À la fin des années 90, le laboratoire danois Lundbeck fait face à un grave problème. Le brevet de son antidépresseur vedette, le Seropram, va arriver à expiration au début des années 2000. Le médicament sera alors génériqué et Lundbeck perdra mécaniquement des revenus colossaux. Il est temps de lancer un nouveau produit, un simple dérivé du premier, mais dont il faudra convaincre qu’il est meilleur : le Seroplex.
Grâce à des documents internes et aux confidences d’anciens salariés du laboratoire, Mediapart a pu reconstituer l’histoire de ce médicament qui a permis à Lundbeck, à coups de contrats secrets, de lobbying intensif, d’appuis troubles dans les cabinets ministériels ou encore en recrutant des consultants phares comme Aquilino Morelle, d’obtenir gain de cause puis de dégager un chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros en 10 ans. Avec pour conséquence évidente, non pas l’amélioration de la santé des Français, mais une hausse de leur dette via la Sécurité sociale.
Au départ, l’affaire n’était pourtant pas bien engagée. Face à l’arrivée imminente des génériques, le laboratoire américain Forest, à l’origine du Seropram avec Lundbeck, propose à son partenaire danois de commercialiser un médicament « miroir » du Seropram. Lundbeck se montre réticent, préférerait innover. Le Sertindol, un antipsychotique, est mis au point.
Le médicament n’obtiendra toutefois jamais les autorisations nécessaires aux États-Unis. Et en Europe, le produit est retiré du marché en 1998 lorsqu’on découvre qu’il génère des risques d'arythmie cardiaque et de mort subite.
Lundbeck n’a plus rien dans le portefeuille et se retourne vers Forest. Cette fois, il n’y a plus le choix : il faut lancer un ersatz de Seropram. Ce sera le Seroplex. La firme sait qu’en mettant ce médicament sur le marché, elle arrivera par une promotion massue à convaincre les médecins de prescrire son médicament le plus récent.
Seulement, des laboratoires de différents pays se sont déjà lancés dans la conception de génériques. Pour Lundbeck, il s’agit donc de retarder au maximum l’arrivée de ces concurrents, et d’étendre la durée de vie du Seropram en attendant la possible commercialisation du Seroplex. Le tout au détriment des patients, puisque la commercialisation des génériques fait très sensiblement baisser les prix (au Royaume-Uni, où les génériques coûtent il est vrai moins cher qu’en France, le prix du citalopram chutera de 90 % après la commercialisation à grande échelle d’un générique).
À l’époque, c’est le laboratoire allemand Tiefenbacher qui est le plus avancé dans leur conception. Lundbeck décide donc de racheter d’abord un des partenaires de Tiefenbacher, l'italien VIS Farmaceutici, basé à Padoue, pour bloquer le processus de mise sur le marché. Puis Lundbeck se lance dans une guérilla juridique pour freiner les laboratoires ayant la velléité de s’engouffrer sur ce marché.
Lundbeck va carrément payer ces laboratoires concurrents pour qu’ils renoncent à commercialiser leur produit. La transaction est secrète. Il faudra attendre 2010 pour que la Commission européenne réagisse et engage une procédure antitrust. En 2013, plus de 10 ans après les faits, une amende de 93,8 millions d’euros est infligée au laboratoire. Mais Lundbeck fait appel. La procédure est toujours en cours. Et quelle que soit la décision finale, fortune aura été faite.
Car en ce début des années 2000, la concurrence qui aurait été tant profitable aux patients et à la Sécurité sociale est bel et bien écartée. Il s’agit maintenant pour Lundbeck d’introduire le Seroplex sur le marché français au meilleur prix. En 2002, le médicament est validé sans surprise par la commission d’autorisation de mise sur le marché : le rapport bénéfice/risque est jugé « au moins équivalent à celui des produits déjà commercialisés dans la même indication ». Normal : il ne présente pas de différence majeure avec son prédécesseur.
La bataille centrale se joue devant la commission de la transparence. C’est cette commission qui va décider du taux de remboursement par la Sécurité sociale. Surtout, son avis conditionne le prix de vente du médicament. Si la commission juge que l’amélioration du service médical rendu est nulle (ASMR 5), le médicament sera vendu au prix du générique. Autant dire que pour Lundbeck, ce serait un échec total : il n’est même pas utile de le commercialiser.
