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Mafia: un procureur italien accuse la France

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Dans l’imaginaire collectif français – et de sa classe politique –, la mafia italienne serait un peu comme le nuage de Tchernobyl : elle s’arrête à nos frontières. Rien n’est moins vrai, raconte pourtant la journaliste Hélène Constanty dans Razzia sur la Riviera (Fayard), un livre implacable à paraître ce 8 avril. Collaboratrice régulière de Mediapart et de L’Express, l’enquêtrice a scanné pendant deux ans la Côte d’Azur sous tous ses angles : ses compromissions politiques locales, ses folies immobilières, la grandeur et la décadence des Russes. Mais c’est peut-être dans le chapitre « Les mafieux italiens s’incrustent… », dont Mediapart publie des extraits, qu’elle livre son constat le plus alarmiste.

Pourchassés en Italie par une puissante justice antimafia, les mafieux ne se contentent plus en effet de voir dans la Côte d’Azur un paisible refuge. Ils s’y sont profondément implantés, y opèrent activement et blanchissent de manière méthodique de l’argent sale. De l’autre côté des Alpes, le phénomène inquiète, comme en témoignent les confidences du procureur national antimafia Franco Roberti : « La France a une attitude que je qualifierai de négationniste (…) Vous refusez de voir la réalité en face. Nous ne parvenons pas à obtenir une collaboration suffisamment active des policiers et des magistrats. » « La France ne mesure pas la gravité du problème », accuse le magistrat. Extraits.

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Les mafieux italiens s’incrustent…

Ce 7 mai 2014, lorsqu’il sort de l’hélicoptère de la gendarmerie, le crâne rasé de près, Antonio Lo Russo ne semble pas stressé le moins du monde. On le voit même plaisanter avec les militaires présents, lourdement armés, cagoulés et équipés de gilets pare-balles. Sur le terrain de football de Vintimille, la première ville italienne après la frontière française, a lieu un échange de prisonniers sous très haute sécurité, surveillé par des dizaines de représentants des forces de l’ordre des deux pays.

Le jeune homme menotté que les Français livrent aux Italiens comme un précieux cadeau est l’un des chefs mafieux les plus dangereux de la péninsule, arrêté à Nice trois semaines plus tôt après une cavale de plusieurs années. Il sait qu’il va devoir passer de longues années en prison. Objet d’un mandat d’arrêt européen, il figurait sur la liste des cent criminels les plus recherchés d’Italie. En juillet 2012, il a été condamné par contumace à vingt ans de prison pour direction d’une organisation criminelle mafieuse et trafic illicite de stupéfiants.

Carlo Lo Russo, le cousin d'Antonio, arrêté en France le 16 avril 2014.Carlo Lo Russo, le cousin d'Antonio, arrêté en France le 16 avril 2014. © Reuters

Pour la justice italienne, Antonio Lo Russo, 33 ans, est l’un des représentants actifs de la jeune génération de la Camorra napolitaine. Il a pris la succession de son père, Salvatore, incarcéré depuis 2007 et devenu « collaborateur de justice ». Le clan Lo Russo, qui tient sous sa coupe le quartier pauvre de Scampia, à Naples, est engagé depuis plusieurs années dans une guerre sanglante avec un clan rival pour le contrôle du trafic de drogue. La famille est en outre impliquée dans un large éventail d’activités mafieuses : racket, jeux clandestins, trafic d’armes...

L’arrestation d’Antonio Lo Russo en France, le 15 avril 2014, est le fruit d’une collaboration réussie entre les services de police français et italiens. Elle a eu lieu alors qu’il venait de quitter la terrasse d’un bar, dans une rue proche de la Promenade des anglais, en compagnie de son cousin, Carlo Lo Russo. À 23 ans, ce dernier est lui aussi activement recherché, soupçonné d’avoir tué un rival pour venger l’assassinat d’un membre du clan. Les deux hommes, non armés, s’apprêtaient à monter dans une voiture lorsque les gendarmes ont surgi pour les arrêter. L’opération s’est déroulée dans le calme. Un beau succès.

Si les images de l’extradition ont tourné en boucle sur les chaînes d’information en continu italiennes, la nouvelle est passée quasiment inaperçue en France : à peine une brève dans les flashs info du jour. Cette arrestation d’un mafieux en fuite aurait pourtant de quoi nous interpeller, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. Plusieurs autres ont eu lieu ces dernières années, ce qui semble indiquer que la coopération entre la France et l’Italie, encore timide et imparfaite, commence enfin à produire des résultats.

