Évidemment, elle a attendu jusqu'au dernier moment pour annoncer sa décision, même s'il n'y avait plus de suspense. Ce vendredi 10 avril, à la veille d'un week-end très chargé au PS avec le dépôt officiel des motions pour le congrès de juin, Martine Aubry a enfin libéré la fumée blanche, lors d'une conférence de presse à l'Assemblée nationale : oui, elle a bien fait le « choix de signer une motion commune » dont le premier signataire sera l'actuel numéro un du PS, Jean-Christophe Cambadélis.
Autrement dit, et même si le mot « ralliement » lui déplaît (« on ne s'est pas rallié, il ne nous a pas rallié, nous avons travaillé ensemble et c'est le fond qui a primé »), Martine Aubry rentre dans le rang. Elle ne sera pas à la tête d'une motion alternative. Elle ne signera pas celle des frondeurs, emmenée par Christian Paul, un de ses proches. Elle soutiendra la motion majoritaire. Celle soutenue par François Hollande, son rival de la primaire socialiste, la « couille molle » qu’elle déteste cordialement (c’est réciproque). Celle du premier ministre Manuel Valls, dont elle conteste la politique, à qui elle avait dit en 2009, lorsqu'elle était première secrétaire du Parti socialiste, qu’il pouvait « quitter le PS » s'il en avait envie.
« Tout ça pour ça ? » Cette question, posée vendredi par nos soins lors de cette conférence de presse, l'agace. « Lisez le texte de la motion ! » Ses proches l'assurent : en quelques semaines, la maire de Lille a obtenu davantage d'inflexions politiques que les frondeurs en un an. Pour s'assurer de son soutien, François Hollande a dégainé des mesures pour encourager l'investissement, soulager les collectivités locales et créer un « compte personnel d'activité » tout au long de la vie, préfiguration de la sécurité sociale professionnelle à laquelle la sociale-démocrate Martine Aubry est attachée.
Vendredi soir, le texte provisoire de la motion que Mediapart a pu consulter actait, de fait, plusieurs victoires symboliques pour l'ancienne candidate à la primaire : la mention d'un début de réforme fiscale, promise en 2012 puis abandonnée ; le refus du « contrat unique » ou de l'extension des « contrats de chantier » envisagée par l'exécutif ; des « contreparties » au Crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) ; la référence à une « nouvelle social-démocratie », son credo. « La crise de 2008, la plus grave depuis 1929, a montré que la troisième voie n’en était pas une pour la gauche. L’avenir n’est pas le social-libéralisme. Car à la fin, il reste le libéralisme sans le social », dit le texte. Du Aubry dans le texte. Mais pour l'heure, rien ne dit que ces mesures seront effectivement mises en place par le pouvoir – ni même dans le texte définitif de la motion, dont le dépôt a été repoussé samedi jusqu'au lendemain.
En mai 2012, celle qui avait refusé le grand ministère de la culture proposé par François Hollande, puis quitté la direction du PS, s’était retirée « dans son beffroi » lillois (elle se moque de la formule, très prisée par les journalistes). Pendant deux ans, elle a gardé le silence, réservant ses piques les plus acerbes pour les déjeuners avec Hollande, Ayrault ou Valls.
Après la défaite des municipales et l'arrivée de Manuel Valls à Matignon, au printemps 2014, la fronde gagne les parlementaires socialistes. On la dépeint en grand ordonnatrice de la contestation ? Ses amis réfutent, mais disent aussi qu'Aubry ne voit pas cette grogne d'un mauvais œil. Jean-Marc Germain et Christian Paul, deux de ses proches, sont à la tête du mouvement. Les aubrystes de l'Assemblée se réorganisent, assurent qu'elle va bientôt parler, dire tout haut ce qu'elle pense tout bas. Elle commence à lancer des piques publiques. « Ça, c'est bien une chanson de gauche ! » lance-t-elle à la fin d'un meeting pour les européennes à un Manuel Valls qui rit jaune.
