C’est un article inhabituellement long dans un projet de loi. 20 pages techniques et mouvantes, sous le feu des lobbys. Il a été adopté vendredi 10 avril dans la nuit, après l’examen de 123 amendements déposés jusqu’à la dernière minute. S’il est aussi débattu, c’est parce qu’il est sans doute l’un des plus structurants du projet de loi de santé. Le texte dans son ensemble a quant à lui été adopté par l'Assemblée mardi 14 avril. Les groupes PS, radicaux de gauche et écologiste l'ont voté par 311 contre 241. Le Front de gauche, ainsi que l'opposition UMP et UDI (centriste), ont voté contre. Le Sénat devrait examiner le projet en juin ou juillet.
L’article 47 crée « les conditions d’un accès ouvert aux données de santé », aux acteurs publics comme privés : chercheurs, associations de patients, laboratoires pharmaceutiques, complémentaires santé, etc. Pour la ministre de la santé Marisol Touraine, il fait entrer la France « parmi les pays les plus volontaristes » en la matière. Toutes les données de santé vont être regroupées au sein du Système national des données de santé (SNDS) : celles issues des 1,2 milliard de feuilles de soins transmises par l’assurance maladie, des 11 millions de séjours hospitaliers, les causes de décès, les soins remboursés par les complémentaires santé, tout cela avec une profondeur historique de 14 à 20 ans. Si elles pouvaient parler, ces données raconteraient les moments clés de la vie de chaque Français : naissance, maternité, maladie, handicap, dépendance, décès.
Les perspectives dévoilées par cette ouverture sont « immenses », explique Marcel Goldberg, professeur de biostatistique et d’informatique médicale, chercheur à l’Institut national de santé et de recherche médicale (Inserm). La France, grâce à son système de protection sociale très centralisé, constitue depuis 15 ans « la plus grande base de données de santé du monde, poursuit-il. En l’ouvrant, et en multipliant les études par des acteurs divers, nous allons pouvoir vérifier l’efficacité des politiques publiques, confirmer ou infirmer des soupçons sur un médicament, déceler des effets secondaires rares, étudier les problèmes de santé à des niveaux territoriaux très fins, documenter plus précisément les inégalités sociales de santé ». Cette liste des bénéfices potentiels en termes de santé publique n’est pas exhaustive.
Au niveau économique, l’ouverture de cette base est un enjeu de compétitivité pour la France. « Si j’étais ministre de la santé ou de l’économie, c’est là que j’investirais », affirme Marcel Goldberg. Philippe Lamoureux, le directeur général du Leem, le syndicat de l’industrie pharmaceutique, confirme : « la France a la possibilité de devenir un grand pays de recherche en pharmacovigilance et en pharmaco-épidémiologie », c’est-à-dire l’étude en vie réelle, sur une large population, des bénéfices et des risques des médicaments.
Avec cet article 47, il est aussi question de démocratie et de transparence du système de santé. Le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss), qui regroupe toutes les associations de patients, avait déjà accès à la grande base de données de l’assurance maladie. Il l’a utilisé pour nourrir un Observatoire citoyen des restes à charge, qui a par exemple révélé l’an dernier les montants très variables des tarifs journaliers de prestation, non pris en charge par l’assurance maladie, mais facturés de manière opaque par les établissements de santé.
Mais comme toujours en matière de santé, les bénéfices doivent être considérés à la lumière des risques. Plusieurs types d’acteurs sont soupçonnés d’un mésusage des données de santé. Les laboratoires pharmaceutiques bien sûr, qui truffent souvent de subtils biais leurs études sur leurs médicaments, afin de les rendre plus favorables. Un accès sans restrictions aux données de santé pourrait également leur permettre d’orienter leurs visites médicales sur les praticiens qui prescrivent le moins leurs médicaments. Cette finalité de « prospection commerciale » est interdite par l’article 47. Et s'il y a le moindre doute sur « l’intérêt public » d’une étude que souhaite réaliser un laboratoire pharmaceutique, il n’aura pas d’accès direct aux données, mais devra passer par l’intermédiaire d’un laboratoire ou d’un bureau d’études, qualifié de « tiers de confiance ».
L’accès aux données de santé par les complémentaires santé est lui aussi encadré. Une finalité est strictement prohibée : « l'exclusion ou la modification des contrats d'assurance et la modification de cotisations ou primes d'assurance d'un individu ou groupe d'individus présentant un même risque. » L’assurance santé ne peut donc pas évoluer sur le modèle de l’assurance automobile, avec des bonus et des malus en fonction du profil de risque des personnes.
Mais le risque qui inquiète le plus le législateur, le gouvernement et l’administration est la violation de la vie privée. L’article 47 prévoit d’ouvrir très largement les données agrégées totalement anonymes, par exemple sur la démographie des médecins, l’activité des professionnels de santé par département, la consommation de chaque médicament, etc. Mais il ouvre un accès contrôlé à l’ensemble des données de santé, y compris individuelles et « réidentifiables » : seul le numéro d’identification de l’assuré est masqué, mais sont indiqués les dates de naissance, lieux de résidence, pathologies, dates et lieux d’hospitalisation, etc. En faisant quelques recoupements, il est très facile de retrouver un dossier médical.
