À droite, c’est une petite révolution. En réglant son pas sur le pas des socialistes qui avaient organisé avec succès une primaire ouverte pour désigner leur candidat à l’élection présidentielle de 2012, l’UMP rompt avec son histoire et ses traditions. Dans un parti où la culture du chef s’est toujours imposée au détriment du débat et de la démocratie interne, l’adoption de ce nouveau mode de désignation est une bizarrerie. Pourtant, à quelques exceptions près, il fait désormais consensus.
Dans le concert de louanges qui suivit la primaire PS de 2011, Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université de Lille, fit entendre une voix plus critique. Son livre Primaires socialistes – La Fin du parti militant (Raisons d’Agir Éditions) était une analyse aiguë du système de la primaire et de ses conséquences à long terme : dévitalisation des partis, abaissement du débat politique, suprématie des sondages et de la personnalisation, reconnaissance béate du présidentialisme induit par la Ve République.
Quatre ans plus tard, le chercheur s’est de nouveau penché sur le sujet pour tâcher de comprendre les « effets de mimétisme » et les « logiques endogènes » qui ont poussé l’UMP à se convertir à ce mode de désignation. Mais aussi pour savoir ce que la généralisation de ce type de scrutin dit de notre système politique. S’il reconnaît que la droite « comble son retard démocratique », Lefebvre reste très critique quant aux effets de la primaire qui « civilise, selon lui, le système d’ultra-personnalisation et d’ultra-présidentialisation, tout en le légitimant et en le renforçant ».
Des effets qui pourraient également avoir de graves conséquences en interne, notamment en raison de la présence d’un ancien président dans la course. Car contrairement au PS, la droite n’a pas « l’habitude de débattre en se ménageant ». « Rien ne dit que la primaire UMP ne tournera pas à la catastrophe, poursuit le chercheur. Nicolas Sarkozy a beaucoup à perdre. Si ça ne se passe pas comme il le souhaite, s’il dévisse, s’il est rattrapé par les affaires judiciaires, n’aura-t-il pas intérêt à torpiller le scrutin ? »
En 2011, vous livriez une analyse très critique du système de la primaire PS. Or, vous reconnaissez aujourd’hui que l’UMP « comble son retard démocratique » en adoptant à son tour ce mode de désignation. En quoi est-ce différent ?
La problématique des effets de la primaire à droite et à gauche n’est pas la même. La gauche a toujours eu besoin des partis politiques pour politiser la société, pour encadrer les milieux populaires. Aujourd’hui, les partis politiques de gauche ne sont plus des lieux de réflexion ou de mobilisation. Ce sont des ectoplasmes. La primaire participe de cette tendance-là, puisque désormais les débats ne se font plus dans les arènes politiques, mais se déplacent vers les médias. À l’UMP, le parti est une enveloppe, il offre un cadre pour exercer le pouvoir. Les dominants sociaux dont fait partie la droite ont moins besoin des partis politiques, ils ont d’autres ressources : le financement des forces économiques, les groupes d’intérêts, des personnalités influentes, etc.
La culture partisane de l’UMP est très différente de celle du PS. C’est davantage un parti d’adhérents que de militants. Il n’y a pas vraiment de tradition de souveraineté militante, de démocratie interne. C’est d’ailleurs ce que reconnaissait Jean-François Copé durant la primaire pour les municipales de Paris lorsqu’il disait : « Nous apprenons la démocratie. » La règle selon laquelle les adhérents désignent le candidat à l’élection présidentielle est récente à l’UMP, elle date de 2005. On ne peut donc pas vraiment dire que la primaire leur retire un pouvoir. Le parti a un train de retard sur cette question. Il tente en ce moment de le rattraper en changeant ses statuts et en faisant par exemple en sorte que les présidents de fédérations départementales soient désormais élus au suffrage direct des militants.
Enfin, le problème de l’acceptation de la personnalisation ne se pose pas non plus dans les mêmes termes à droite et à gauche. Contrairement à l’UMP, le PS avait jusqu’à aujourd’hui une culture parlementaire qui refusait la personnalisation de la vie politique et donc, la présidentialisation. Ça n’a jamais été le cas à droite, où la culture du chef est beaucoup plus prégnante. Si je parle de “retard démocratique comblé”, c’est parce que médiatiquement, la primaire est apparue comme une procédure démocratique (que ce soit discutable est une autre histoire). Cette réalité s’est imposée à la droite.
Pour quelle raison la primaire s’est-elle généralisée ?
C’est une tendance qui traverse plein de partis et pas seulement en France, mais aussi aux États-Unis, en Italie, en Australie, au Québec… Il y a une lame de fond. Les partis sont tellement discrédités, leur base militante s’est tellement rétrécie, qu’il est désormais impossible de mettre en cause une procédure qui ouvre la désignation au-delà des militants. La primaire est un moyen de relégitimer les partis et, en ce sens, elle s’est imposée dans les esprits comme un gain démocratique.
