Quand la courbe du chômage est si mauvaise, et que l’on joue sa réélection dessus, tous les coups sont permis. Quitte à s’arranger avec la réalité, les mots, les chiffres. La semaine dernière, le gouvernement est enfin arrivé à un accord qualifié de « gagnant-gagnant » avec les sociétés concessionnaires des autoroutes françaises, Eiffage, Sanef-Abertis et Vinci. Après plusieurs mois de négociations, les ministères de l’écologie et de l’économie ont effectivement obtenu un lissage de la hausse des tarifs sur huit ans, en échange d’un prolongement de deux à trois ans des contrats de concession mais surtout de 3,2 milliards d’euros pour financer de grands travaux. Des milliards qui vont « contribuer à la relance de l’activité économique et permettre la création d’emplois dans le secteur des travaux publics ». Il s’agirait même de « 10 000 emplois » générés, selon Matignon. Une aubaine. Sauf que c’est faux.
Selon la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), directement concernée, il ne s’agit pas de créer des emplois, mais d’en préserver, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. « La conjoncture est difficile, on a perdu 8 000 emplois en 2014. Cet accord va nous permettre d’en sauver 12 à 15 000, assure le responsable de communication de la fédération. Mais dire qu’on va en créer, c’est une erreur, c’est certain. » La vingtaine de chantiers prévus sont répartis un peu partout en France, et devront débuter à la fin de l’année. « Au moins un département sur cinq sera concerné par un chantier d’envergure », assure un autre document de la FNTP, qui espère compenser ainsi la diminution des projets due à la baisse de dotations des collectivités territoriales et du flou qui entoure leurs nouvelles attributions. Par ailleurs, les sociétés concessionnaires elles-mêmes devraient profiter de cette relance, puisque Vinci et Eiffage sont deux acteurs de poids des travaux publics. Une disposition de l’accord devrait cependant réserver 55 % des appels d’offres à des PME.
Cette annonce en fanfare a donc fait grincer des dents, d’autant plus que le domaine des autoroutes subit, depuis sa privatisation, une érosion continue de ses effectifs, largement passée sous silence. « C’est dilué mais massif », affirme un ancien cadre haut placé, qui a suivi l’évolution du secteur depuis la vente du réseau autoroutier. La branche employait, avant 2006 et la cession de la plus grosse partie des autoroutes au privé, 20 000 personnes. Huit ans plus tard, ils ne sont plus que 13 000.
Jean-Philippe Catanzaro, coordinateur autoroutes de la fédération des transports de la CFTC, a fait partie de toutes les négociations sur l’emploi depuis la privatisation. Il était lui-même employé jusqu’à récemment par Escota, filiale de Vinci, qui gère 500 km d’autoroutes dans le sud de la France. « Dès le départ, chez Vinci, l’objectif était clair, il fallait dégraisser le mammouth, selon les dirigeants. Et c’est vrai qu’avec les 35 heures, on était clairement en sureffectifs. Syndicalement, on était tous d’accord pour accompagner le processus, avec le meilleur cadre possible pour les salariés. La plupart, agents de cabine depuis 30 ans en trois-huit, étaient souvent bien contents de partir avec un bon chèque. » La division en trois entreprises concessionnaires, abritant plusieurs filiales, pour des emplois éparpillés sur tout le territoire, expliquerait aussi la faible mobilisation face à cette hémorragie.
Les premières années sont donc passées sans cris ni fureur, grâce à cette alliance syndicale et patronale. Le dispositif CATS de cessation d’activité avant d’avoir atteint l’âge de la retraite, aidé en partie par l’État, a permis de se séparer d'une grosse partie de la masse salariale. Les usagers des autoroutes ont pu s’en rendre compte. Dans les cabines des péages gérés par Vinci notamment, il n’y a plus personne et le réseau est désormais largement automatisé. Rien que pour Escota, entre 2007 et 2013, 43 % de l’effectif est parti en fumée.
Puis les directeurs ont changé, les PDG aussi, et tout s’est accéléré. « Aujourd’hui, ceux qui partent n’ont pas le choix. Ils peuvent rester, mais cela ne va pas être agréable de continuer à travailler dans les entreprises... » Jean-Philippe Catanzaro assure que le personnel n’a plus « aucune visibilité sur son avenir », et que les « gens ont peur ». Licenciements et ruptures conventionnelles sont désormais largement privilégiés. Les différentes réorganisations internes ont accentué la polyvalence et la reconversion vers des postes plus qualifiés, mais aussi les risques psychosociaux, comme le montrent plusieurs expertises commandées par les comités d’entreprise : détresse psychologique, dépression, voire burn out, la réduction des postes passe de plus en plus mal, après des années de statu quo.
