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Ayrault et Montebourg constatent le désastre politique de Florange

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Comment le Front National a-t-il pris pied dans l'un des plus anciens bastions du syndicalisme ouvrier, le pays de l'acier lorrain ? Aux élections départementales, Fabien Engelmann, maire FN de Hayange, n'a pas réussi à gagner le canton mais il frôle tout de même les 40 %. En mars 2014, il avait arraché la mairie de Hayange au parti socialiste avec 34 % des voix. Diffusé lundi 20 avril à 21 heures sur Canal Plus, le documentaire Danse avec le FN (lire la Boîte noire de cet article), donne la parole à ces syndicalistes et ouvriers d'ArcelorMittal qui ont basculé. Le moment pivot : l'abandon du projet de nationalisation par le gouvernement Hollande.

Au départ, il y a ces quelques photos. Dans les images prises en 2012 et 2013 lors du mouvement des sidérurgistes d'ArcelorMittal, on voit une femme blonde, face aux CRS, un gilet rouge sur le dos, le poing levé. D'abord combative puis désespérée, les traits tirés sur fond de fumée noire. Quelques semaines plus tard, autre photo, cette même femme pose sur les affiches électorales du Front national pour les municipales. Elle était deuxième de la liste d'Hayange, aux côtés du futur maire, Fabien Engelmann. Figée, le visage durci et déterminé… Marie da Silva.

Marie da Silva, au deuxième plan, derrière le leader CFDT Édouard Martin lors d'une manifestation pour Florange.Marie da Silva, au deuxième plan, derrière le leader CFDT Édouard Martin lors d'une manifestation pour Florange. © (dr)

La même Marie da Silva, devenue candidate FN.La même Marie da Silva, devenue candidate FN.

Lionel Buriello, le jeune leader de la CGT, en est alors dépité. « On la connaissait bien, elle venait là, au local syndical, pendant la grève, se souvient-il. Elle a participé à tout le mouvement pour les hauts fourneaux. Elle travaillait à l'extérieur mais son mari était ouvrier sous-traitant à ArcelorMittal. C'étaient des militants syndicaux, des gens de gauche. Quand on m'a montré sa photo sur les tracts du FN, j'ai eu un mouvement de recul : c'est pas possible, c'est pas elle ! Mais ouais, c'était bien elle. »

Lionel Buriello a vu d'autres camarades basculer vers le Front national. Il le découvrait toujours par hasard. Stupéfait : « L'autre choc, ce fut Pascal Olivarez ! Je travaillais dans la même équipe que lui, on gardait les hauts-fourneaux éteints. C'est vrai que c'était usant. Il n'y avait rien à faire. On nourrissait les chats. Pendant deux ans. Deux ans… Un jour, lors d'une visite de Hollande, en 2013, Pascal avait traversé tout le dispositif de sécurité, c'était blindé de flics et il fallait un super badge pour approcher Hollande. Il était là et il parlait aux journalistes. Il leur racontait qu'il en avait marre des hauts-fourneaux éteints, que Hollande n'avait pas tenu sa promesse et qu'il allait voter FN. Il était à la CFDT, Pascal, personne n'a rien compris… »

Qu'est ce qui s'était passé ? Il faut revenir à 2012 pour comprendre le passage décisif au vote d'extrême droite de certains ouvriers de la sidérurgie. Le mouvement est massif dans le pays puisqu'il concerne quasiment un ouvrier sur deux. Mais dans la Lorraine de l'acier, le vote FN ouvrier a ceci de particulier qu'il découle directement des choix politiques du gouvernement socialiste, des dédits, des renoncements, des promesses non tenues. Pour Arnaud Montebourg, ancien ministre du redressement productif, cela ne fait aucun doute : « En politique, la lâcheté a un prix… », dit-il.