Après la primaire PS de 2011, célébrée par tous comme « une fête démocratique », l’UMP a en quelque sorte reçu l’injonction de se soumettre à ce modèle. Personne ne conteste le principe et pourtant, c’est avant tout un aveu d’impuissance. Si les partis politiques étaient représentatifs, s’ils fonctionnaient, ils n’auraient pas recours à ce mode de désignation. L’origine de la primaire au PS, c’est le congrès de Reims. À l’UMP, c’est la catastrophe du duel Fillon-Copé. Dans les deux cas, c’est l’incapacité à organiser de manière honnête et fiable les votes internes, qui explique d’un certain point de vue l’externalisation.
Que dit le recours à la primaire de notre système politique ?
Que nous sommes incapables de penser la politique hors de la personnalisation. Après le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, la primaire est un verrou de plus dans la présidentialisation. La victoire de François Hollande a lancé une dynamique. C’est parce qu’il a gagné, en partie grâce à ce mode de désignation, qu’il y a eu un tel engouement. Les dirigeants de l’UMP réfléchissent en termes d’efficacité et pour eux, il est clair que la primaire socialiste a été efficace. Elle a tranché le débat, créé une règle et offert une large médiatisation. Cela les a beaucoup frappés et ils ont voulu s’en inspirer.
Le principe s’inscrit dans une logique d’émulation démocratique. Il y a un phénomène de mimétisme qui est lié à une symétrie de position entre l’UMP et le PS dans le système politique. En tant que partis dominants à gauche et à droite, capables de produire un président de la République, ils s’observent, ils s’imitent. On l’a vu ces dernières années. Quand Nicolas Sarkozy fait énormément d’adhésions avant 2007, le PS riposte en instaurant le système des adhérents à 20 euros.
L’UMP et le PS sont soumis aux mêmes règles et ils vivent au même rythme pouvoir/opposition. Ce rythme produit des effets extrêmement puissants. Avant l’inversion du calendrier électoral, il y avait un rythme parlementaire et un rythme présidentiel. Désormais, c’est le tempo présidentiel qui est dominant. Quand il est au pouvoir, le parti n’existe plus ou entre en léthargie. Et quand il est dans l’opposition, il ne pense qu’à une seule chose : le leadership et donc, la production de ce leadership.
À cela s’ajoutent la médiatisation et le poids des sondages qui exacerbent la concurrence. La primaire apparaît alors comme un outil de régulation de cette compétition effrénée. Elle civilise le système d’ultra-personnalisation et d’ultra-présidentialisation, tout en le légitimant et en le renforçant. Les médias et les instituts de sondages adorent ce mode de désignation. C’est un feuilleton et un marché de plus pour eux.
En s’imitant de la sorte, le PS et l’UMP ne risquent-ils pas de donner au FN de quoi nourrir le fantasme de l’“UMPS” ?
L’“UMPS”, c’est plutôt l’homogénéisation des contenus idéologiques. Mais la convergence des règles du jeu de la compétition politique peut aussi accréditer l’idée que les pratiques politiques sont les mêmes partout, que les partis fonctionnent de manière identique. Ceci étant, l’émergence du tripartisme rend d’autant plus impérieuse la question de la primaire, puisque désormais, il faut absolument rassembler son camp pour éviter d’être éliminé au premier tour. D’où la volonté des dirigeants de l’UMP d’inclure les centristes dans le processus.
La problématique n’est pas la même au PS puisqu’il est inenvisageable de faire une primaire de coalition de l’ensemble des forces de gauche. Le Front de gauche n’acceptera jamais. Le calcul de Mélenchon, c’est justement de passer devant le PS au premier tour de la présidentielle pour reconfigurer le jeu politique. C’est aussi la stratégie qu’adopte François Bayrou depuis plusieurs années. On voit que toutes les forces politiques se sont calées sur le tempo présidentiel. C’est une cage de fer et la primaire la renforce.
Nicolas Sarkozy avait-il raison quand il déclarait en 2011 que la primaire était contraire au gaullisme et à l’“esprit” de la Ve République ?
Le débat qui a traversé la droite est un peu spéculatif. Certains disent que De Gaulle était contre les partis et que la primaire, c’est partisan. On pourrait tout au contraire arguer que ce mode de désignation, parce qu’il élargi au-delà des militants, est moins partisan qu’une sélection classique par l’appareil. L’invocation de l’orthodoxie gaulliste est plastique. On peut lui faire dire un peu n’importe quoi.
La Ve République a été construite par De Gaulle contre les partis, mais dans l’histoire institutionnelle française, c’est le régime où les partis ont le plus de pouvoir, notamment grâce à l’élection présidentielle qui est devenue une affaire de partis. Mitterrand, Chirac, Sarkozy… Tous les présidents de Ve se sont appuyés sur un parti pour être élus. Il est impossible d’être candidat à l’élection présidentielle si l'on n’a pas un grand parti derrière soi.
