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La fortune à géométrie variable de Jean-Marie Le Pen

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« En 60 ans de vie politique, exclusivement dans l’opposition, il a eu 17 contrôles fiscaux, il a été décortiqué jusqu’à la moelle. » Interrogée par Mediapart en 2013 sur le patrimoine de son père, et notamment son compte en Suisse ouvert à l'UBS en 1981, Marine Le Pen ne cachait pas son agacement. « Vous savez combien de procédures Jean-Marie Le Pen a intentées ? Il a dû en intenter 70 et il a dû obtenir 40 condamnations. J’en ai quatre tomes et ce n’est qu’une partie. » « Ce n’est pas parce qu’on a un père, un frère, qu’on connaît l’intégralité des détails de leur existence patrimoniale », prenait tout de même soin de préciser la présidente du Front national.

Depuis l’héritage du richissime Hubert Lambert en 1976, Jean-Marie Le Pen n’a cessé de faire l’objet de vérifications fiscales, de subir des pénalités, et de les contester. Alors que sa détention d’un premier compte à l’UBS a été révélée en 1992, l’existence de sa fortune cachée en Suisse n’a pas été confirmée jusqu’à aujourd’hui. Révélées lundi par Mediapart, la découverte d'un trust entre les mains de son majordome, Gérald Gérin, et la détention de fonds sur un compte HSBC jusqu'en 2014, puis à la Compagnie bancaire helvétique (CBH), changent aujourd'hui la donne.

Jean-Marie Le Pen est visé depuis fin 2013 par une enquête préliminaire destinée à établir son patrimoine réel. L’analyse comparative de ses déclarations de patrimoine par la Commission pour la transparence de la vie politique – remplacée depuis par la Haute autorité –, et les distorsions qu’elle y a trouvées avaient conduit la commission à transmettre le dossier au parquet.

« Que les Français se rassurent, si une enquête est réellement ouverte, opportunément 6 semaines avant les élections municipales et 3 mois avant les élections européennes, elle se conclura par une fermeture du dossier au motif que mon patrimoine est parfaitement transparent et que rien d'anormal n'est à signaler, comme à chaque fois », déclarait, sûr de lui, Jean-Marie Le Pen, en février 2014, à l’annonce de l’ouverture de cette enquête.

Prétendre que ce patrimoine est « parfaitement transparent », c’est oublier trente ans de parties de cache-cache de Le Pen avec les médias, sur fond d’offensives fiscales.

 

  • L’évaluation chaotique de sa fortune

L’interrogation publique surgit, en octobre 1985, lors de l’émission « L’Heure de vérité », lorsque Jean-Marie Le Pen assure que son « patrimoine est tel » qu’il n’est « pas astreint à faire la déclaration sur les grandes fortunes » (voir la vidéo à 44'15).

Le fondateur du Front national ayant hérité en septembre 1976 de la fortune d’Hubert Lambert, fils d’un célèbre cimentier décédé brutalement à 42 ans, sa déclaration « sur l’honneur » à la télévision attire l’attention. Jusqu’alors éditeur d’une petite maison de disques (SERP) spécialisée dans la musique militaire, Le Pen est devenu millionnaire à la fin des années 1970, en héritant de la propriété de Lambert à Montretout, à Saint-Cloud, alors évaluée par la presse entre 4 et 10 millions de francs, ainsi que d’une partie de ses avoirs bancaires – estimés entre 20 et 30 millions de francs. Il paraît donc difficile qu’il échappe à l’impôt sur les grandes fortunes (IGF) qui s’applique à partir de 3,5 millions de francs de patrimoine.

« Ma conviction profonde est que M. Le Pen ne dit pas tout », commente alors Henri Emmanuelli, ministre du budget. Mais Le Pen ne fera pas sa déclaration à l’IGF en 1985 et 1986, idem pour l’impôt sur la fortune (ISF) par la suite de 1989 à 1993. Et le fisc opérera un redressement à ce sujet.

Durant ces années, le divorce de Le Pen avec sa première épouse, Pierrette Lalanne – prononcé le 18 mars 1987 –, fait apparaître une autre dimension de l'héritage Lambert : sa face cachée. Dans deux entretiens – Genève home information (GHI) en décembre 1987, puis Rolling Stone en avril 1988 –, l’ex-épouse assure, avec moult détails, que l’héritage Lambert comptait « une autre partie », non déclarée, en Suisse : 40 millions de francs. Le Pen évoque alors des « calomnies » mais aucune enquête n’est ouverte.

Le grand entretien de Pierrette Le Pen publié dans Rolling Stone, le 13 avril 1988.Le grand entretien de Pierrette Le Pen publié dans Rolling Stone, le 13 avril 1988.

