Bar-le-Duc, de notre envoyée spéciale.- Bergère de France, fabricant et distributeur de laine bien connu des tricoteurs, serait, selon son site internet, une « entreprise familiale par excellence ». Créée par les parents des dirigeants actuels, l’usine de Bar-le-Duc fait partie des fleurons industriels lorrains, au même titre que les fameuses madeleines de Commercy ou le métal Saint-Gobain de Pont-à-Mousson. Voilà pour le folklore. Car la jolie histoire s’est ternie : l’usine symbole du textile français, dernière filature industrielle française pour le fil à tricoter, a été placée en redressement judiciaire en février. L'entreprise est plombée par un contexte économique morose mais surtout par une gestion familiale calamiteuse et un laisser-faire manifeste des autorités. À la clef, un plan social ou, pire, une fermeture de la société.
Le choc pourrait être dur à avaler. Bergère de France est le plus gros employeur privé de la Meuse. Un peu plus de 300 personnes travaillent encore au sein de l’usine, implantée entre les deux bras de la rivière Ornain, à la sortie de Bar-le-Duc. Autour de la préfecture, dominée à l’est par un centre-ville Renaissance, et à l’ouest par des barres d’immeubles, l’emploi se raréfie inexorablement. La métallurgie Sodetal à Tronville a perdu la moitié de ses effectifs l’année dernière. Plus de 160 emplois viennent d’être supprimés au sein de l’usine chimique de Huntsman, à une trentaine de kilomètres de Bar-le-Duc.
Le chômage touche à ce jour 10,4 % de la population active dans le département, un petit peu plus que la moyenne nationale. Surtout, le personnel de Bergère de France est à plus de 80 % féminin. « Les métallos, pour se recaser, c’est compliqué mais pas impossible, il reste quand même quelques usines dans le coin. Mais pour les nanas de Bergère, dans l’industrie textile, il n’y a plus rien ! » Doris Warth, secrétaire de l’union départementale CGT à la bourse du travail de Bar-le-Duc, rappelle aussi les 1 500 emplois induits également menacés par la fermeture potentielle de Bergère.
Comment en est-on arrivé là ? « Le marché de la laine, on est bien d’accord, ce n’est pas celui du téléphone portable, concède une source au sein de la préfecture de la Région Lorraine. Mais il y a encore un marché de niche pour ce type de produit. » Le tricot est redevenu tendance, d’autant plus quand il peut être estampillé made in France. Bergère de France possédait encore, il y a peu, un fichier clients de plus de trois millions de références, des acheteuses vieillissantes mais fidèles qui pouvaient lui permettre de tenir malgré la crise économique. La dégringolade de l’entreprise Bergère n’est donc pas le simple fait de la conjoncture. L’autre raison officielle du désastre, véhiculée notamment par la direction actuelle et les autorités, serait la guerre fratricide menée par les actionnaires, les deux frères Petit.
Pour comprendre, il faut remonter près de 70 ans en arrière. Robert et Renée Petit ouvrent en 1946 un magasin de vente de laines à tricoter, approvisionné par une filature implantée dans la Marne. Le couple de commerçants se lance quelques années après dans la vente par correspondance. Le succès est fulgurant. Le catalogue Bergère de France entre dans le patrimoine domestique français, avec ses échantillons de fils colorés accrochés aux pages. L’entreprise se dote de sa propre filature dans les années 1960 et engrange d’énormes bénéfices.
Les deux fils du couple, Jean-Louis et Daniel Petit, intègrent la société à la même époque et l’entreprise se dote d’une filiale, Coditex, en charge de l’immobilier et des magasins de la marque qui commencent à fleurir en France. Dans les années 1990 est créée la holding Bradfer pour chapeauter les différentes entreprises du groupe, un nom qui se révélera terriblement prémonitoire. Car les frères Petit, en profond désaccord sur la gestion du groupe, vont se déchirer, l’un prenant clairement l’ascendant sur l’autre à mesure que leurs parents disparaissent.
Daniel Petit, qui a dirigé avec un certain succès pendant de longues années la société Bergère de France, se fait évincer du conseil d’administration de la holding en 1998 par son frère, pour avoir dénoncé des sous-facturations vis-à-vis de certaines filiales largement déficitaires. Il perd ensuite son poste de directeur général. L’homme est aujourd’hui actionnaire à 50 % du groupe, mais ne peut plus mettre les pieds dans l’usine.
