Le 1er avril 2015, une quinzaine de proches se sont rassemblés à Font-Vert, dans le 14e arrondissement de Marseille, en mémoire de Morad Touat. Un an plus tôt, l’adolescent de 16 ans a chuté d’un balcon en tentant d’échapper aux policiers. Après quatre jours de coma, il est décédé à l’hôpital Nord au petit matin du 5 avril 2014, énième victime d’une guerre contre la drogue qui n’en finit plus. L’affaire a été classée sans suite le 10 juillet de 2014, enterrée dans la torpeur de l’été après une enquête expédiée par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). « Notre vie a basculé, le 10 juillet on a eu l’impression qu’ils avaient tué Morad une deuxième fois », dit sa mère Samia Cherraft, 45 ans.
Ce 1er avril 2015, la scène est d’une tristesse infinie. Au pied du petit bloc de six étages, les proches ont déposé des bouquets de fleurs et des autocollants « Urgence notre police assassine ». Sur le béton gris du bâtiment K, une main a tracé des cœurs et une autre plus rageuse a écrit : « Morad tuer (sic) dans les mains des flics ». Une fois les gerbes déposées, les petits groupes restent là, debout sur le parking dans le mistral glacial. Incertains de la marche à suivre. L’un des frères aînés de Morad tente de rameuter quelques jeunes. Mais les choufs, qui « détronchent » en silence chaque passant aux entrées de la cité, ont mieux à faire.
À une centaine de mètres de là, l’un de ces guetteurs se balance dans son fauteuil, indifférent au rassemblement voisin. Un petit feu se consume en fumée noire devant les jardins partagés qui bordent le bâtiment K. « Ils récupèrent du cuivre », explique Salim, 19 ans, enfant de la cité. Yeux clairs, tignasse bouclée et sourire de beau gosse, Morad, lui, n’était pas du quartier, mais il y traînait souvent depuis quelques mois. Ses copains ne font pas mystère que le gamin du centre-ville y venait surtout pour dealer. Le bâtiment K est d’ailleurs connu comme l’un des principaux points de vente de Font-Vert.
Le 1er avril 2014, vers 15 heures, un équipage de la Brigade anticriminalité (Bac), affecté ce jour-là au secteur nord, repère le ballet habituel des clients au pied de l’immeuble. Une deuxième Bac remonte en renfort du centre-ville et les sept policiers montent une opération de flagrant délit en quelques minutes. Deux fonctionnaires en civil, qui « passent » bien et ne sont pas connus dans la cité, sont envoyés en clients. Les deux gardiens de la paix entrent sans se faire identifier dans le bâtiment K, suivis à distance par un troisième.
Dans la cage d’escalier, le premier policier surprend une transaction. Il tombe nez à nez avec Morad, assis sur une chaise, sa sacoche sur les genoux. Le policier connaît bien le gamin pour l’avoir interpellé à plusieurs reprises pour des vols avec violence à Noailles, dans le centre-ville de Marseille. Morad le reconnaît aussi. Il pique un sprint vers un appartement au deuxième étage, en jetant, selon les policiers, sa sacoche dans l’escalier. Laquelle contient le début de recette du jour – 350 euros, plusieurs centaines de grammes de barrettes de résine et d’herbe de cannabis ainsi qu’un livre de comptes. Le policier à ses trousses, Morad traverse l’appartement et déboule sur le balcon qu’il enjambe. À quelque 7 mètres au-dessus du sol.
Ce n’était pas la première fois qu'il s'y cachait. Le 26 mars 2014, raconte sa mère, l’adolescent et un de ses collègues y avaient déjà trouvé une planque accueillante, leur permettant d’échapper à une descente de flics. Les policiers n’avaient pu récupérer que « sa sacoche, son iPad, et ses clefs de scooter – qui était en règle », abandonnés en panique en bas de l’immeuble. « Ce sont des réseaux bien structurés où on ne mélange pas tout : il y a l’appartement-nourrice où on stocke et celui où on se cache », explique sa tante Rania, 49 ans, ancienne actrice du milieu associatif.