Si, en revanche, la commission de la transparence estime que le médicament équivaut à une amélioration thérapeutique même « mineure » (ASMR 4), la gloire est assurée. Mais comment convaincre la commission de la transparence de valoriser un médicament qui « est en réalité une copie en couleurs du précédent », selon un ancien cadre du laboratoire qui estime que « jamais aucune étude n’a montré que le Seroplex apportait une quelconque amélioration par rapport au Seropram » ? Un jugement que le PDG France de l'époque, Jacques Bedoret, nuance à peine : « Il n'y avait pas de certitude que le Seroplex comportait un avantage par rapport au Seropram. »
En décembre 2002, sans surprise, le laboratoire reçoit un projet d’avis de la commission de la transparence qui lui annonce qu’en l’état, le dossier sera rejeté. Cet échange doit permettre au laboratoire de s’adapter ou de retirer son dossier afin de le présenter plus tard dans de meilleures conditions, éventuellement après des études complémentaires. C’est le choix que fait Lundbeck en mai 2003.
Le laboratoire danois représente donc son dossier un an plus tard, en juin 2004. Mais c’est l’échec. La commission délivre une ASMR 5. Il va falloir passer par une sorte de procédure d’appel.
Pour obtenir gain de cause, Lundbeck ne ménage pas ses efforts. Comme nous l’avons déjà raconté, ce qui a donné lieu à l'ouverture d'une enquête judiciaire par le parquet de Paris, le laboratoire est en contact avec Renée-Liliane Dreiser, rhumatologue, experte auprès de la commission de la transparence et de la commission d’AMM. Cette femme est la cheville ouvrière d’un petit groupe d’amis, composé de Gilles Bouvenot (vice-président de la commission d’AMM de 1999 à 2003, puis président de la commission de la transparence de 2003 à 2014, qui nie avoir participé à ces réunions) ; Bernard Avouac (qui a présidé la commission de la transparence de 1989 à 1998 et ne nous a pas répondu), Jean-Pierre Reynier (vice-président de la commission d’AMM de 1994 à 2002 et qui ne nous a pas répondu) ou encore Christian Jacquot (membre de la commission d’AMM de 1996 à 2012, et qui n’en a pas de souvenir).
Deux réunions sont discrètement organisées à Marseille, à quelques mois d’écart. Contre rémunération, ce petit groupe donne des conseils au laboratoire sur la meilleure façon d'obtenir gain de cause devant la commission.
Gilles Bouvenot prétend qu’il n’a jamais eu de rencontre secrète avec des représentants de Lundbeck. Il a pourtant reçu en toute discrétion à Marseille, à l’hôpital Sainte-Marguerite, Claus Baestrup, alors PDG Monde du laboratoire danois. Interrogé sur les raisons de cette rencontre, Claus Braestrup explique qu’il « ne se souvien(t) pas des motifs précis de la rencontre » car « il y en a eu beaucoup ». Gilles Bouvenot, lui, nous a répondu qu'il réservait ses réponses aux enquêteurs.
Mais le laboratoire ne s’est pas contenté d’essayer de séduire le président. La commission de la transparence est composée d’une vingtaine de membres : le laboratoire n’en négligera aucun. Les meilleurs lobbyistes sont recrutés, tel Jacques Biot, aujourd’hui président de Polytechnique. Ou les spécialistes les plus respectés, comme Édouard Zarifian, mort en 2007, psychiatre et figure universitaire éminemment respectée, notamment connu pour avoir rendu au ministère de la santé en 1996 un rapport très critique sur la surconsommation française de psychotropes, en particulier des antidépresseurs.
Dès février 2004, un courriel est envoyé par Sylvia Goni, directrice des affaires médicales chez Lundbeck, où sont planifiées des rencontres avec les membres de la commission. Quand nous lui avons demandé des explications sur ce message, Sylvia Goni nous a certifié qu’elle n’en a jamais eu connaissance et que sa boîte mail avait dû être piratée. « J’ai visiblement servi de boîte aux lettres. »
Le document qui transite par sa boîte montre le lobbying intensif opéré par le laboratoire auprès de l’ensemble des membres de la commission de la transparence. À chaque fois est indiqué le moment où l’entreprise va tenter de rencontrer les membres, et une stratégie est définie, avec parfois quelques commentaires sur le profil des intéressés.