Si le personnel de péage a été fortement touché par l’automatisation, il s’agit aujourd’hui de couper dans la partie « structure », l’administratif en langage autoroute, et la « viabilité », tous ceux qui s’occupent du nettoyage, des espaces verts mais également de la veille et de la sécurité sur les voies. Dans un rapport comptable interne de Vinci sur l’une de ses filiales, l’objectif est clairement énoncé : en 2014, la rentabilité brute d’exploitation atteint son plus haut niveau historique, un record qui s’explique par une forte diminution des charges de personnel. Le géant du bâtiment, à lui seul, aurait contribué à réduire de moitié les personnels travaillant dans la branche autoroute. « Ce n’est pas le gros plan social qui va faire scandale, ça ne se voit pas, complète notre source, un ancien cadre. D’ailleurs, jusque récemment, ça ne posait pas trop de problème. On ne va pas se mentir, supprimer de l'emploi, ça permet de gagner de l'argent, mais il y a des limites à la recherche de la rentabilité. Là, on touche à l’os. »
Cette baisse considérable sur le front de l’emploi intervient alors même que les trois groupes se partageant le réseau français accumulent les bénéfices, tirés notamment de la manne autoroutière : en 2014, Vinci a engrangé près de 2 milliards de bénéfices, Sanef-Abertis 655 millions d'euros (6,2 % de plus que l’année précédente) et Eiffage, de son côté, a annoncé un bénéfice net de 275 millions d'euros pour 2014, en hausse de 7 % sur un an.
Par ailleurs, ces sociétés bénéficient aussi du CICE (crédit d’impôt compétitivité et emploi). En mars 2014, le Journal du Net établissait que Vinci faisait bien partie des entreprises tricolores pouvant appliquer cet avantage fiscal, destiné initialement à « alléger le coût du travail » pour favoriser les embauches. Le journal Les Échos, lors de la mise en place de la mesure, avait estimé que les groupes Vinci et Eiffage pouvaient, tous deux, bénéficier d’une enveloppe de plusieurs dizaines de millions d’euros, sans que l'on puisse obtenir davantage de précisions sur les montants exacts. Dans le domaine autoroutier, cet argent aurait été affecté à la recherche, l’investissement sur la transition énergétique ou encore l’amélioration du service client. Effet pervers, la modernisation des gares de péage a ainsi accéléré l’automatisation et donc la baisse du nombre d’agents en poste. Par ailleurs, selon les syndicats, les entreprises n’auraient pas non plus joué le jeu de la revitalisation des bassins d’emploi abandonnés. Alors qu’il s’agit le plus souvent des zones autour des péages, isolées, rurales, donc peu pourvoyeuses en embauches.
Qu’a donc obtenu l’État en compensation de ce tour de passe-passe ? En plus du financement du plan de relance autoroutier à 3,2 milliards, les sociétés autoroutières se sont engagées à abonder à hauteur de 300 millions sur les trois prochaines années à l’Agence de financement des infrastructures de France, chargée de coordonner le financement des grands projets d’infrastructures (à sec depuis l’échec de l’écotaxe). Elles devront également apporter 200 millions d’euros à un fonds d’investissement dans les infrastructures géré par la Caisse des dépôts. En échange de cette manne financière, silence radio concernant la demande répétée de l’intersyndicale sur l’intégration d’un volet social dans les contrats qui seront passés entre l’État et les sociétés concessionnaires. Le cabinet de Ségolène Royal n'aurait même pas accusé réception. « L’État n’a pas vendu assez cher son réseau, car il avait, à l’époque, besoin d’argent frais rapidement. Le vice originel est là, poursuit le cadre interrogé par Mediapart. Car désormais, les deux parties sont dépendantes l’une de l’autre. Au vu des sommes que le gouvernement retire des concessions, il ne peut pas se permettre de mettre à mal les sociétés qui en sont propriétaires. » Quitte à se priver de tout moyen de pression sur l'emploi.
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