la pharmacovigilance ont « souhaité une réévaluation du rapport bénéfice/risque du produit »

Jusqu’à 2012, l’Agence du médicament s’est beaucoup appuyée sur les travaux de la Commission d’AMM et de la Commission nationale de pharmacovigilance, qui étaient composées d’experts externes, principalement des professeurs hospitaliers. Beaucoup de ces experts entretenaient de nombreux liens d’intérêts avec les firmes pharmaceutiques. Et beaucoup ont siégé dix ans ou plus dans la même commission, sont passés de l’une à l’autre, ou ont cumulé des mandats.

Les travaux de l’Agence du médicament dépendaient donc pour une grande part d’un groupe d’experts se renouvelant peu et largement financés par l’industrie. L’Agence ne disposant pas de budgets importants pour payer ses experts, ces derniers étaient fort peu rémunérés pour leur travail dans les commissions, ce qui les encourageait évidemment à multiplier les études pour l’industrie, beaucoup plus lucratives.

« L’ANSM n’a pas les moyens de payer ses experts, observe le professeur François Chast, chef du service de pharmacie clinique du groupe hospitalier Cochin/Hôtel-Dieu, et coauteur du livre La Vérité sur vos médicaments. Elle verse des honoraires de quelques dizaines d’euros quand une firme paiera deux mille ou trois mille euros pour le même temps de travail. Une partie de la solution au problème de l’expertise est que l’ANSM ait plus d’argent. »

Ce n’est pas la solution adoptée aujourd’hui. Dans un contexte de réduction des effectifs et des budgets, la politique de l’agence consiste à se reporter sur son expertise interne et à faire de moins en moins appel aux experts externes. Ce choix se justifie par le souci de réduire les liens avec l’industrie. Malheureusement, l’ANSM applique cette politique alors que le nombre d’experts internes n’a pas augmenté, d’où une surcharge de travail, alors que les agents de l’ANSM travaillent déjà en flux tendu.

Pour le docteur Dominique Dupagne, créateur du site atoute.org et membre de l’association Formindep, il faudrait créer un corps d’experts indépendants de l’industrie. Idée partagée par Bruno Toussaint et par la revue Prescrire, qui proposait en 2011 de « renforcer le nombre et la compétence des experts indépendants des firmes, notamment en développant une recherche clinique financée sur fonds publics ». Elle proposait aussi de « renforcer considérablement l’expertise interne des agences ».

On en est loin. L’ANSM n’a même pas obtenu les 80 emplois supplémentaires qui devaient lui être alloués. Quant au financement public de la recherche clinique, il demeure très faible (voir plus loin).

Créée en 1993, à la suite de l’affaire du sang contaminé, l’Agence du médicament devait être une institution indépendante et puissante, un peu à l’image de la FDA américaine (Food and Drug Administration). Avec un millier de salariés, elle a quinze fois moins d’effectifs que la FDA et son budget de 150 millions d’euros est 25 fois plus faible (pour des populations dans un rapport de 1 à 5). Certes, la FDA ne s’occupe pas que des médicaments, elle contrôle l’alimentation. Mais même en réunissant l’ANSM et l’Anses, l’agence française de la sécurité alimentaire, on n’obtiendrait qu’un tout petit organisme comparé à la FDA. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la FDA soit un modèle parfait et qu'il n'y ait pas de scandales sanitaires aux États-Unis. Mais face à la puissance de l’industrie pharmaceutique, il faut une certaine force de frappe pour se faire entendre.

Manquant de moyens, l’Agence du médicament a vu son pouvoir grignoté par l’Agence européenne, qui gère une grande partie des demandes d’AMM. Elle a aussi perdu une partie de ses prérogatives avec la création de la HAS. Sans oublier la DGS, la Direction générale de la santé qui, bien que n’étant pas en charge du médicament, intervient lorsqu’elle le juge nécessaire, non sans une certaine opacité. La DGS a interdit par une circulaire en 2012 l’utilisation de l’Avastin de Roche dans le traitement de la DMLA, maladie de la rétine, alors que ce traitement était beaucoup moins cher que le Lucentis, molécule concurrente de Novartis, et ne présentait pas de risque particulier.

La recherche clinique consiste à mener des études sur des patients pour évaluer l’effet d’un médicament, comparer plusieurs traitements, mesurer l’influence d’un facteur épidémiologique, etc. Cette recherche est à la fois publique et privée, mais quelques chiffres montrent l’ampleur du déséquilibre en faveur de l’industrie.

En 2011, sur 871 essais autorisés par l’ANSM, 69 % avaient un promoteur industriel et 31 % un promoteur institutionnel. Dans le cas d’une promotion industrielle, tous les coûts incombent à l’entreprise. Autrement dit, plus des deux tiers des essais cliniques sont entièrement financés par l’industrie, tandis que le tiers restant a un financement mixte.