La suite est moins claire : Morad a-t-il sauté en espérant passer d’un balcon à l’autre, une technique éprouvée pour échapper à la police ? Ou a-t-il chuté accidentellement ? D’après nos informations, le policier a d’abord commencé par mentir – dans son PV d’intervention puis devant la brigade criminelle – prétendant que Morad lui avait claqué la porte au nez. Puis le 2 avril 2014, convoqué par l’IGPN et apprenant de son officier l’existence d’un témoin visuel de la scène, il a reconnu qu’il était entré, mais avait menti, ne sachant pas si c'était légal. Il aurait poursuivi l’adolescent jusqu’au balcon où il aurait tenté de le retenir par le poignet en lui criant de ne pas sauter. Le gamin se serait laissé pendre par les deux mains, avant de basculer en arrière, chutant sur le dos sous les yeux du policier. Lequel, paniqué, re-dévale les escaliers. Et affirme à ses collègues – puis à sa hiérarchie et aux enquêteurs – qu’il s’est heurté à une porte close.
Au sol, Morad, qui se convulse de douleur, est pris en charge par un des policiers, ancien sapeur-pompier qui le place en position latérale de sécurité (PLS). Sa tête a violemment heurté le bitume du parking. Il souffre d’un grave traumatisme crânien, avec une fracture de l’os pariétal (sur l’arrière du crâne). Un policier demande l’intervention des sapeurs-pompiers et de renforts, craignant l'émeute. Emmené par le Samu à l’hôpital Nord, Morad décédera en salle de réanimation au bout de cinq jours de coma.
L’enquête, d’abord confiée à la sûreté départementale puis à l’IGPN à partir du 2 avril 2014, se résume, selon nos informations, à peu de chose. Aucun horaire, pas d’enregistrement du trafic radio des policiers, ni de relevés téléphoniques qui auraient permis de préciser la chronologie du drame. Les enquêteurs n'ont pas non plus cherché à récupérer la vidéo réalisée par un policier avec sa caméra boutonnière, une fois Morad au sol. « La chute est clairement accidentelle mais un certain nombre de points restent à élucider, d’autant qu’à partir du moment où un mensonge a été proféré, les explications des policiers sont sujettes à caution », estime Me Patrick Gontard, l’un des deux avocats de la famille.
Mis à part les policiers présents rapidement entendus le jour même par la brigade criminelle, seul un témoin visuel a été auditionné. Il s'agit d'une voisine qui a vu la scène depuis son balcon, et dont le témoignage conforte celui du policier. Mais ses versions sont contradictoires sur la façon dont l’adolescent est tombé. Elle affirme d’abord le 2 avril que Morad a chuté à la renverse, le policier criant « Il est tombé, il est tombé » ; puis le lendemain qu’il se penchait volontairement en avant et a choisi de sauter, le policier criant cette fois « Il a sauté, il a sauté ».
« Il n’y a eu aucune enquête de voisinage probante et l’IGPN n’a effectué quasiment aucun acte, affirme Me Anne-Sophie Grardel, qui défend depuis longtemps la famille. Je ne peux pas croire qu’il n’y avait personne dehors un 1er avril à Font-Vert alors qu’il faisait beau ! » À vrai dire, une autre personne s’est spontanément présentée aux enquêteurs quelques minutes après l’unique témoin. Et ce, afin de les mettre en garde contre la volonté de certains habitants de réaliser de faux témoignages « pour niquer les flics ». L’homme, adjoint de sécurité (ADS) originaire de Font-Vert, s’est révélé être le fils de la voisine déjà citée. « Son témoignage a coupé court à l’enquête », regrette Rania, 49 ans, la tante de l’adolescent décédé. Pourtant, aucun de ces « faux témoins » ne s’est, à notre connaissance, jamais manifesté.
Les enquêteurs semblent plutôt s'être trouvés confrontés à une certaine omerta. Le locataire de l’appartement-refuge travaillait ce jour-là, d’ailleurs il était à peine au courant du trafic de stups dans sa cage d’escalier. Son frère, qui y jouait à la Playstation, n’a, lui non plus, rien vu, rien entendu, prétextant être parti chercher son neveu à l’école – sans avoir claqué la porte. « Quand on est arrivées à l’hôpital Nord, tout le quartier est venu, raconte Rania. Certains ont essayé de nous dissuader de déposer plainte, car ça allait gêner leurs affaires. Le réseau était déjà en train de régler à quelle heure qui était sorti de l’appart. »
« En l’état, l’enquête est insuffisante, estime Me Grardel. Une voisine, qui a déclaré aux policiers avoir entendu des bruits, et un couple de personnes âgées, qui auraient crié aux policiers d’arrêter de secouer Morad, n’ont pas été entendus. » Dans un article du collectif Angles morts, qui a mené sa propre enquête, un jeune de 17 ans affirme également, sous couvert d'anonymat, que Morad avait encore sa sacoche après sa chute et avoir vu un policier la lui enlever en le secouant violemment.
