Les 14 et 15 avril prochains, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), placée sous la tutelle des ministères de l’écologie et de la recherche, organise un colloque sur les énergies renouvelables dans la production d’électricité en France. Il s’intitule « 40 % d’électricité renouvelable en 2050 : la France est-elle prête ? ». À l’origine, devait y être présentée en avant-première une étude de l’Ademe sur un scénario beaucoup plus radical : une France en 2050 dont 100 % de l’électricité serait produite par des sources renouvelables : hydraulique, éolien, photovoltaïque, géothermie, bois, méthanisation, énergies marines… Ce rapport, très attendu, était annoncé depuis des mois par l’Ademe et son président, Bruno Léchevin.
Mais la séance de présentation de ce document a été retirée du programme à quelques jours de la réunion, comme l’a évoqué Le Monde dans son édition du 4 avril et comme l'avait déjà révélé La Gazette des communes le 17 mars. « Cette étude exploratoire avait été annoncée, mais des travaux complémentaires sur certains points doivent être menés, afin de consolider l’étude », explique l'Ademe, jointe par Mediapart.
Pourtant, ce rapport de 119 pages est bel et bien finalisé – dès la page de garde, le lecteur pourra lire la mention « rapport final ». Mediapart se l’est procuré et le publie ci-dessous. Fruit de 14 mois de travail, extrêmement précis et argumenté, il explique que rien n’empêche qu’en France 100 % de l’électricité provienne de sources renouvelables en 2050. Il révèle également, calculs détaillés à l’appui, que ce scénario ne coûterait pas beaucoup plus cher aux consommateurs que le maintien du nucléaire à 50 % de la production électrique, seuil fixé par François Hollande pour 2025. Alors que la loi de transition énergétique, en cours de vote au Parlement, devrait entériner cet objectif de 50 % du nucléaire, le rapport de l’Ademe est explosif. Il prend le contre-pied de l’idée si souvent reprise par les élus et par le gouvernement, selon laquelle le maintien de l’atome dans le mix énergétique français est l’option de loin la moins onéreuse pour les comptes publics.
Selon l'Ademe, jointe par téléphone ce mercredi, la publication du document a été reportée car « certains points doivent être confrontés avec les professionnels du secteur ». Pourtant, ses auteurs précisent que « dans un objectif de robustesse et de solidité scientifique, les hypothèses, méthodologies et résultats ont été confrontés à un comité scientifique constitué d’experts nationaux et internationaux du domaine de l’énergie, à la fois industriels et académiques » : RTE (la filiale de transport d’électricité d’EDF - ndlr), l’Agence internationale de l’énergie, l’Iddri (le centre de recherche de Sciences Po), Météo France, SRU et Total.
Mais l'Ademe persiste : « Écoutez, je vous le répète, certains points vont être consolidés dans le but d’obtenir des résultats plus complets et plus robustes, notamment sur des points économiques. » Qui a bloqué la publication, l’agence ou le ministère de l’écologie ? « Écoutez, là vous êtes au service de presse, la publication de l’étude a été reportée pour les raisons que je viens d’évoquer. » La question reste à ce stade en suspens.
Que contient ce rapport qui dérange ? En voici les principaux éléments.
- En France, 100 % de l’électricité peut être produite par des sources renouvelables en 2050
L’objectif du rapport est de vérifier la crédibilité de l’hypothèse d’un mix électrique 100 % renouvelable en 2050, même avec des conditions météorologiques défavorables. Premier enseignement : la France dispose d'un potentiel renouvelable considérable. La production pourrait atteindre 1268 TeraWatt heure (TWh), soit trois fois la demande d'électricité escomptée (422 TWh).
Les auteurs identifient plusieurs mix possibles 100 % renouvelable, permettant de répondre à la demande « sans défaillance », c’est-à-dire en satisfaisant la consommation à tout moment du jour et de la nuit. Dans leur cas de référence, la production se décompose entre 63 % d’éolien, 17 % de solaire, 13 % d’hydraulique et 7 % de thermique renouvelable (incluant la géothermie). La capacité nationale installée est de 196 GW, soit une hausse de plus de 55 % par rapport au parc actuel (en raison des différences de taux de charge entre les renouvelables et le nucléaire). La production totale annuelle baisse de 11 % par rapport à la production actuelle, alors que la consommation baisse de 14 %.
Néanmoins, « rien ne garantit l’adéquation à chaque instant entre production et demande ». Les auteurs ont donc procédé à des calculs « au pas horaire », c’est-à-dire pour chaque heure de l’année. Pour chaque région, une modélisation a été réalisée sur toutes les filières de renouvelables, pilotables ou non (éolien terrestre, en mer, filières marines, photovoltaïque, hydraulique, géothermie, incinération d’ordures ménagères, cogénération au bois, méthanisation, solaire thermodynamique à concentration, centrales hydroélectriques à réservoirs). Le rapport accorde une grande place à l’éolien, s’appuyant notamment sur une nouvelle génération de machines, adaptées à des régions où les vents sont plus faibles.
Les auteurs s’interrogent d'ailleurs sur l’acceptabilité sociale d’une très forte augmentation du nombre de mâts éoliens. Ils ont donc élaboré un scénario alternatif, où une plus faible proportion d’éolien terrestre et de photovoltaïque au sol est compensée par une importante part de panneaux solaires sur les toitures et par l’émergence de la filière houlomotrice (l’énergie des vagues), ainsi que beaucoup de stockage.