La primaire remet-elle en cause ce régime des partis ?
Non, car les primaires arbitrent entre des candidats issus du parti et les ressources liées à l’occupation des positions dans le parti n’ont pas disparu, loin s’en faut. Comme disait Olivier Ferrand (fondateur du think tank Terra-Nova et artisan de la primaire PS – ndlr), l’organisation logistique de la primaire est un problème politique. Nicolas Sarkozy pensait reprendre l’UMP pour supprimer ce scrutin. Il n’a pas réussi, mais il lui reste encore un pouvoir : celui d’être président du parti qui l’organisera. C’est une ressource considérable.
Pour lui qui a tout intérêt à ce que le corps électoral de la primaire soit resserré et que seul le noyau qui lui est acquis se déplace, la question des bureaux de vote est essentielle. Si c’est compliqué d’aller voter, si les gens ne savent pas où il faut aller, il y aura moins de votants. L’UMP veut mettre en place 10 000 bureaux de vote, mais en sera-t-elle capable ? Elle n’a pas la même force organisationnelle que le PS qui est structuré en sections.
Ceci étant, la primaire reste un obstacle dont Nicolas Sarkozy pensait pouvoir se passer. À droite, les règles du jeu ont toujours été très labiles. Pendant longtemps, les statuts n’étaient pas respectés, mais depuis quelques mois, le parti veut durcir sa culture statutaire. Ils ont fait appel à une juriste (Anne Levade – ndlr), alors qu’avant, il n’y en avait pas. En s’arc-boutant sur les statuts, les promoteurs de la primaire ont cassé la logique de l’autorité naturelle du chef.
C’est donc bel et bien la fin de l’“homme providentiel” à droite ?
Contrairement à ce que voudraient faire croire certains, le leadership n’a jamais été naturel à droite. Sarkozy n’a pas imposé naturellement son leadership entre 2002 et 2007, il l’a construit. La primaire est simplement un nouveau mode de production de leadership pour résoudre le problème d’une droite qui a toujours été divisée. Le sujet a d’ailleurs émergé dès le début des années 90, quand la droite avait deux partis : le RPR et l’UDF.
La première grande tentative d’expérience de la primaire, c’est la droite qui l’a portée. Après les deux défaites de 1981 et 1988, Charles Pasqua avait réfléchi à une loi constitutionnelle pour éviter deux candidatures au premier tour. Le problème, c’était la définition du corps électoral. Comme le RPR était structurellement plus puissant que l’UDF, l’UDF était très méfiant. Le projet a été abandonné. On retrouve un petit peu ça aujourd’hui avec l’UDI. Les partis centristes sont des partis de cadres, de notables, où il y a moins d’adhérents. Ils risquent d’être complètement dilués dans la primaire.
Quel peut être, dans ce cas, l’intérêt des centristes et plus largement des “petits candidats” à participer à ce scrutin ?
Les centristes vont évidemment négocier leur participation. Quant aux autres, c’est un moyen d’exister. Aujourd’hui, pour faire carrière en politique, il faut sortir du lot. Or, la primaire est un formidable outil d’accumulation de capital médiatique et de visibilité pour les outsiders, elle témoigne de ce qu’on appelle en sciences politiques “l’individualisation du capital politique”. On l’a vu avec Valls et Montebourg en 2011. Et cela joue beaucoup à l’UMP. Xavier Bertrand, Nathalie Kosciusko-Morizet, Laurent Wauquiez… Leur poids dans la vie politique est lié à leur notoriété et ils savent que la primaire est un moyen d’accroître celle-ci. Les primaires témoignent d’une forme de décollectivisation de la vie politique.
Mais ce mode de désignation ne risque-t-il pas d’accroître également les divisions qui gangrènent déjà la droite ?
Rien ne dit que la primaire UMP ne tournera pas à la catastrophe. Le PS a l’habitude de débattre en se ménageant. Ce qui a beaucoup joué dans le succès démocratique de la primaire de 2011, c’est qu’ils étaient obligés de gagner. Après trois défaites, ils ne pouvaient pas se permettre de trop se taper dessus. Les débats ont donc été civilisés et il y a eu une vraie polyphonie idéologique, de Valls à Montebourg.
À droite, il y a Nicolas Sarkozy, ancien président de la République. Se soumettre à la primaire est extrêmement déclassant pour lui. Il a beaucoup à perdre. Si ça ne se passe pas comme il le souhaite, s’il dévisse, s’il est rattrapé par les affaires judiciaires, n’aura-t-il pas intérêt à torpiller le scrutin ? À l’UMP, certains ont peur qu’il tape comme un fou sur les autres, en suivant la logique du “si ce n’est pas moi, ce ne sera pas vous non plus”.
BOITE NOIRECet entretien a été réalisé le vendredi 10 avril, à Paris.
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