Samia Cherraft a déposé plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction de Marseille le 7 janvier 2015, en espérant l’ouverture d’une information judiciaire. Nulle volonté de revanche pourtant chez cette femme effondrée qui, très digne, avait très vite raconté aux enquêteurs avoir mis le holà à plusieurs propositions de faux témoignages par des « gens malintentionnés ». Juste le besoin de comprendre. « Moi je veux la vérité, dit-elle. On veut savoir si le policier ne l’a pas mis en danger en le coursant jusqu’au balcon, comment il est tombé, s’il a été secoué quand il était par terre, combien de temps les pompiers ont mis à venir, les soins qu’ils ont faits. »
Et que la mort de son fils ne soit pas réduite à un entrefilet sur un « charbonneur » dans la colonne faits divers des journaux. « Comme si ça blanchissait tout », dit Rania, qui n’en revient pas que le 9 juillet, un jour avant la clôture de l’enquête, le deuxième gardien de la paix lancé aux trousses de son neveu ait été décoré de la médaille de bronze de la sécurité intérieure.
« Ils le voient uniquement comme un charbonneur, une marionnette, pas comme une personne », rage son ami Salim, 19 ans. « Morad traînait à Font-Vert depuis un petit moment, mais ce n’était pas un gros dealer, peut-être une à deux fois par semaine pour sa conso », dit-il. Le jeune homme, cantonnier en contrat avenir pour la ville, est arrivé au pied du bâtiment K après la chute de son copain. Il a les nerfs « que personne de la cité n’ait témoigné ». Il raconte aussi qu’après coup « les policiers de la Bac passaient en faisant des gestes pour dire "Ah, il est tombé, on vous a bien eus !" ».
Morad, qui n’était plus scolarisé, était suivi depuis l’âge de douze ans par une éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). « Il n’a pas supporté la séparation de ses parents », dit Me Grardel qui le suivait. Fugueur, l’adolescent avait fait un séjour dans un foyer marseillais de la PJJ, puis a été envoyé à Gap « pour l’éloigner », raconte sa tante. Son père l’avait pris en apprentissage dans son garage. En vain. « Morad cherchait une autre formation, il me disait : "Mon problème c’est le shit, si j’arrive à arrêter, ça ira" », poursuit sa tante, chez qui il a vécu quelques mois.
« C’était un petit très mature, généreux et débrouillard », dit son ami Mehdy, 22 ans, chauffeur-livreur, qui a « la haine envers les Schmitt ». Les deux jeunes, qui faisaient les 400 coups ensemble, s’étaient rencontrés « à Saint-Fé », la principale artère piétonne et commerçante de Marseille. « On était une équipe de La Plaine, lui une équipe de Noailles, mais il est rentré direct dans mon cœur, c’est devenu mon petit frère », dit le jeune homme.
Sous anti-dépresseurs, Samia Cherraft n’a pas remis les pieds au camp militaire de Carpiagne où elle était agent de service. Ses deux plus jeunes filles de 8 et 14 ans, qui vivent toujours avec elle dans son petit appartement de l’Est marseillais, sont suivies psychologiquement après que l’adolescente a fait une tentative de suicide. « Depuis sa tentative, nous sommes sans cesse convoqués par les services sociaux, mais au lendemain de la mort de Morad, ils étaient où ? Nous n’avons même pas eu le droit à une cellule de soutien psychologique », dit Samia Cherraft. Le lendemain de la chute de son fils, alors que Morad se débattait encore entre la vie et la mort à l’hôpital, elle a en revanche reçu la visite de policiers venus perquisitionner son appartement. Ils sont repartis bredouilles. D'ailleurs, Samia Cherraft ne peut croire que son fils dealait : « Les trois quarts du temps, il était à la maison, ce ne sont pas des horaires de dealer ! »
Désemparée, Samia Cherraft raconte que sa fille a refusé de faire la minute de silence au collège après l’attentat à Charlie Hebdo et a déclaré à son pédopsychiatre qu’elle détestait les forces de l’ordre. « Comment voulez-vous demander à des petits de faire une minute de silence pour Charlie et les policiers, quand dans leur tête d’enfant c’est la police qui leur a tué leur frère ? » demande sa sœur aînée Rania. Qui souffle : « Nous ne sommes pas là pour inculper qui que ce soit. Si après une vraie enquête les policiers sont disculpés, Morad dormira tranquille. Mais cette justice à deux vitesses est en train de créer des monstres. »
BOITE NOIREContacté, le parquet de Marseille nous a répondu ne pas pouvoir communiquer avant le retour du procureur de Marseille, en fin de semaine prochaine.
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