Après la brouille, la visite d’État. En marge du conflit au Yémen, la relation entre la Turquie et l'Iran, les deux grands anciens empires de la région, a de quoi donner le tournis. Rappel chronologique des faits : jeudi 26 mars, alors que l’Arabie saoudite lance les premiers bombardements de la coalition contre les forces houthistes (rébellion zaydite, branche minoritaire de l'islam chiite) au Yémen, la Turquie fait part de son intention sinon de rejoindre l’offensive, du moins d’envoyer un contingent d'officiers pour instruire les troupes qataries qui y participent. « L'Iran doit changer d'approche et retirer ses troupes au Yémen », déclare dans la foulée le président turc Erdogan, accusant par la même occasion Téhéran de soutenir les Houthistes en sous-main. Dès le lendemain, le ministre iranien des affaires étrangères accuse à son tour le président turc de « semer l'instabilité au Moyen-Orient ». Opposés sur le terrain yéménite, offensifs dans leurs déclarations, Turcs et Iraniens semblent inévitablement au bord de la rupture diplomatique.
Une semaine plus tard, alors qu’Erdogan se rend en Iran pour une visite d’État prévue depuis plusieurs mois, il n’y paraît pourtant plus. « Nous avons parlé de l'Irak, de la Syrie, de la Palestine, affirme, lundi 6 avril, le président iranien Hassan Rohani. Nous avons eu une plus longue discussion à propos du Yémen. Nous pensons tous deux qu'on doit voir le plus rapidement possible la fin de la guerre, qu'un cessez-le-feu complet soit instauré et que les attaques cessent » contre le Yémen, précise même le président iranien dans une déclaration commune avec la délégation turque diffusée par la télévision d'État.
Comment comprendre ce revirement ? « Les dirigeants iraniens ont bien joué le coup, en particulier en maintenant la visite de Monsieur Erdogan à Téhéran, quand les conservateurs iraniens étaient opposés à ce voyage après les déclarations tonitruantes du président turc sur la politique iranienne au Moyen-Orient », explique Mohammad-Reza Djalili, spécialiste de l’Iran, professeur émérite au Graduate Institute de Genève et auteur notamment de l’ouvrage L'Iran et la Turquie face au "Printemps arabe". « Au contraire, Erdogan a été très chaleureusement reçu, avec un faste inhabituel, et ils ont obtenu une déclaration commune, estimant que la meilleure solution pour le Yémen serait une négociation entre les Yéménites, encouragée par les puissances intéressées au sort du Yémen. C’est un premier pas pour essayer de trouver une sortie politique à la crise, et c’est à Téhéran qu’il a été fait. »
Parce qu'il transcende toutes les oppositions traditionnelles au Moyen-Orient, l’axe Ankara-Téhéran est l’une des clés pour comprendre la complexité des négociations des acteurs au Moyen-Orient, quand les deux pays sont alliés sur certains terrains (économie, Irak, opposition à la création d’un Kurdistan indépendant), et opposés sur d’autres (Syrie, Yémen). Il est aussi la démonstration que l’opposition sunnite/chiite ne suffit pas à expliquer la nature des rapports de force au Moyen-Orient. Chef de file du camp chiite, l’Iran sait pertinemment que sa position diplomatique n’est pas tenable si elle ne s'appuie que sur le plan confessionnel, quand les chiites représentent moins de 10 % des musulmans dans le monde. Pour le dire autrement, l’influence de la République islamique au Moyen-Orient dépasse de loin le simple principe de solidarité intra-communauté chiite. D’où la recherche régulière d’un compromis avec Ankara, qui joue bien le jeu.
« La Turquie n’est pas simplement opposée à la politique iranienne au Yémen, elle l’est aussi en Syrie, où l’Iran soutient Bachar al-Assad, rappelle le chercheur du Graduate Institute. Cependant, deux éléments expliquent la bonne relation entre Ankara et Téhéran. D’abord, l’histoire : ces deux pays représentent ce qu’il reste de deux empires qui existaient depuis 300 ans, ils se connaissent et maintiennent de bonnes relations depuis le début du XXe siècle. La seconde raison, c’est l’interdépendance économique. Leur dialogue est donc constant, et c’est d’ailleurs un cas très rare au Moyen-Orient. »
Au Moyen-Orient plus qu'ailleurs, les alliances et résolutions des crises sont essentiellement le fait de facteurs conjoncturels et d’opportunités diplomatiques, comme c’est le cas actuellement pour le rapprochement entre les États-Unis et l’Iran à la faveur de l’accord sur le nucléaire iranien. À une moindre échelle, c'est également le cas concernant la question yéménite, comme en témoigne la déclaration commune turco-iranienne prononcée par Rohani. Pour autant, cet axe a pour l’heure échoué à dénouer la crise syrienne. En sera-t-il de même pour le Yémen ? « Il est très possible que leurs efforts n’aboutissent à rien au Yémen, estime Mohammad-Reza Djalili, mais cela permet néanmoins d’établir une brèche entre cette opposition binaire de deux pôles, sunnite et chiite. Le voyage au Pakistan cette semaine du ministre des affaires étrangères iranien, Monsieur Zarif, participe de cette idée, alors qu’on se trouve peut-être dans l’époque la plus difficile de l’histoire de cette région. » Une visite dont la perspective aura sans nul doute influencé la décision ce vendredi 10 avril du parlement pakistanais de rester neutre dans le conflit yéménite.
Alors que le conflit s’enlise au Yémen et qu’une issue militaire paraît peu plausible, l’axe turco-iranien n’en constitue pas moins le seul canal de dialogue entre les acteurs qui comptent au Moyen-Orient.
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