À l’époque, le psychiatre Michel Petit, qui peut être considéré comme un rouage important pour juger d’un antidépresseur, est par exemple décrit comme « connu pour être raide ; généralement défavorable à l’industrie, et ayant pesé dans les décisions négatives antérieures ». D’où la préconisation d’un « canal spécifique » pour le toucher.
Certaines appréciations peuvent faire sourire. Comme le mot « ami », accolé à François Lhoste, représentant du ministère de l’économie au CEPS, et mis en examen dans l’affaire du Mediator, comme nous l’avons raconté.
Un autre membre de la commission de la transparence nous a raconté comment des statisticiens danois s’étaient spécialement déplacés pour tenter de le convaincre – avec succès – des bénéfices du médicament pour les patients présentant une dépression d’intensité plus sévère. « Je me suis fait rouler dans la farine. Je regrette aujourd’hui ce choix. Je me suis trompé », nous a expliqué ce médecin. Au passage, le médecin précise que Gilles Bouvenot, président de la commission de la transparence, savait lui aussi influencer les votes. « On se disait : on sait comment on doit voter. » Comment Gilles Bouvenot a-t-il personnellement voté ? Impossible à dire. Le choix de chacun des membres n’est pas transparent, au sein de cette commission qui porte mal son nom.
Le médecin approché par les Danois raconte quelque chose qui l’a cependant encore plus « choqué ». À l’époque, il dit avoir reçu un coup de fil d’un membre du cabinet de Philippe Douste-Blazy, nommé Olivier Blin, lui expliquant que « le Quai d’Orsay (ministère des affaires étrangères) plaidait en faveur d’une décision favorable pour “ce médicament fabriqué par un petit laboratoire danois en difficulté” ». Le médecin en a été très troublé : « Un coup de fil du ministère, ça fait quelque chose, c’est quand même une autorité. »
En réalité, Olivier Blin passe dans cette période de très nombreux appels. Arrivé au cabinet par les réseaux du ministre Philippe Douste-Blazy, il se démène corps et âme pour le médicament, selon le récit que nous en ont fait plusieurs anciens membres du cabinet, ainsi que certains responsables de Lundbeck de l’époque.
Sa façon de faire trouble et dérange. La commission de la transparence a été créée précisément pour que le pouvoir politique ne se mêle plus des prix des médicaments, à la suite de nombreuses dérives. Par ailleurs, rien n’indique qu’en tant que « chargé de mission », Olivier Blin avait à prendre la main sur les affaires touchant aux médicaments. Fabienne Bartoli était officiellement « conseillère technique pour les industries de santé » et se battait contre l’interventionnisme tous azimuts d’Olivier Blin. Elle avait fort à faire.
Le cabinet comptait également Claude Griscelli (rémunéré par des laboratoires alors même qu’il était au cabinet de Douste-Blazy, comme l’a établi le scandale du Mediator). Et Émilie Schällebaum, chef de cabinet adjointe, chargée des relations avec le Parlement, aujourd’hui devenue directrice de la communication et des affaires publiques chez… Lundbeck. Le monde est petit.
Mais à l’époque, c’est bien Olivier Blin qui tire les ficelles. Rencontré dans le cadre de notre enquête à Marseille, à l’hôpital de la Timone où il exerce comme chef du service de pharmacologie clinique et de pharmacovigilance, il ne nie pas avoir eu de bonnes relations avec Lundbeck.
À tout le moins. En 2003, quelques mois avant de rentrer au cabinet, il réalise différentes analyses pour le compte du laboratoire, notamment celle-ci, qui touche précisément au Seroplex.
Nous avons, dans des documents internes, retrouvé différentes factures, comme celle-ci, au titre de « réunions de travail ».
