Déjà très décrié par les défenseurs des libertés individuelles, le projet de loi sur le renseignement pourrait bien se révéler en partie à côté de la plaque, au vu d’un rapport interne du syndicat de police Alliance (déjà cité par Le Monde) datant de mi-février 2015. Certes partiel, cet état des lieux d’une quarantaine de pages a le mérite de relayer les préoccupations d’agents de terrain.
Ces derniers relèvent de quatre services luttant contre les filières djihadistes : Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), Service central du renseignement territorial (SCRT), Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) et Sous-direction antiterroriste (SDAT) de la PJ. Ce cahier de doléances va de l’anecdotique – recours à des perruquiers, caméras « qui se décrochent », sous-marins trop repérables, diversification du parc automobile – aux dysfonctionnements structurels – guerre des polices et ex-RG toujours exclus de la communauté du renseignement.
Très marqué à droite et proche de l'ancien président Nicolas Sarkozy, le syndicat Alliance – majoritaire chez les gardiens de la paix – n’est pourtant pas tendre avec sa réforme du renseignement de juin 2008 qui a créé la DCRI (transformée en DGSI en 2014). « Force est de constater que la communication entre services est extrêmement tendue et difficile », attaque ce rapport interne. Qui estime que « les prérogatives exorbitantes de la DGSI face aux SDRT (Services départementaux du renseignement territorial) englués au sein de la DCSP (Direction centrale de la sécurité intérieure, ndlr) contribuent à une impasse majeure au bon fonctionnement du renseignement ».
À la lecture de ce document, on s’aperçoit que le projet de loi sur le renseignement, qui renforce surtout les moyens d'investigation de la DGSI, rate en partie le coche. Le texte ne répond pas aux préoccupations majeures des agents du Renseignement territorial, chargés de détecter les « signaux faibles » de la menace terroriste et décrits comme « les parents (très) pauvres des (très) pauvres directions départementales de la sécurité publique (DDSP) ». Le rapporteur du texte, le député PS Jean-Jacques Urvoas connaît pourtant bien leur importance. En janvier 2012, dans un entretien à Mediapart, il déplorait que la réforme de 2008 ait affaibli les ex-RG et « cassé le thermomètre ».
Jusqu'au plan anti-djihad du printemps 2014, les services départementaux du renseignement territorial (SDRT) traitaient « essentiellement l’islam de France (mosquées, associations, institutionnels) ». Ils ont depuis été mobilisés pour suivre l’islam radical aux côtés de la DGSI. À effectifs constants – « Nous sommes 1 400 où les RG étaient 2 400 pour faire quasiment la même chose » – et avec des échanges d’information à sens unique. La DGSI « préempte les dossiers SDRT susceptibles de les intéresser » pour parfois les leur reverser quelques mois plus tard « sans aucune explication ». « Qu’au bout de deux mois, on nous dise que le dossier est hors SI (sécurité intérieure, ndlr) sans nous signifier pourquoi et ce qui a été fait est inadmissible et peu professionnel », se plaint un agent local, lassé de jouer les « chaouch » de la DGSI. Plus grave, ces interventions mettraient parfois en difficulté leurs propres sources « identifiée(s) par le suspect au travers de (son) audition » par la DGSI. ce mode opératoire peut s'expliquer par le fait que plusieurs les agents du RT ne sont pas forcément habilités secret-défense contrairement à leurs homologues de la DGSI.
Les policiers du SCRT aspirent depuis des années à sortir du giron de la sécurité publique pour intégrer cette communauté du renseignement (composée de six services : DGSE, DRM, DPSD, DGSI, DNRED). Espoir déçu par le projet de loi. « Les intérêts et priorités d’un directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) et du service central de renseignement territorial (sont) totalement opposés », constate pourtant le rapport. Il décrit les relations extrêmement compliquées des ex-RG avec des directeurs départementaux « peu enclins à comprendre ceux qu’ils qualifient de pseudo-intellectuels » et qui « s’en servent trop pour assurer les missions qui les intéressent », à savoir « l’ordre public ». Les directeurs départementaux n’hésiteraient pas à censurer « certaines annonces en matière de dérives urbaines et d’économie souterraine (…) pour éviter de contrer les statistiques départementales ». Il s’agit d'« un autre métier », conclut dépité un agent local.
Le rapport interne d’Alliance permet de mesurer l’extrême dénuement du Renseignement territorial. Leurs délégués syndicaux en sont à mendier quelques véhicules – trois voitures pour une quinzaine d’agents dans un service d’Ile-de-France, « un sous-marin par département » et des fonds propres pour « régler des cafés, restaurants » à leurs informateurs. Un agent a ainsi accumulé dans les bistrots une note de 800 euros sur quatre ans.