Cette histoire, on peut la raconter à travers Marie, Alain et Pascal. Leurs trois trajectoires sont celles de militants et syndicalistes venus de la gauche, confrontés aux choix d'un gouvernement socialiste dans lequel ils avaient investi leurs espoirs. En 2011, Marie da Silva s'engage dans le mouvement ArcelorMittal pour venir en aide à son mari, sous-traitant, dont le job était en danger. « J'ai toujours été syndicaliste, j'ai toujours aidé les autres. Et là, je me suis sentie plus que concernée puisque mon mari ne pouvait pas se permettre de faire grève. C'était ça les sous-traitants. Je me suis dit, si moi, je peux faire quelque chose par ma présence, bah, j'y vais », dit-elle.

Dans les années 1970, le patronat de l'acier a divisé les sidérurgistes en deux catégories. D'un côté, les salariés internes ArcelorMittal, protégés, syndiqués. De l'autre, les précaires, intérimaires et sous-traitants, disponibles à tout moment. Ils sont très nombreux auprès des hauts-fourneaux, exposés aux tâches les plus dures. Premier sentiment d'injustice et d'isolement social. « On fait le plus dur, raconte Alain da Silva. On est exposés à l'amiante et la silice. Arcelor donne ça à des sous-traitants parce que si vous tombez malade, Arcelor, ça dégage sa responsabilité. C'était à votre patron de prendre des mesures. On est les invisibles. Sans nous, la sidérurgie ne peut pas tourner. On est aussi nombreux que les ouvriers qui sont intégrés à ArcelorMittal mais on ne parle jamais de nous. »

En 2012, les ouvriers et les sous-traitants d'ArcelorMittal vont se battre unis pour sauver leurs hauts-fourneaux. Leur patron, l'Indien Lakshmi Mittal, estime qu'ils ne sont plus rentables. Il ne veut garder que la filière froide. Pendant deux ans, il va plonger les hauts-fourneaux de Florange en sommeil. Malgré son virage vers le Front national, Alain da Silva se souvient du combat avec émotion : « On était solidaires, comme au boulot quand il faut se donner un coup de main. Édouard Martin, de la CFDT, il a été formidable. Je sais qu'il y en a qui le critiquent parce qu'il est devenu eurodéputé, mais moi, j'oublie pas. Il s'est battu pour tous les ouvriers, quel que soit leur statut. »

Pascal Olivarez.Pascal Olivarez. © Premières Lignes

Pascal Olivarez, fils de sidérurgistes, était à Gandrange au moment de la fermeture. Puis, il a gardé les hauts-fourneaux éteints. Il habite une petite maison ouvrière sur les coteaux de Moyeuvre. Il fume des cigarettes à la chaîne et ne porte que des tee-shirts avec des têtes de mort. Il voit l'avenir d'un œil sombre. « J'étais à Gandrange, Sarkozy a laissé fermer Gandrange. Je suis venu à Florange, Hollande a laissé fermer les hauts-fourneaux, dit-il. Je ne sais pas où je serai dans trois ans. Je ne comprends pas qu'on laisse mourir l'acier comme ça. Pour moi, c'est une force, on a construit la tour Eiffel avec ! Si l'acier meure, le pays est mort. »

Pascal, Alain et Marie avaient mis tous leurs espoirs dans l'élection de François Hollande. Le candidat était venu le 24 février 2012, il était monté sur une camionnette et il s'était engagé. Y compris pour les sous-traitants et les intérimaires. « On s'est dit, s'il passe ce gars-là, on est sauvés », se souvient Marie da Silva. Ils vont tous voter Hollande. « Moi j'avais voté Sarkozy en 2007, je croyais qu'il sauverait Gandrange, explique Pascal Olivarez. Là, j'ai voté Hollande. »