Après son passage au cabinet, même s’il dit ne pas s’en souvenir, Olivier Blin travaille de nouveau pour le laboratoire danois (rédaction d’articles scientifiques, contrats de conseils, participation financière au budget du laboratoire…). Une récompense ? « Je n’ai pas reçu de chèque pour ce que j’ai fait au ministère », assure Olivier Blin.
Il explique : « C’est vrai que j’ai reçu au moins trois fois des membres de Lundbeck au ministère. Mais je n’ai jamais tenté d’influencer la commission de la transparence. » Dans ce cas, s'il ne pouvait rien pour eux, pourquoi les recevoir, et à de nombreuses reprises ? « Je leur ai dit que selon moi, leur dossier méritait un réexamen, mais cela s’est arrêté là. Pour moi, le dossier technique montrait des éléments qui laissaient à penser que ce médicament était supérieur au médicament précédent. Le pire est d’avoir une dépendance vis-à-vis d’un laboratoire. Or je n’ai jamais travaillé avec un seul laboratoire. Et tout ce que j’ai fait, je l’ai toujours déclaré. » Lundbeck n’a pas voulu nous dire quelle somme d’argent avait été versée au total, au fil des ans, à Olivier Blin.
Certaines correspondances internes auxquelles nous avons eu accès laissent toutefois supposer un rôle plus trouble, comme ce mail dans lequel le consultant Jacques Biot explique avoir rédigé une note pour Olivier Blin de façon à mieux convaincre. Mais à mieux convaincre qui ?
Interrogé sur son éventuelle intervention en faveur de ce médicament, Philippe Douste-Blazy s’est montré plus qu’ignorant : « Lund quoi ? C’est de quelle nationalité, ce laboratoire ? Le Seroplex, j’en ai entendu parler pour la première fois pour un membre de ma famille, en 2009 ou 2010. Je ne suis jamais intervenu pour ce médicament, et je n’ai jamais demandé à personne d’intervenir. Je ne savais pas qu’Olivier Blin avait travaillé pour ce laboratoire. » Comment juge-t-il que celui-ci ait reçu, selon ses dires, des membres de ce laboratoire et de bien d’autres ? « C’est complètement anormal ! Jamais un cabinet ne doit recevoir des labos ! C’est vraiment une honte ! À l’époque, personne ne m’a rien dit. »
En mai 2004, la revue Prescrire, une référence dans le secteur au vu de son indépendance, écrit après une analyse précise que « le médicament n’apporte rien de nouveau. L’escitalopram (Seroplex) n’a pas d’avantage démontré en termes de bénéfices ni de risques par rapport au Citalopram (Seropram) dont il est un isomère ».
En octobre 2004, la commission de la transparence revient toutefois sur sa décision première. En se fondant sur des différences chiffrées réelles mais minimes dans les critères d’évaluation, l’ASMR 4 est accordée pour « les épisodes dépressifs majeurs », avec un taux de remboursement de 65 % par la Sécurité sociale et un prix à préciser qui sera dès lors forcément avantageux. Le marché s’ouvre au Seroplex.
Reste à en fixer le prix précis, ce qui est du registre du CEPS (Comité économique des produits de santé). Et là, l’opacité est à peine moins grande. Noël Renaudin, alors président du CEPS, explique que la doctrine du comité était toujours la même : « Dans ce genre de situations, pour une ASMR 4, on calculait le prix du marché pondéré des médicaments comparables. »
La chose est cependant un peu plus compliquée. Car l’entreprise souhaite avoir le prix le plus élevé possible, non seulement pour la France (leader du marché à l’époque), mais aussi parce que les autres pays négocient ensuite en fonction du prix français.
L’arrangement est donc le suivant : le CEPS autorise l’industriel à vendre à un prix plus haut. Simplement, pendant trois ans, le laboratoire paye une ristourne à l’assurance maladie dont le montant n’est pas rendu public, et qui est censée compenser, grâce à de savants calculs, le déficit occasionné auprès de la Sécurité sociale. Mediapart a eu accès à cette convention.
Des projections sont établies sur les volumes et les posologies. Des estimations sont faites sur ce qui sera vendu. Au bout de trois ans, si le médicament a mieux marché que ce qui était envisagé, le prix est revu à la baisse.