« Vous réalisez un article sur le compte en Suisse de Jean-Marie Le Pen, ah bon ? Ah oui c’était les dires de Madame Le Pen, a ironisé le fondateur du FN, interrogé par Mediapart en 2013. Mais elle a démenti tout cela depuis longtemps ! » Pierrette Le Pen a pourtant longtemps confirmé ses dires sur la fortune cachée, notamment lors d'un entretien vidéo en avril 1998 avec Karl Zéro (voir à 6'10) :


À quelques mois de la présidentielle de 1995, Jean-Marie Le Pen livre pour la première fois son évaluation de la fortune dont il a hérité, lors d’une émission télévisée : 17 millions de francs hors impôts, assure-t-il. « L’État en a prélevé 12 millions et m’a laissé 5 millions », explique-t-il. De cette somme restante – qu’il évalue en francs constants à 20 millions en 1995 –, il déclare avoir dépensé les trois quarts pour sa campagne politique.

Sept ans plus tard, Le Pen rend public – à l’approche de la présidentielle de 2002 cette fois – un patrimoine de 3,2 millions d'euros, et assure qu’il paie 4 116 euros d'Impôt de solidarité sur la fortune (ISF). On apprend qu’il a déclaré 291 950 francs (44 507 euros) de revenus pour l’année 2000, ce qui l’a conduit à payer 4 201 euros d’impôts sur le revenu en 2001.

Si l’on se fie à son ISF, sa fortune fond les années suivantes. Son ISF passe à 1 897 euros en 2005, puis à 1 643 euros en 2006. En 2013 pourtant, la Commission pour la transparence de la vie politique met au contraire en évidence une augmentation de son patrimoine, pour 1,1 million d'euros, entre 2004 et de 2009, comme l'avait révélé Mediapart. Le président d’honneur du FN se justifie en invoquant, entre autres, un versement de son association Cotelec, et la remise gracieuse par l’État d’une dette fiscale. Ces faits sont le point de départ de l’enquête préliminaire confiée à la brigade financière.

L'évaluation de la propriété de Montretout, le bijou de famille de l'héritage Lambert à Saint-Cloud – un bâtiment principal de 430 m2, des dépendances de 350 m2, sur un parc de 4 670 m2 – a fait l'objet d'estimations contradictoires. En 2006, elle est estimée à 6,45 millions d’euros par Le Canard enchaîné, qui annonce sa mise en vente. La vente n’aura pas lieu, mais en juillet 2012, l’acte de donation de Jean-Marie Le Pen d’une partie de ses parts de la SCI à deux de ses filles, Marine et Yann Le Pen, fait apparaître l’estimation officielle de la propriété : 1 795 200 euros. Marine Le Pen et sa sœur obtiennent alors 350 parts supplémentaires de la SCI du pavillon de l’Écuyer, propriétaire du bien.

  • Ses secrets en Suisse

Par leur précision, les déclarations de Pierrette Lalanne sur la fortune cachée de son ex-mari pouvaient être le point de départ d’une enquête. Même si, à l’époque, la Suisse n’aurait pas apporté sa collaboration sur le fondement d’une fraude fiscale présumée.

L’ex-épouse de Le Pen prétend que les fonds secrets de l’héritage Lambert étaient entre les mains d’une fondation, Saint-Julien, sise à Fribourg, et qu’une partie des fonds, 30 millions, a été déplacée de l’UBS sur un compte ouvert chez un autre banquier genevois, Jacques Darier. Elle assure avoir eu la signature sur ce compte et aussi qu’une partie des héritiers d’Hubert Lambert ont été dédommagés par Le Pen grâce à ce magot.

Jacques Darier n’est pas un inconnu des douanes françaises. En novembre 1985, il avale une liste de clients devant les douaniers qui l’interpellent. Il est remis en liberté après le paiement d’une caution de 15 millions de francs. Selon Pierrette Lalanne, le banquier supervisait lui-même les mises à disposition pour le couple. L’ex-épouse l’appelait d’une cabine téléphonique, et lui demandait « des petits nègres », ce nom de code signifiant des unités de 10 000 francs. C’est le fils du banquier, Pierre Darier, qui se charge, selon elle, d’acheminer l’argent. Après avoir succédé à son père, il poursuivra sa carrière jusqu’en 2003 au sein de la banque Lombard Odier Darier Hentsch & Cie.

En 1991, le nom de Le Pen resurgit en Suisse, à l’occasion de l’incarcération d’un autre banquier genevois, Jean-Pierre Aubert, mis en cause pour blanchiment d’argent de la drogue du cartel de Cali. Ce gérant de fortune fréquente certaines figures d’extrême droite, comme le directeur de Minute, Serge de Bekecht, ou le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme, et il s’est rapproché de Le Pen, qui l’invite à son mariage avec Jany Paschos, le 31 mai 1991. Des photos sortent. Des collaborateurs du banquier certifient que des opérations bancaires ont été effectuées pour Le Pen. L’un d’eux est condamné pour diffamation, faute de preuves.