Élu président de la République, François Hollande confie le dossier ArcelorMittal à Arnaud Montebourg, son ministre du redressement productif. Pour forcer Mittal à rallumer les hauts-fourneaux, Montebourg a un plan. Et il l'exprime à l'automne 2012 : la nationalisation temporaire. Chez les sidérurgistes, une lumière s'allume. Marie da Silva : « La nationalisation, oui, ça aurait pu nous sauver. » Pascal Olivarez : « À partir du moment où le mot nationalisation avait été prononcé, je vivais l'œil sur les journaux et j'étais pas le seul. Tous, on était pendus à ce que nous disait Montebourg. C'était symbolique, ça voulait dire que l'État allait enfin protéger les ouvriers… »

Montebourg semblait déterminé et tout puissant. Il était ministre après tout… Comment imaginer qu'il n'ait pas les moyens d'accomplir ce qu'il s'engageait à réaliser ? Le 30 novembre 2012, c'est le choc. À la télévision, le premier ministre Jean-Marc Ayrault annonce qu'il ne nationalisera pas Florange. Ayrault l'ignore mais, en quelques mots, il vient de déclencher la mécanique qui va mener Marie, Alain et Pascal à voter Front national. Pascal Olivarez : « Ça m'a serré le cœur, j'ai pensé, merde, on s'est encore fait avoir. » Marie da Silva : « On s'est sentis abandonnés. J'ai senti un feu bouillonnant qui me disait : pourquoi t'y as cru ? Pourquoi tu t'es laissée avoir comme ça. Y'a donc plus personne d'honnête en politique, personne qui tient sa parole. » Alain : « Je savais à ce moment-là que des tas de gars de ma boîte allaient se retrouver sur le carreau et c'est exactement ce qui s'est passé. »

Marie da Silva ne le cache pas, c'est à ce moment-là qu'elle s'est plongée dans la profession de foi du Front national qu'elle avait gardée dans un tiroir depuis les dernières élections. Dans la tête de Pascal Olivarez s'est installé un doute sur lequel prospère le Front national, l'idée que le pouvoir politique est ligoté. Que les ministres obéissent à des logiques plus fortes qu'eux. « Je me suis dit : en fait, président de la République, c'est devenu un titre honorifique. La décision de tuer la nationalisation et de fermer les hauts-fourneaux avait dû être prise ailleurs. Dans les grands centres financiers internationaux. Le FMI, la Banque centrale européenne. Et peut-être même qu'au-dessus, il y avait les grands trusts capitalistes étrangers. »

L'imagination galope d'autant plus que personne n'est venu expliquer aux ouvriers ce qui s'était passé dans la coulisse. « Je n'en sais rien moi, lâche Pascal... Même Edouard Martin, il le sait pas, sinon il nous l'aurait dit. Pourquoi il nous l'aurait pas dit ? » Aujourd'hui, l'ancien ministre Montebourg évoque cette période avec un fond de colère et une parole affranchie de la solidarité gouvernementale. Il sait à quel point le basculement de certains ouvriers de l'acier est lié à ce moment.

« À un moment, il faut faire des choix, nous déclare-t-il. Soit vous choisissez d’avoir des éloges dans le Financial Times, soit vous choisissez les ouvriers qui vous ont élu. Bon, moi, j’avais fait mon choix. Le premier ministre et le président de la République ont fait un choix inverse. Pour moi, c'est une humiliation personnelle et une défaite politique. C’était un abandon en rase campagne. Et le prix payé, c’est la chute de la mairie d’Hayange dans les mains du Front national. C’est une énorme faute politique, qui a eu pour conséquence de désespérer le monde ouvrier. Ils attendaient que l’État soit un protecteur quand le système financier devient fou, ce qui est le cas de l’entreprise Mittal. »

D'après Arnaud Montebourg, « rien ne s'opposait à la nationalisation, ni Bruxelles, ni personne. Deux personnes ont brisé le consensus républicain, le premier ministre et le président de la République. La veille, ils m'ont enlevé le dossier ».
Voir dans la vidéo ci-dessous les entretiens avec Jean-Marc Ayrault et Arnaud Montebourg :