Les auteurs insistent sur l’importance de la mixité technologique, notamment de la complémentarité entre solaire et éolien, « facteur de résilience » du système électrique, le rendant moins dépendant des phénomènes météorologiques extrêmes. L’enjeu du stockage est aussi étudié, distinguant le court terme par batterie, l’infra-hebdomadaire par le recours aux stations de transfert d’énergie par pompage (STEP, soit deux bassins hydrauliques à des altitudes différentes) et le plus long terme : l’inter-saisonnier, par les filières « power to gas » (méthanation) et « gas to power ». Au total, ils ont comparé plusieurs scénarios : 100 % renouvelables, 95 %, 80 % et 40 %.
Les auteurs font preuve de prudence dans leurs conclusions : « L’Ademe est tout à fait consciente que cette étude n’est qu’une première pierre à un édifice qu’il sera nécessaire de continuer de construire les années prochaines. Les résultats engendrent de nouvelles questions, que de futures études pourront très certainement traiter. »
- Cela ne coûterait pas beaucoup plus cher que de maintenir le nucléaire à 50 % du mix
C’est l’une des révélations les plus fracassantes de ce rapport tenu secret de l’Ademe, qui propose d’aller « au-delà des idées reçues sur les énergies renouvelables ». Un mix électrique 100 % renouvelable est atteignable « à coût maîtrisé ». Pour le cas de référence en 2050, le coût annuel total est évalué à 50,1 milliards d’euros, répartis ainsi : 65 % correspondent aux coûts des énergies renouvelables, 8 % pour le stockage, 23 % pour les réseaux de distribution et de répartition, et 4 % pour le réseau de 400 kV. En rapportant ce coût au volume annuel de consommation (422 TWh), ils estiment le coût de l’énergie à 119 euros par MegaWatt heure (MWh), dans un système 100 % renouvelables. Un montant à mettre en regard du coût actuel de l’électricité, à 91 €/MWh. Surtout, ils le comparent à ce qu’il serait avec moins de renouvelables, et donc plus de nucléaire. Et là, surprise : avec 40 % seulement de renouvelables en 2050 (et donc potentiellement 50 % de nucléaire), ce coût est évalué à 117 €/MWh, soit quasiment le même niveau. Il serait légèrement inférieur avec 80 % de renouvelables (113 €/MWh) et un peu supérieur avec 95 % (116 €/MWh).
Pour les auteurs, « le critère à minimiser est économique : il s’agit du coût total annuel de gestion du mix électrique français ». Très concrètement, ils ont étudié les coûts d’installation et de maintenance des filières de production et de stockage, les coûts annuels d’exploitation et d’investissement dans le réseau de transport, les coûts variables des combustibles pour produire l’électricité.
- Il faut baisser la consommation d’énergie
Pour les auteurs, « la maîtrise de la demande est un élément clé pour limiter le coût d’un scénario 100 % renouvelable ». Car si la consommation ne baisse pas ou pas assez, il faut plus d'équipements de production, ce qui est plus onéreux. Cela expose aussi à une augmentation de la consommation immédiate (la fameuse « pointe »), qui requiert une capacité totale de production et de stockage beaucoup plus importante.
À la fin de leur étude, les auteurs énumèrent les sujets restant à étudier : quels impacts de la flexibilité de la consommation industrielle ? Quelle contrainte sur la France des mix étrangers ? Quels effets socioéconomiques et environnementaux d’un mix 100 % renouvelables ? Quels impacts d’une faible acceptabilité sociale d’un tel mix ? Ils ne ferment donc pas le débat. Bien au contraire, ils en offrent les conditions de discussion, factuelles et chiffrées.
Seule page blanche dans le rapport : celle du résumé exécutif, là où les auteurs doivent synthétiser leurs principaux enseignements. C’est la partie la plus politique et la plus sensible. L’Ademe annonce reporter la publication du rapport à l’automne. Soit après des échéances importantes pour les scénarios énergétiques que la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) doit terminer avant l’été. Ils concernent la programmation pluriannuelle énergétique (PPE), instaurée par la loi de transition énergétique, et que Ségolène Royal s’est engagée à établir avant la tenue du sommet Paris Climat 2015 en décembre. Mais aussi la stratégie nationale bas carbone, également créée par la loi Royal, ainsi que des chiffrages à remettre à Bruxelles sur l’évolution du système énergétique français d’ici 2035. Reculer la parution de ce document à l’automne prochain revient donc à l’enterrer.
Ce rapport n’est pas la pierre de Rosette de la transition énergétique. Il ne contient pas non plus de recette magique pour réduire d’un claquement de doigts les émissions de gaz à effet de serre et lutter contre le dérèglement climatique. Mais il a le grand mérite d’offrir les éléments factuels et chiffrés nécessaires à un débat raisonné sur notre modèle énergétique : qu’est-ce qui est physiquement et technologiquement possible ? À quels coûts pour l’économie et la société ?
L'horizon 2050 peut paraître éloigné. Mais c'est bien à cette échelle de temps que se prennent les décisions d'investissement dans l'appareil de production énergétique. Un long terme qui échappe la plupart du temps aux décideurs, et à ce gouvernement en particulier. Ce rapport de l'Ademe est donc indispensable à la discussion. En en reportant la parution, les autorités privent le public d’informations et d’analyses importantes pour la constitution de son jugement. C’est pourquoi Mediapart a décidé de le publier intégralement. L’administration veut repousser le débat. Nous espérons l’ouvrir.
BOITE NOIRECet article a été modifié le 8 avril vers 22h30 afin de corriger une erreur de formulation concernant le coût de l'énergie consommée : il s'agit bien de 119 €/MWh, et non 119 € /MW/h comme écrit à tort. Merci à nos lecteurs de nous l'avoir signalé.
Joint par téléphone puis par SMS, le cabinet de la ministre de l'écologie, Ségolène Royal, n'a pas répondu.
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