En 2010, deux arrestations importantes ont eu lieu : celles de Giuseppe Falsone à Marseille et de Roberto Cima sur la Côte d’Azur. Tous deux figuraient sur la liste des cent criminels les plus recherchés d’Italie. Falsone est considéré comme le numéro deux de Cosa Nostra, la mafia sicilienne. Cima, quinquagénaire trapu, est un haut responsable de l’autre grande famille mafieuse italienne, la ‘Ndrangheta calabraise. Il a été arrêté le 25 septembre 2010 à Vallauris Golfe-Juan, où il se cachait dans un petit appartement miteux. C’est en sortant son chien qu’il s’est fait repérer par les gendarmes d’élite du groupe d’observation et de surveillance de la section de recherche de Marseille. Il était en cavale depuis sa condamnation, en 2003, à vingt et un ans et demi de réclusion criminelle pour un assassinat commis à Vintimille plusieurs années auparavant lors d’affrontements pour le contrôle du trafic de drogue dans cette région frontalière de la France.

Lo Russo appartient à la Camorra, Giuseppe Falsone à Cosa Nostra, Roberto Cima à la ‘Ndrangheta. Leur arrestation est la preuve que ces trois bras de la pieuvre sont représentés sur la Côte d’Azur. Tous trois pensaient pouvoir vivre tranquilles sous le soleil de la riviera française, à l’abri des poursuites de la police italienne. Pourquoi se seraient-ils méfiés ? […]

À la fin de janvier 2013, j’ai quitté la Côte d’Azur ensoleillée pour le nord de l’Italie afin d’assister à une soirée antimafia organisée par des militants. Malgré le froid humide qui régnait dans les rues de Milan, une foule compacte de plusieurs centaines de personnes se pressait à la bourse du travail, dans une ambiance à la fois grave et chaleureuse. Après la projection d’un film, La mafia uccide solo d’estate (La mafia ne tue qu’en été) – un témoignage poignant traité avec la légèreté et l’humour de la comédie italienne –, un débat s’est engagé avec la salle, auquel a pris part son réalisateur, entouré de plusieurs hauts responsables de la lutte antimafia, du fils d’un journaliste et de celui d’un général tués par la pieuvre dans les années 1980.

L’un des participants à la table ronde était Franco Roberti, procureur national antimafia depuis juillet 2013. C’est l’un des hommes les plus exposés de la péninsule. Il occupe un poste clé, puisqu’il coordonne depuis Rome l’action des vingt-six procureurs spécialisés répartis dans les juridictions régionales. Malgré sa charge écrasante, il avait pris ce soir-là le temps de venir échanger avec de simples citoyens.

Le procureur antimafia Franco RobertiLe procureur antimafia Franco Roberti © Reuters

Après le débat, il m’a accordé un bref entretien, sous le regard suspicieux des deux gardes du corps armés qui le protègent jour et nuit. Sous ses boucles poivre et sel, ses yeux étaient cernés derrière ses lunettes aux fines montures. Il m’a immédiatement fait part de son étonnement face au comportement de la France :

— La France a une attitude que je qualifierai de négationniste.
C’est-à-dire ?
— Vous refusez de voir la réalité en face. Vous n’êtes pas les seuls. L’Allemagne aussi. Les Européens n’ont pas encore réalisé à quel point la mafia s’était enracinée hors d’Italie. Il faut dire qu’en dehors de la péninsule elle préfère s’occuper de ses affaires en silence, sans se faire remarquer, en évitant les effusions de sang.
Quelles difficultés rencontrez-vous en France ?
— Nous ne parvenons pas à obtenir une collaboration suffisamment active des policiers et des magistrats. Prenons l’exemple de Giovanni Tagliamento, ce ressortissant italien que nous considérons comme représentant de la Camorra sur la Côte d’Azur. Nous aimerions savoir avec qui il travaille, d’où vient l’argent qu’il brasse. Mais les Français nous disent que son comportement n’a rien de répréhensible.
D’où vient le blocage ?
— La France ne mesure pas la gravité du problème. C’est un problème culturel et politique. Vous ne disposez pas non plus des mêmes outils législatifs que nous.
Plusieurs arrestations ont pourtant eu lieu...
— Oui, mais il est regrettable qu’au préalable on n’ait pas enquêté davantage sur l’entourage de ces personnes et sur leurs activités. Lorsque Roberto Cima a été arrêté, par exemple, on a bien vu qu’il se sentait protégé sur le sol français. Il était comme un poisson dans l’eau.
Que souhaiteriez-vous voir changer ?
— Nous aimerions obtenir beaucoup plus d’informations sur les activités économiques de nos ressortissants, leurs investissements dans l’immobilier ou dans des commerces. Mais, en France, contrairement à ce qui se passe en Italie, les possibilités de saisir les biens des mafieux sont très limitées. Dommage, car c’est un outil formidable pour les asphyxier.