C'est la réforme territoriale qui la fera sortir de son silence, et de ses gonds. En juillet 2014, elle prend la parole pour flinguer la réforme qui fusionne “son” Nord-Pas-de-Calais avec la Picardie. « On est en train de faire du Monopoly, de jouer à Sim City sans demander l'avis des élus concernés », dit-elle depuis Lille. En lançant un premier missile à destination de François Hollande. « Depuis deux ans si, dans tous les domaines, on avait eu une grande vision et une méthode, on aurait eu un peu moins de problèmes. »
Un mois plus tard, les ministres qui contestent la ligne Valls-Hollande sont expulsés du gouvernement. Martine Aubry inaugure l'ère de ce que son entourage appelle les “cartes postales”, ces petits “shoots” de gauche qui soulignent les renoncements du pouvoir.
À la fin de l'été, cinq jours après le départ de Montebourg, Hamon et Filippetti du gouvernement, elle dit vouloir expérimenter à Lille la loi Alur de Cécile Duflot, que Manuel Valls veut détricoter. Elle réclame aussi des « inflexions à faire dans la politique économique ». Valls la dépeint en diviseuse. « Je dis à Manuel, très simplement : faut pas se crisper, répond-elle. Il n’est pas trop tard pour réussir le quinquennat. C’est pas foutu. J’essaie simplement de rééquilibrer. »
Quelques jours plus tard, elle semble donner raison aux frondeurs qui ne veulent pas voter la confiance à Manuel Valls. Elle se dit alors « pour l'indépendance de chacun. Nous avons tous une conscience, nous avons tous des convictions. Il faut que chacun vote en fonction de ce qu'il croit utile pour la réussite de notre pays, pour la réussite du président. » Et d'ajouter, alors que l'exécutif met en garde contre la division : « On fait l'unité en parlant du fond, on ne fait pas l'unité en disant “Unité, unité, unité”. On fait l'unité sur un projet, on fait l'unité sur des valeurs, sur un sens et sur des réponses. »
En octobre, alors qu'elle publie sa contribution en vue du congrès du PS, elle donne un long entretien au Journal du Dimanche, où elle propose, comme les frondeurs, un vaste « plan de soutien à la croissance, qui touche les ménages et les collectivités locales », en réorientant une partie du CICE. « Il serait assez curieux, avec la crise sous les yeux, de s’amouracher à contretemps d’illusions qui démoralisent notre pays. Les tentatives de Tony Blair et de Gérard Schröder sont derrière nous. » En décembre, elle dénonce encore la « régression sociale » de l'extension du travail dominical prévu par la loi Macron, que le gouvernement impose finalement en février en recourant à l'article 49-3 de la Constitution.
Malgré toutes ces critiques, Martine Aubry s'est rangée. Pouvait-elle faire autrement ? Ces derniers mois, elle s'est laissé dépeindre en recours, elle a dit ou laissé dire par ses amis tout le mal qu'elle pensait de la politique gouvernementale, et plus encore de son virage social-libéral. En marge du pouvoir, avec la seule arme de son verbe, face à un exécutif donnant l'impression de céder idéologiquement à sa droite, l'ancienne ministre du travail des gouvernements Bérégovoy et Jospin dans les années 1990 a entretenu depuis 2012 la flamme des valeurs, de la « fierté » d'être de gauche, un terme qu'elle utilise souvent. Mais elle n'a jamais rompu, et a tout fait, cette fois encore, pour trouver un accord. Les “cartes postales” certes, mais à la fin le voyageur revient toujours à la maison.