Daniel Petit, ruiné et manifestement détruit par des années de bagarre, a finalement assigné son frère à comparaître devant le tribunal correctionnel de Bar-le-Duc pour abus de bien social, dernier acte d’un infructueux parcours judiciaire. Une situation ubuesque, que commente une ancienne ouvrière de Bergère, restée proche de son ancien patron. « Daniel Petit faisait attention à toutes les dépenses, mais il cherchait des marchés, se démenait, n’a jamais eu de goût ni d’envies de luxe, raconte Anne-Marie Wojcik, secrétaire du comité d’entreprise de 1992 à 1998. Comme son père, il avait le respect des salariés. La boîte tournait, nos salaires étaient au-delà des grilles des ouvriers textiles de la région. Quand il a été mis dehors, beaucoup de salariés ont signé une pétition de soutien pour les prud’hommes. »
Anne-Marie Wojcik n’a jamais cru à la version des frères en lutte pour le pouvoir. « La situation n’a cessé de se dégrader depuis que Daniel Petit a été mis hors-jeu. Les responsables de la situation actuelle sont ceux qui dirigent l’entreprise, Jean-Louis Petit et son fils Geoffroy. » Une vision des faits qu’accréditent Céline Sossi et Nelly Floczek, toutes deux membres du CE actuel. « Nous avons toujours voulu rester à l’écart du conflit, mais il faut dire ce qui est : Daniel Petit n’est plus aux commandes depuis longtemps, donc il faut arrêter avec cette histoire. Ceux qui gèrent, et qui nous ont mis en danger, c’est Jean-Louis Petit et son fils. »
Bergère de France pâtit en effet de choix hasardeux en termes de développement économique, qui n’ont jamais été freinés par quiconque. Le point de non-retour semble avoir été franchi avec la création de la filiale Wega, en 1992. Imaginée comme le pan création, confection et vente d’articles textiles du groupe Bradfer, dirigé par Jean-Louis Petit et sa fille, cette entité n’a jamais décollé, mais a considérablement affaibli les autres sociétés du groupe, et notamment Coditex et Bergère de France (Wega sera finalement vendue pour une bouchée de pain en 2014).
Dès 1998, Bergère de France décline nettement, minée par la stratégie de diversification du groupe. En 2007, un premier administrateur provisoire est nommé au sein de Bradfer. Il est là pour résoudre le conflit entre les actionnaires, mais aussi pour représenter la holding dans les sociétés du groupe. Il rend, contre toute attente, un rapport très optimiste en 2011, alors même que le groupe subit de sérieuses pertes d’exploitation.
Un deuxième administrateur provisoire, maître Weill, est nommé en 2012 par le tribunal de commerce de Bar-le-Duc. Il est lui aussi censé représenter la société Bradfer aux assemblées d’actionnaires et dans les conseils d’administration des filiales, pour y assurer « la poursuite de leur exploitation et leur pérennité ». Il n’empêchera aucune cession de Bergère ou de Coditex vers Wega, malgré l’échec patenté de la filiale confection, et jette l’éponge fin 2014.
Son remplaçant, maître Bayle, est resté trois mois, jusqu’à ce que Bergère de France soit finalement placée en redressement judiciaire, à la suite de la cessation de paiement et du non-versement des salaires, en février. Il n’a, comme son prédécesseur, pas touché à un cheveu du président de la holding, Jean-Louis Petit, également directeur général de Bergère de France. « J’ai été nommé sur la holding, sans avoir accès aux comptes de Bergère, plaide l’administrateur. Quant à savoir pourquoi maître Weill a autorisé la cession d’actifs lors de son mandat, ça ne me regarde pas. Ce n’était peut-être pas stratégique, mais sans doute obligatoire. Que pouvait-on faire ? Révoquer le directeur de Bergère éventuellement, mais encore faut-il en trouver un autre ! Le secteur de la laine est très particulier. »
Alors que se succédaient les administrateurs, les rapports se sont également empilés. Ignorés, voire enterrés, presque tous pointaient la gestion catastrophique du groupe. En 1998, un premier rapport juridique, rédigé par des avocats nancéiens, conclut à « des cas de gestion préoccupants ». En 2003, le cabinet Deloitte et Touche réalise à son tour une expertise, dans le cadre d’une information judiciaire ouverte par le parquet de Bar-le-Duc en 1999. On y retrouve les mêmes anomalies, notamment en ce qui concerne les transferts vers Wega. Le rapport pointe également l’inertie des commissaires aux comptes dans ce dossier. Mais Jean-Louis Petit ne sera jamais inquiété.
En 2013, un troisième rapport, que Mediapart a pu consulter, est commandé à Ernst&Young sur Bradfer par la préfecture. Même verdict : aucun plan d’affaires ne démontre un « retour à des flux de trésorerie positifs à terme ». En clair, ça va mal et depuis longtemps.