Noël Renaudin défend ce type de compromis. Il en a signé énormément tout au long de sa présidence de 1999 à 2011 : « On récupère dans un second temps l’argent. Donc pour nous, cela n’est pas grave et pour les entreprises, le prix facial est extrêmement important pour le commerce parallèle. Si le prix est moins fort qu’en Allemagne, les grossistes allemands vont venir se fournir en France, et la maison mère ne sera pas contente. On trouve donc un arrangement. Mais ce terme n’a rien de péjoratif. On se fiche de l’intérêt de l’entreprise, mais on se met à sa place. En l’occurrence, il y avait un risque que Lundbeck sacrifie le marché français, or à l’époque, le Seroplex nous paraissait être un produit assez intéressant. Quand vous êtes demandeur, vous cherchez un arrangement. »
Sur la confidentialité d’accords bilatéraux qui engagent pourtant la France, Noël Renaudin se défend tout autant. « Les entreprises ne souhaitent pas que les conventions soient publiques. Si ce n’était pas confidentiel, plus rien ne serait possible. C’est comme les délibérations du CEPS (les débats au sein du comité). Si les délibérations étaient publiques, les membres y prendraient des postures. Il serait difficile de trouver un consensus. »
La pratique pose cependant question : au bout du compte, ce sont les mutuelles (qui en ont les moyens), les Français sans mutuelle (qui en ont beaucoup moins), et les habitants des pays pauvres, qui en payent les conséquences. Car en Roumanie ou en Bulgarie, le prix du médicament sera directement impacté par le prix français.
En 2007, d’après les informations que nous avons pu consulter dans des documents internes, le montant de la ristourne s’élevait à environ 2 millions d’euros par an. Le comité demande cette même année au laboratoire de baisser le prix du médicament, ce qui donne lieu à de nouvelles négociations.
Marie-Laure Pochon a alors déjà succédé à Jacques Bedoret à la tête de Lundbeck. Elle va à son tour déployer des trésors d’énergie. Afin de convaincre différents membres du CEPS, et comme nous l’avions révélé en avril 2014, Lundbeck s’attache alors les services d’Aquilino Morelle dans un rôle de lobbyiste. Celui qui deviendra quelques années plus l’homme fort de l’Élysée sous François Hollande mais qui, à l’époque, est surtout inspecteur à l’Igas (Inspection générale des affaires sociales), est rémunéré 12 500 euros pour sa mission qui consiste, à rebours de toute déontologie, à mettre à la disposition du laboratoire son carnet d’adresses, son relationnel, sa force de conviction.
À l’Igas, un an après les faits, la sanction n’est toujours pas tombée. Judiciairement, après une enquête préliminaire, la justice a récemment classé l’affaire – les faits, confirmés, ne pouvant relever de la prise illégale d’intérêts. Aquilino Morelle s’est médiatiquement fortement prévalu de cette décision. Mais personne ne lui a demandé ce qu’il pensait de ce médicament et de ce qu’il avait coûté aux Français alors qu’en tant que serviteur de l’État, il était censé défendre l’intérêt général.
En cette fin d’année 2007, Marie-Laure Pochon a également d’autres arguments dans sa poche. Elle promet l’implantation d’une usine Lundbeck de production en France, à Sophia-Antipolis, par le rachat de Elaiapharm, partenaire de longue date du laboratoire danois. Cela fait des années que Lundbeck évoque cette possibilité quand il lui faut négocier quelque chose avec l’État. Une promesse a même été faite dès 2004, mais elle a été rangée au fond du tiroir une fois que le Seroplex a obtenu l’avis espéré. Cette fois, c’est sûr, dit Marie-Laure Pochon. « Un ministre n’aurait pas compris que je ne tienne pas compte de l’enjeu industriel », se justifie aujourd’hui Noël Renaudin, qui explique avoir demandé aux membres du CEPS une certaine clémence à l’égard de Lundbeck au vu de cet enjeu. Lundbeck obtient le prix espéré.