En 1992, l’hebdomadaire L’Événement du Jeudi publie, en revanche, le fac-similé d’ouverture d’un compte à l’UBS en mars 1981 au nom de Le Pen, par l’un de ses meilleurs amis, éditeur comme lui, Jean-Pierre Mouchard. Ce dernier est en outre le premier trésorier de l’association de financement Cotelec.

Le premier document, daté du 10 mars 1981.Le premier document, daté du 10 mars 1981.

En 2013, alors que l’existence de ce compte est une nouvelle fois évoquée par Mediapart, Jean-Marie Le Pen, qui l’avait contestée jusqu’alors, justifie son ouverture par un « prêt » que lui aurait consenti à l’époque l’UBS, pour les besoins de sa maison de disques. L’« opération » est selon lui « passée sous le contrôle de l’administration française ».

La thèse du prêt reste hautement improbable : le compte a été ouvert en 1981, et environ 2 millions de francs s’y trouvaient encore placés, entre 1984 et 1986, pour des opérations de placement à terme. De nombreuses interrogations n'ont pas été levées, d'autant que Le Pen n'a pas rendu public le document de prêt qu'il affirme avoir obtenu, ni indiqué les conditions précises de cet « emprunt ». On ignore par ailleurs si ce compte a été fermé ou non.

 

  • Ses divergences avec le fisc
Jean-Marie Le Pen lors du défilé du 1er-Mai du FN, en 2014.Jean-Marie Le Pen lors du défilé du 1er-Mai du FN, en 2014. © Reuters

Ses déclarations de l’IGF et de l’ISF ne sont pas ses seuls litiges fiscaux. « Au début des années 1980, Le Pen a subi un contrôle fiscal déclenché ad hominem, assure son ancien avocat fiscaliste, Allain Guilloux. Il s'agissait de régler le compte de Le Pen, qui se présentait à la présidentielle. »

L’administration fiscale qui vérifie ses déclarations de 1978 à 1981 repère des « omissions » ces années-là, en particulier de revenus d’opérations boursières – 754 351 et 391 489 francs – retrouvés dans les comptes de la société de bourse Huet. À la même époque, le fisc découvre un total de 591 500 francs déposés en espèces sur son compte. Le Pen « n’apporte pas la preuve de l’origine de ces sommes », ni de leur caractère non imposable, il est donc redressé.

En 1995, au terme d’une longue procédure fiscale, Le Pen est finalement condamné à régler 1 million de francs. Il va contester ces redressements devant la cour administrative d’appel en 1998, puis devant le conseil d’État en 2001, sans succès. Et il opte pour une demande de remise gracieuse, plaidée auprès de Brice Hortefeux et de Nicolas Sarkozy, et finalement obtenue, en juin 2006, au vu de l’ancienneté des faits.

La gestion de la propriété de Montretout a été l’autre objection du fisc au contribuable Le Pen. « Il était le locataire de cette maison qui était détenue par une SCI, poursuit Allain Guilloux. Il payait donc un loyer pour assurer les charges. Il n’y avait rien de frauduleux. »

L’administration estime pourtant que les « déficits fonciers » déclarés par Le Pen de 1978 à 1981 doivent être redressés compte tenu « de la prise en compte de l'avantage consenti au contribuable par la société civile immobilière dont, avec son épouse, il détenait la quasi-totalité des parts ». « Il tenait en location son habitation principale, moyennant un loyer anormalement bas », résume le conseil d’État en 2001. Le Pen pourtant l’emporte dans cette affaire parce que le conseil d'État juge que l’administration n’a pas valablement fondé le redressement sur une « description précise des maisons ».

L’enquête préliminaire ouverte à Paris sur le patrimoine de Jean-Marie Le Pen, initialement axée sur d'éventuelles omissions dans ses déclarations, semble prendre en compte aujourd'hui différents sujets jusqu'alors mis de côté par les autorités françaises, tels que le compte en Suisse dévoilé en 1992 ou les contestations formulées lors des héritages dont le fondateur du FN a bénéficié.

La communication au parquet de Nanterre d'éléments nouveaux relatifs au trust détenu par le majordome de Jean-Marie Le Pen à Genève pourrait provoquer l'ouverture d'une nouvelle enquête plus décisive sur la fortune cachée du leader d'extrême droite. Et pourquoi pas permettre aux juges de remonter aux secrets de l'héritage Lambert.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Réponse de Jérôme Lambert sur le projet de loi sur le renseignement


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