Certains éléments auraient également dû mettre la puce à l’oreille du tribunal de commerce. Un autre rapport a été commandé en 2003 par Jean-Louis Petit au cabinet d’audit parisien PMC. Ses conclusions, quoique vagues, sont très différentes des précédents documents : « Les objectifs (…) ont été globalement atteints en termes d’installation des solutions et de gain », assure ce document d’une vingtaine de pages, payé la modique somme de 500 000 euros. Le rédacteur de l’audit est, par la suite, devenu actionnaire de Bergère de France (il a depuis revendu ses actions). Le propre fils de Jean-Louis Petit, Geoffroy, a quant à lui travaillé six mois dans le cabinet PMC comme consultant avant d’intégrer Bergère de France… en 2003.
Les salariés ont, de leur côté, multiplié les appels à l’aide. Le CE a déclenché, dès 2000, une procédure d’alerte : « C’est avec notre cœur, et pour préserver les emplois que nous vous alertons sur la situation catastrophique, voire suicidaire de Bergère de France. » Des autorités, toujours la même réponse : il s’agit d’une société privée, impossible d’intervenir dans ce maelström économico-familial. « Aujourd’hui, on les voit tous débarquer, le maire, les élus, le préfet, et y aller de leur soutien. Mais cela fait des années que nous disons que ça va mal, assurent les deux délégués du CE de Bergère. Pour qu’ils bougent, il a fallu en arriver à la catastrophe. »
Car outre la situation économique, les salariés soulignent le climat social délétère qui règne à Bergère de France. Un épisode revient en boucle : à l’issue d’une négociation ratée pour une augmentation de 2 % de leurs salaires, en 2007, les salariés bloquent la sortie de l’usine. Au volant de son 4×4, Jean-Louis Petit force le barrage en fonçant sur les employés, « le sourire aux lèvres », poussant la provocation « jusqu’à lancer un bon week-end » aux grévistes, comme le rapporte L’Est républicain à l’époque. La plainte à son encontre sera classée sans suite.
Mais c’est son fils, Geoffroy, cadre supérieur chez Bergère, président du conseil d’administration, qui concentre les critiques. Peu acceptent cependant de témoigner, tout le monde ayant « une cousine, une sœur, un proche dans l’usine », confirme Anne-Marie Wojcik, l’ancienne secrétaire du CE. « Les gens ont peur, c’est clair, raconte Anna (nom d’emprunt), une ancienne cadre, jointe par téléphone. Le fils, Geoffroy, a tous les pouvoirs sur son royaume, et il fait régner une sorte de terreur dans l’entreprise, en jouant en permanence le chantage à l’emploi. » Elle détaille aussi « une énorme frustration chez des salariés très impliqués » et « une volonté manifeste de ne pas donner les ressources nécessaires aux employés pour travailler correctement ».
Les rémunérations des dirigeants ont également fait bondir ces ouvrières, payées à peine plus que le Smic, alors que l’ancienneté moyenne avoisine les 27 ans. En pleine crise financière, après des années de laisser-faire, les sommes annoncées ont effectivement de quoi choquer : 300 000 euros par an pour Jean-Louis Petit, et 80 000 euros pour son fils, sans compter les salaires versés par les filiales. « Je ne veux pas rejouer la lutte des classes, mais voir les Porsche des chefs à Bergère et de leurs avocats alignées sur le parking du tribunal de commerce, ça a fait mal au cœur de tout le monde », souligne Doris Warth, l’UD CGT.
Les salariés seront fixés sur leur sort avant la fin de l’année. Le mois de mars n’a pas été mauvais. Un mouvement de solidarité autour de Bergère s’est même créé sur Internet, les tricoteuses de France et de Navarre multipliant les commandes pour marquer leur soutien. Pour l’avenir, deux options, en dehors de la fermeture, seraient sur la table au tribunal de commerce : un plan de continuation ou un plan de cession. Dans les deux cas, un changement de direction paraît inévitable.
« Je pense sincèrement que cette société a les moyens de s’en sortir. Ils font de beaux produits, le nom est connu, les marchés sont là, assure Anna. On n’avait pas de mal à vendre, mais ce qui nous retenait, c’étaient les choix stratégiques de la direction. » Mais à l'issue d'un comité d'entreprise extraordinaire qui s'est tenu mi-avril, il semblerait que 70 postes soient d'ores et déjà menacés.
BOITE NOIRECe reportage à Bar-le-Duc a été réalisé mi-mars. Ni la direction actuelle de Bergère de France, ni leurs avocats, n'ont souhaité répondre à nos questions. Le maire de la commune a également décliné notre proposition d'entretien. De manière générale, il a été difficile de trouver des personnes acceptant de témoigner.
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