Ces installations d’usine sont habituelles dans l’histoire de l’industrie pharmaceutique. Plusieurs ministres se sont montrés plus souples dans des négociations face à des promesses d’emploi, particulièrement dans leur circonscription. Sauf que bon nombre de ces « usines à roulettes » n’ont pas tenu sur la durée. Leur existence pose une autre question : est-ce à l’assurance maladie de financer la politique industrielle de la France ?
Toujours est-il que l’inauguration du nouveau site de production de Lundbeck se déroule le 4 décembre 2009 en présence de Christian Estrosi, ministre chargé de l’industrie, et par ailleurs député de la circonscription. Quelques mois plus tard, Marie-Laure Pochon deviendra chevalier de la Légion d’honneur sur son contingent.
Le Seroplex, lui, fait partie à ce moment-là des dix médicaments les plus remboursés en France (voir ici par exemple le classement de 2011). En additionnant les chiffres officiels de la Sécurité sociale (disponibles jusqu’en 2013), on s’aperçoit que le chiffre d’affaires du Seroplex a atteint plus d’un milliard d’euros. Et que la Sécurité sociale a déboursé environ 700 millions d’euros pour le rembourser.
Il faut dire que la promotion du médicament a été soignée. En 2008, la revue Prescrire épingle une publicité pour le Seroplex qui a pour slogan « Un nouvel élan pour s’aimer ». La revue moque un affichage pour un antidépresseur que l’on pourrait croire réalisé pour un fard à paupières.
D’autres sonnent l’alerte comme le sénateur François Autain qui, au Sénat, évoque le Seroplex comme un médicament « inutile » et coûtant bien trop cher à la Sécurité sociale. À l’époque, le groupe communiste défend par amendement l’idée que la Sécurité sociale puisse disposer d’un droit de veto sur certains médicaments qu’elle jugerait inefficaces. Le gouvernement s’y oppose.
Tous les 5 ans, la commission de la transparence réexamine les médicaments pour lesquels elle a rendu un avis précédemment. En 2013, chose relativement rare, elle revient en arrière sur le Seroplex. Sa justification ? Des études complémentaires ont été réalisées par le Nice (l'Institut national de la santé et de l'excellence clinique en Grande-Bretagne), qui établissent catégoriquement que les quelques avantages chiffrés existants sont en réalité sans intérêt pour le patient.
En février 2014, Gilles Bouvenot achève son mandat de président de la commission de la transparence. Quelques jours plus tard, à peine débarrassé de ses fonctions, il rencontre Sylvia Goni dans un café d’une gare parisienne, en compagnie de Bernard Savarieau, un consultant qu’il connaît très bien. A-t-il fait des offres de services, ce qui est formellement interdit par la loi ? Pas du tout, à l’en croire. Gilles Bouvenot, qui reste flou, explique qu’il a simplement éclairé le laboratoire sur la meilleure façon de comprendre un avis récent de la commission de la transparence. Sylvia Goni explique de son côté que Gilles Bouvenot prétend s’être joint par hasard au rendez-vous. Gênée par sa présence, elle dit avoir renoncé à travailler avec Bernard Savarieau sur le dossier évoqué… Quant à ce dernier, il a refusé de répondre à nos questions.
Quoi qu'il en soit, les plus belles histoires ont une fin : le brevet du Seroplex a expiré en 2014. Pour Lundbeck, l’enjeu est toujours le même : le marché français est plus que porteur, les firmes ont réussi à y convaincre de nombreux médecins qu’un coup de blues devait se soigner par la prise de médicaments.
Anticipant cette chute de brevet, et pour échapper à sa propre dépression, Lundbeck a donc essayé de lancer un nouvel antidépresseur, le Brintellix. Bis repetita ? En février 2015, la commission de la transparence a délivré une ASMR 5, au motif que le Brintellix n’apportait pas de progrès thérapeutique. Cette fois, Lundbeck va devoir trouver autre chose.
BOITE NOIRESi nous avons pu discuter avec des salariés et d'anciens salariés de Lundbeck, l'entreprise en tant que telle n'a pas souhaité répondre à nos questions au motif qu'elle réservait ses explications à l'autorité judiciaire. Même réponse de Gilles Bouvenot qui, toutefois, lorsque nous l'avions rencontré, avait nié toute réunion confidentielle avec des responsables du laboratoire Lundbeck.
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