Pour Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre, la nationalisation était un risque économique qu'il ne pouvait pas courir. « Moi j'ai pris le dossier en cours et j'ai été tout de suite convaincu que l'option nationalisation n'était pas viable, dit-il. Bien sûr, on aurait pu sauver les hauts-fourneaux artificiellement pendant quelques mois. Et après, on aurait fait quoi ? On aurait reculé pour mieux sauter ?… Il fallait investir un milliard d'euros. Mais on n'était pas certain que cet acier serait vendu. Il n'y a jamais eu de promesse du candidat François Hollande pour nationaliser ce site, ou un autre, d'ailleurs. »

Aujourd'hui, Jean-Marc Ayrault déplore l'impact politique dramatique d'une erreur de communication. « On a laissé se créer une illusion et c'est pas bien, ce n'est pas une manière de traiter les gens », assure-t-il. Arnaud Montebourg va plus loin et laisse entendre qu'il a été trahi par le conseiller économique de François Hollande, Emmanuel Macron. « Je me souviens de cette formule d'Emmanuel Macron, insiste-t-il. Il m'a dit : on saute avec toi. J'ai sauté, je n'avais pas de parachute et je me suis fracassé, avec tout les ouvriers d'Arcelor. Voilà ce qui s'est passé. »

Aujourd'hui, la totalité des ouvriers staffés ArcelorMittal ont été recasés dans la filière froide. Mais depuis la fermeture des hauts-fourneaux, les précaires et les sous-traitants se sont retrouvés au chômage par centaines. Combien exactement ? Au gouvernement, personne ne le sait. Ce n'est pas un secret. C'est juste que personne ne les a comptés. Dans l'entreprise où travaille Alain da Silva, c'est l'hécatombe : « Ma boîte est passée de 60 personnes à 16 et elle est en redressement judiciaire. »

Lionel Buriello, de la CGT, évalue à un millier le nombre de sous-traitants sur le carreau. D'après lui, c'est chez eux que le vote FN a été le plus fort. « Ils le savent qu'ils sont les oubliés, dit-il. Alors ils se disent : si on parle jamais de moi, toi président de la République, toi premier ministre, toi gouvernement, toi syndicaliste… eh bien, je vais voter Front national… Peut-être que, eux, ils parleront de moi. Mais c'est vraiment un vote de rage, parce que franchement, dans l'usine, les militants du FN, on ne les voit jamais. »

Marie et Alain da Silva.Marie et Alain da Silva. © Premières Lignes

Depuis, Alain et Marie da Silva ont quitté le Front national. Après un engagement auprès du maire FN d'Hayange et un contact rapproché avec l'appareil du parti, ils ont fait marche arrière. Choqués par l'autoritarisme et l'islamophobie qu'ils ont rencontrés. En décembre 2014, le maire Fabien Engelmann a été condamné à un an d'inéligibilité dans l'affaire de ses comptes de campagne truqués et a aussitôt fait appel (lire ici). « Nous, on est allés au FN parce qu'on pensait que leur programme économique pourrait aider la sidérurgie, explique Alain da Silva. Ils étaient pour la nationalisation d'ArcelorMittal, aussi pour la remise en cause de la directive européenne sur les travailleurs détachés qui détruisent beaucoup de boulots chez les sous-traitants locaux. Mais ce qu'on a vu à l'intérieur du FN ne nous a pas plu. Pas du tout. On est venus pour un programme économique et on tombe sur des gens qui veulent nous faire peur avec des histoires d'islamistes qui nous coincent dans les rues. Ici, ça n'existe pas. La destruction de l'emploi, ça n'a rien à voir avec les musulmans. »

BOITE NOIREPaul Moreira est journaliste. Plusieurs fois remarqué et primé pour ses enquêtes, il est le fondateur de Premières Lignes, agence de presse et société de production audiovisuelle qui travaille avec plusieurs magazines d'enquête des chaînes de télévision. Il collabore à Mediapart.

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