Les demandes sont sommaires : « un appareil photo réflex équipé, une paire de jumelles, une caméra, un appareil compact, deux PC portables, des clefs USB, deux bornes dédiées (à Internet) », par service départemental, liste un agent. « Bon nombre » de ses collègues ne peuvent suivre les stages de base, comme ceux de « photographie opérationnelle », faute de disposer de l'« appareil photo réflex » et de l’« ordinateur portable » indispensables. « On vient de nous offrir gracieusement des téléphones portables dont le Kazakhstan n’a pas voulu (pas de connexion internet, pas de lecture possible de mms) », souligne-t-il avec humour. Quant à la veille sur les réseaux sociaux, elle s’effectue toujours dans certains départements à partir d’un unique «PC (obsolète) dont les mises à jour ne sont pas faites ».
Malgré les renforts récemment annoncés – 400 agents en trois ans – et la création prochaine d’un fichier nominatif pour le SCRT – qui en était privé –, le retard accumulé depuis la réforme 2008 reste immense. Il faut « refaire un maillage territorial avec les contacts préfectoraux, associatifs, les concierges, les élus, les entreprises, etc. », explique le rapport. Et « avant de parler de fichiers communs, il faudrait déjà un vrai fichier pertinent ! », remarque un agent, qui se plaint d'« une perte de mémoire impensable dans un service de renseignement » avec l'« épuration » des archives des ex-RG. Quant aux écoutes administratives monopolisées par la DGSI, « le nombre (réservé au SCRT, ndlr) est tellement insignifiant au niveau national que c’est impossible d’en avoir une ».
La DGSI est plus chanceuse. Malgré ses ratés dans la surveillance de Mohamed Merah puis des frères Kouachi (lire le récent article du Monde), le service semble avoir guichet ouvert auprès de Matignon. Ses desiderata sont en grande partie repris par le projet de loi, qui crée de nouveaux moyens de surveillance comme le balisage de voiture et la sonorisation de lieux privés. Ces techniques « quasiment illégales » n’étaient jusqu’alors « pratiquement jamais utilisées malgré l’intérêt opérationnel que cela procure », se plaint le rapport. Banco. La possibilité de déclencher une « mise en écoute immédiate en cas d’urgence absolue, régularisée après coup » ? Re-banco. Les agents voudraient aussi pouvoir écouter l’entourage d’une cible (exemple des frères Kouachi « qui utilisent les portables de leurs épouses ») et les personnes morales (taxiphones, lignes internes aux entreprises) ? À nouveau, bonne pioche.
Quant aux fadettes, les agents de la DGSI regrettent la bonne vieille époque de l’ex-DST (Direction de la surveillance du territoire) « où les rapports avec les opérateurs étaient directs : un fax-une réponse et ce en totale gratuité ». Depuis 1991, la loi française prévoit pourtant un contrôle du premier ministre et de la CNCIS. Mais ces relations directes avec les opérateurs de télécommunications semblent s’être poursuivies jusqu’à l’affaire des fadettes du Monde de 2010, dans laquelle l’ex-patron de la DCRI Bernard Squarcini fut condamné pour « collecte de données à caractère personnel, par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite ». « Avant, il est vrai que chacun faisait un peu ce qu’il voulait », reconnaît un agent.
Les policiers de la DGSI et du SCRT aimeraient aussi pouvoir piocher dans tous les fichiers policiers, ainsi que dans ceux des autres administrations (impôts, douanes, bailleurs, Caf, Urssaf, SNCF, état civil, etc.). L'accès à ces fichiers dépend actuellement de la « bienveillance et du patriotisme de leurs interlocuteurs », déplorent-ils. Les différents services antiterroristes plaident d'ailleurs pour une interconnexion entre les différents fichiers policiers.
Plus surprenant, le rapport d'Alliance s’interroge sur l’efficacité du blocage administratif des sites djihadistes dont l’un des décrets d’application a été publié le 6 février 2015. Avec des arguments dignes de professionnels du numérique, les policiers soulignent les multiples moyens de contourner ces blocages dont « l’utilisation de proxy pour se cacher » ou de « réseaux VPN comme Tor ».« D’un point de vue judiciaire ou renseignement, n’est-il pas plus intéressant d’avoir un accord avec les FAI (fournisseurs d’accès à Internet, ndlr) pour surveiller les sites djihadistes ? », s’inquiètent-ils. Car il serait « plus facile de détecter les activistes ou candidats au djihad grâce à des sites qu’ils auront consultés. Ce suivi ne sera plus possible en cas de blocage de l’IP ou de l’URL ».
Les différents services cités s'accordent enfin sur deux points : contre les gendarmes « aux méthodes intrusives au sein du renseignement » et sur l’indigence de leur propre formation. Le rapport propose la création d’un centre de formation pour les métiers du renseignement, en lien avec des structures universitaires. Pour des stages « sur l’islam et ses dérives, sur l’extrémisme de droite et de gauche, l’anarchisme et les autonomes, l’intelligence économique ainsi que le traitement des sources ». Le lieu est tout trouvé : à « Boullay » (Boullay-les-Troux), où la DGSI dispose déjà d’une station d’écoute.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Solution au message « La date de dernière écriture du superbloc est dans le futur »