À vrai dire, tout incitait la maire de Lille à rentrer dans le rang. D'abord sa ligne politique, sociale-démocrate, mais pas à la gauche du PS. Sa culture du compromis, et plus encore le refus d'être en dissidence dans son propre parti, avec des Hamon ou des Montebourg qu'elle n'apprécie guère. « On n'a jamais bougé, on est toujours dans la centralité du PS et on compte y rester, a-t-elle dit vendredi soir. C'est parfois plus facile de s'opposer. J'ai toujours préféré être dedans pour me battre, à l'intérieur on est plus utile. » Sa propre situation au PS, aussi. L'an dernier, l'agglomération de Lille a basculé à droite. Il y a deux semaines, le Nord, son département, détenu par le PS depuis 1956, a lui aussi basculé, et le Parti socialiste ne reste majoritaire que dans le centre de Lille. Quoi qu'elle en dise, ses positions locales sont menacées, et elle aurait couru le risque d'une contestation interne si elle avait fait sécession. Son ralliement à la motion majoritaire est donc aussi le prix de la tranquillité chez elle, dans une région où la gauche, jadis puissante, ne cesse de perdre en influence. Et tant pis si, au passage, plusieurs de ses proches et soutiens rejoignent la motion des frondeurs.
Son âge, 65 ans le 8 août prochain, a aussi joué : ses proches soulignent qu'elle n'en a jamais autant parlé, comme si elle avait renoncé à jouer un rôle politique national. Et sans doute, aussi, un certain rapport à la politique. « Je n'ai pas de problème personnel, je n'ai pas besoin d'un emploi, je suis heureuse de ce que j'ai fait », a-t-elle dit vendredi. Durant toute sa carrière politique, ce sont les autres qui ont eu de l'ambition pour elle. Elle est devenue maire de Lille à la demande de Pierre Mauroy ; la dame des 35 heures alors qu'elle était contre ; la première secrétaire du PS après qu'on a déposé sa candidature à sa place, et in extremis ; la candidate à la primaire présidentielle alors qu'elle souhaitait soutenir Dominique Strauss-Kahn, attendant ensuite longtemps, trop sans doute, pour se déclarer, face à un François Hollande décidé et parti depuis longtemps.
Martine Aubry est-elle politiquement finie ? De son héritage politique national à la tête du PS, il ne reste quasiment plus rien. Elle avait réussi à redresser le PS en état de mort cérébrale après la défaite de 2007, au terme d'un congrès de Reims houleux et traversé de tricheries de toutes parts. Là où Hollande avait quasiment tué le parti, elle l'a remis d'aplomb, pour le profit de son prédécesseur : référendum militant sur la rénovation du parti, mise en avant du non-cumul des mandats, organisation d'une primaire ouverte, reconstruction d'un projet au terme d'un long cycle de conventions de réflexion et de rapprochements avec des intellectuels, union des gauches aux régionales de 2010 et aux cantonales de 2011, élaboration d'un accord programmatique et électoral avec les écologistes, etc. Autant d'acquis militants soldés depuis par le socialisme au pouvoir de François Hollande. Elle n'a pas voulu gêner, a fait campagne pour Hollande sans faire de bruit, a laissé Harlem Désir reprendre le PS, repliée et désolée à Lille, en voyant son parti redevenir la coquille vide qu'il était avant elle. Au PS, Martine Aubry n'aura été qu'une parenthèse.
Avant même que le quinquennat de François Hollande ne commence, c'est probablement elle qui avait le mieux défini ce qu'allait être la pratique du pouvoir de François Hollande, ce fameux « flou » dans lequel se cache toujours un « loup ». Trois ans plus tard, alors que les avanies se sont succédé pour le pouvoir, elle se voit désormais en grande facilitatrice du quinquennat, celle qui permettra la restauration du dialogue entre François Hollande, sa majorité socialiste et les écologistes. « Il reste deux ans dans ce quinquennat et nous devons tous être là pour réussir ensemble », explique Aubry. « Être avec Valls et “Camba”, c'est pas ce que je pense, mais je comprends Martine. Elle fait le calcul qu'il n'y a pas d'autre majorité possible et ne veut pas donner le sentiment que Valls serait majoritaire dans le parti. Là, elle reviendra au BN et pourra y faire entendre sa voix », confie ce samedi matin, en marge du conseil national, et les larmes aux yeux, un cadre de Vive la gauche.
Puisque François Hollande sera le candidat naturel du PS en 2017, nature des institutions et culture légitimiste du PS obligent, elle mettra son énergie à l'amener au second tour de la présidentielle. « Je dirai ce que je pense », prévient-elle. Mais l'écoutera-t-on encore ?
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