La presse est ici soupçonnée. Pour Marisol Touraine, « on voit bien comment (certains) titres de presse pourraient vouloir accéder à des données de santé qu’ils utiliseraient de manière plus nominative ». Au bout du compte, pour les journalistes, cet article 47 ressemble plus à une fermeture qu’une ouverture. Car à la fin des années 90, trois journalistes – François Malye, Philippe Houdart et Jérôme Vincent – sont parvenus à forcer, légalement, la base de données des hôpitaux, le PMSI, en obtenant au forceps une autorisation d’accès auprès de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil). Avec cette base de données, dont ils disposent sur CD-ROM, ils réalisent le palmarès des hôpitaux, aujourd’hui pour le magazine Le Point. Ils ont également écrit Le Livre noir des hôpitaux, qui dévoile par exemple les taux de mortalité ahurissants de certains services de chirurgie de petits établissements.
En 15 ans d’exploitation de la base de données hospitalières, il n’y a eu aucun incident. Mais le ministère considère que les contrôles sont insuffisants. Cet article 47 est donc l’occasion de fixer de nouvelles règles : en plus de l’autorisation de la Cnil, les journalistes, comme tous les autres acteurs privés, devront présenter l’objectif de leur recherche à un nouvel Institut national des données de santé, qui doit s’assurer que l’objectif poursuivi est bien d’« intérêt public », mais aussi leur méthodologie à un comité d’experts. Le ministère et l’administration de la santé a fait le choix d’un dispositif hypersécurisé, à double verrou : un arsenal de contrôles a priori et des sanctions a posteriori. Car la violation du secret médical est un délit lourdement sanctionné par la loi. Garantie supplémentaire : le système d’information en cours de construction permettra de tracer toutes les recherches.
Le journaliste du Point, François Malye, est furieux : « C’est hallucinant. On assiste au rétablissement du contrôle préalable au travail des journalistes. C’est contraire au droit de la presse. Nous sommes des journalistes, pas des scientifiques. Nos recherches sont, par essence, d’intérêt public et nous n’avons pas à soumettre nos méthodes de travail. Si des personnes ne sont pas satisfaites du résultat, elles peuvent toujours nous attaquer en diffamation. » Le Point s’est même vu refuser cette année l’accès à la base de données hospitalières, l’administration expliquant qu’elle attendait la sortie des prochains textes. L’association des journalistes de l’information sociale a embrayé, multipliant les tribunes, comme dans Mediapart. Pour sa secrétaire générale, la journaliste santé Véronique Hunsinger, « le journaliste de données est l’avenir en matière de santé. Cet article cherche à entraver la liberté d’informer. Et on revient de plus loin encore, car dans le projet de loi initial, les journalistes n’avaient plus aucun accès direct aux bases de données ».
Ces arguments sont entendus, à l’intérieur de l’administration, par les tenants d’une plus large ouverture des données. Ils considèrent que les journalistes se battent « pour une plus grande transparence, au bénéfice de tous ». Le filtre d’un comité d’experts se prononçant sur la méthodologie fait craindre une mainmise des chercheurs sur la base, donc une exploitation très académique. Pour Christian Saout, du Ciss, « cet article 47 est mou du genou. Il trouve un équilibre dans un contexte de crispation du corps médical, de la société française. L’argument de la réidentification est instrumentalisé. Bien sûr, il y a un risque ultime d’accès à des données individuelles, mais il est sanctionné. En réalité, les chercheurs et l’administration veulent garder la main sur ces bases ».
Côté complémentaires santé, un acteur se voit lui aussi limité dans son accès aux données de santé. Le réseau de soins Santéclair, une filiale d’assureurs et de mutuelles, utilise depuis de nombreuses années la base de données hospitalières pour construire des « services » pour ses 8,5 millions d’assurés. En plus d’un réseau d’opticiens ou de dentistes sélectionnés sur des critères de prix, Santéclair leur propose des palmarès des maternités ou des services de cancérologie. « Nous voulons casser la distorsion de l’information, l’inégalité entre ceux qui sont bien informés et les autres, explique sa directrice générale Marianne Binst. Ces services en ligne sont un succès : leur fréquentation augmente de 30 % chaque année. Mais en l’état actuel du texte, nous n’aurons plus accès aux données brutes. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir continuer à construire nos services. »
Est-ce que l’ouverture des données de santé va rendre plus transparentes les pratiques médicales ? En Angleterre, où ce mouvement d’“open data” est déjà bien avancé, sont diffusés les indicateurs de performance des cabinets de médecine générale et même le niveau de satisfaction des patients. La perspective a de quoi ulcérer les médecins français, rétifs au contrôle de l’assurance maladie, et plus encore à celui des complémentaires santé. Marianne Binst affirme vouloir « casser la mainmise de l’assurance maladie et des médecins sur le système de santé ». Santéclair, qui dispose d’une importante équipe de statisticiens, s’est d’ailleurs associé au Ciss pour créer l’Observatoire du reste-à-charge, qui dénonce les abus médicaux en tout genre. Mais est-ce au privé de faire ce travail de transparence ? « Pourquoi l’État et l’assurance maladie ne s’en chargent-ils pas ? » interroge Marianne Binst. Christian Saout est sur la même ligne : « Si l’assurance maladie n’organise pas mieux le système de santé, le privé va s’en charger. »
BOITE NOIREJe fais partie de l’Association des journalistes d’information sociale, et je soutiens leur combat pour un accès moins encadré des journalistes au système national des données de santé. J’ai cependant pris le parti d’une approche non partisane sur ce sujet.
Cet article a été modifié le 14 avril dans l'après-midi : Des professionnels de santé m'ont fait remarquer le réseau de soins Santéclair sélectionne ses professionnels – dentistes, opticiens, audioprothésistes – sur des critères de prix et non de qualité. Cette remarque est justifiée, j'ai donc modifié l'article dans ce sens.
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