Un bâtiment de la FDA (Food and Drug Administration) à Silver Spring, Maryland Un bâtiment de la FDA (Food and Drug Administration) à Silver Spring, Maryland © DR

Cette proportion ne reflète pas le véritable rapport de force. Selon l’organisation Aviesan (Alliance nationale pour les sciences de la vie et la santé), les essais cliniques de médicaments et de dispositifs médicaux promus par l’industrie représentent 3 milliards d’euros par an en France. Or, les fonds publics alloués à la recherche clinique n’atteignent pas, au total, 200 millions d’euros par an (la principale source, le PHRC ou programme hospitalier de recherche clinique, fournit 90 millions d’euros annuels).

Autrement dit, l’industrie investit quinze fois plus que l’État dans la recherche clinique. À titre indicatif, l’ANSM dispose d’une capacité de financement de la recherche de 6 millions d’euros par an…

Le Leem, syndicat de l’industrie pharmaceutique, estime à 500 millions d’euros par an les investissements industriels pour les études cliniques industrielles à l’hôpital. Ce chiffre couvre les honoraires des investigateurs, le personnel payé pour suivre les essais, le remboursement des surcoûts versés à l’établissement, la mise à disposition des molécules… Des ressources appréciables, à l’heure où l’hôpital public connaît de graves difficultés financières.

« Cette situation résulte de choix politiques, estime Bruno Toussaint. Un leitmotiv des autorités académiques est d’encourager les chercheurs hospitaliers à trouver des financements privés. On a abandonné la recherche clinique aux firmes. Pourquoi ne donne-t-on pas davantage de place à la recherche publique ? Pourquoi, par exemple, ne valorise-t-on pas les travaux de pharmacovigilance dans les carrières des chercheurs ? »

Les professionnels de santé qui travaillent avec les firmes disent souvent que les bons experts sont ceux qui ont de nombreux contrats industriels. De fait, c’est en faisant des études cliniques que les experts se forment et progressent. En ne développant pas la recherche clinique sur fonds publics, on abandonne donc aussi la formation des experts à l’industrie.

Plus de 90 % des études cliniques sont menées à l’hôpital. La très grande majorité des experts sont des professeurs hospitaliers. L’hôpital joue donc un rôle clé dans l’expertise, ce qui n’a pas échappé aux firmes pharmaceutiques. Une enquête menée par la revue professionnelle Le Pharmacien de France décrit l’hôpital comme un « cheval de Troie » de l’industrieLes firmes ont bien compris que les hôpitaux sont leaders d’opinion pour les prescriptions : quand une ordonnance est faite à l’hôpital, les médecins de ville la suivent.

D’où une tactique utilisée par les laboratoires : « Proposer à un établissement de santé leur médicament à bas prix, voire gratuitement, pour emporter les appels d’offres hospitaliers, afin de placer leur produit et de le faire prescrire. » Le but du jeu étant, dans un deuxième temps, d’influencer la prescription en ville où sera poursuivi le traitement, à des prix plus élevés.

D’une manière générale, les firmes sont aux petits soins avec les services hospitaliers. Elles ciblent les étudiants et les internes, financent des préparations aux concours ou des formations, offrent des cadeaux… Selon un témoignage recueilli par Mediapart, dans certains services, les visiteurs médicaux mettent à disposition des médecins la carte de crédit du laboratoire, pour les menus frais du week-end…

Irène Frachon, lanceuse d’alerte du Mediator, et pneumologue au CHU de Brest, observe « une influence des firmes sur la formation des internes, qui ont du mal à exercer leur esprit critique vis-à-vis des médicaments ». Elle souligne que malgré tous ses efforts, Xavier Bertrand, auteur de la loi sur le médicament de 2011 après le scandale du Mediator, n’a pas réussi à bannir les visiteurs médicaux des hôpitaux. Ils y sont toujours.

« Les services hospitaliers sont littéralement allaités par l’industrie, résume Bruno Toussaint. Ce n’est pas le travail de l’industrie de financer la recherche, de payer les professeurs, de subventionner les associations de patients, de s’occuper de la formation des internes et de l’information médicale. Du coup, elle se détourne de son métier de base, fabriquer des médicaments de qualité en maintenant l’approvisionnement. On parle de corruption, d’influence, et en même temps on voit des ruptures de stocks de médicaments. Il faudrait encadrer davantage les firmes. »

Mais au-delà de l’intention louable affichée par Marisol Touraine d’améliorer la transparence, existe-t-il une véritable volonté politique de modifier le rapport de force entre les pouvoirs publics et l’industrie pharmaceutique ? Une volonté politique pour tout à la fois améliorer les synergies entre les trois instances principales qui contrôlent l’utilisation des médicaments en France, avoir une ambitieuse politique de recherche clinique sur fonds publics pour contrecarrer le poids de la recherche privée, augmenter substantiellement les moyens et financements de l’Agence du médicament, et enfin, encadrer véritablement les firmes pharmaceutiques ?

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Réponse de Jérôme Lambert sur le projet de loi sur le renseignement


Viewing all articles
Browse latest Browse all 2562

Trending Articles