Si le procureur Roberti est aussi sévère, c’est qu’il connaît parfaitement l’ampleur du phénomène à l’échelle européenne. Les mafias italiennes ont tiré profit de la mondialisation pour développer leurs activités hors d’Italie, leur épicentre. Elles ont développé toutes sortes de trafics internationaux – drogue, armes, contrefaçon, déchets... –, fabriquent de la fausse monnaie et contrôlent les réseaux d’immigration clandestine.

Leur chiffre d’affaires mondial est estimé à 130 milliards d’euros. Elles disposent de « colonies opérationnelles » dans de nombreux pays grâce au réseau de la diaspora.

En France, un service d’information de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) a été créé en 2009 au sein de la Direction centrale de la police nationale. Depuis, il produit chaque année un rapport d’une centaine de pages. Dommage que son contenu ne soit pas public... En effet, alors qu’en Italie tout citoyen peut avoir accès aux informations sur la mafia, consulter les dossiers des procès et même écouter les enregistrements d’écoutes téléphoniques, la France préfère jeter un voile pudique sur ces faits […]

« Pourquoi voudriez-vous que les mafieux arrêtent leur activité à la frontière ? », s’indignait le procureur Franco Roberti lors de notre entretien. « Je comprends sa colère, répond le commissaire Philippe Frizon, chef de la police judiciaire de Nice. Il nous faut améliorer notre coopération en matière de lutte antimafia, comme nous avons su le faire avec nos collègues espagnols dans la lutte contre le terrorisme. »

Cette bonne volonté se heurte toutefois à de nombreux obstacles. Tout d’abord, à la différence de ce qui se passe dans la Ligurie voisine, les criminels italiens présents en France s’efforcent d’opérer dans la plus grande discrétion. « Ils ne se font pas remarquer, ils ne paradent pas en ville, observe François-Xavier Masson, le directeur du Sirasco. Contrairement à leurs pratiques italiennes, ils ne contrôlent pas, en France, un territoire par l’intimidation et le racket. Mais ils prospèrent sans faire de bruit. Ils constituent une vraie menace, plus pernicieuse qu’on le croit, même si elle ne se manifeste pas par la violence. »

Les arrestations réalisées par la police ou la gendarmerie françaises sont toujours liées à des infractions pénales bien identifiées, au premier chef le trafic international de stupéfiants, comme le note le Sirasco : « En juin 2013, plus du quart des ressortissants italiens incarcérés en France l’est pour trafic de stupéfiants. Certaines enquêtes démontrent la proximité des mafieux italiens avec les milieux traditionnels français du grand banditisme. » L’un des plus recherchés, le Calabrais Domenico Marasco, coulait des jours paisibles à quelques kilomètres de Nice, à Peillon, un pittoresque village perché sur un rocher en surplomb de la vallée du Paillon de l’Escarène. C’est là qu’il a été arrêté, le 14 mars 2011, pour son implication dans un trafic de drogue international, ce qui lui a valu une condamnation à trois ans de prison ferme par le TGI de Marseille le 30 avril 2013.

Ce papy tranquille de 75 ans était depuis longtemps considéré comme l’une des principales têtes de pont de la ‘Ndrangheta en France. Il avait été condamné en 1987, par contumace, à quinze ans de prison pour trafic de stupéfiants après la saisie de 40 kilos d’héroïne en Thaïlande, mais il s’était enfui et sa trace avait été perdue. Son nom était réapparu en 1994 : dans son témoignage, Giovanni Gullà, le premier repenti de la ‘Ndrangheta, le présentait comme l’un des principaux correspondants de l’« honorable société » sur la Côte d’Azur, responsable de la cellule de Nice et chargé du contrôle de toutes les activités dans le sud-est de la France.

Il a fallu le hasard d’une vaste enquête sur un trafic de cannabis entre le Maroc, l’Espagne et la Côte d’Azur impliquant certaines de ses connaissances pour que, par ricochet, grâce aux écoutes et aux filatures, il tombe enfin dans le filet. « Prompt à jouer les grands-pères sourds et impotents, Domenico Marasco n’en reste pas moins à l’évidence un membre influent de la ‘Ndrangheta », estime le juge Philippe Dorcet, qui a instruit l’affaire à la JIRS de Marseille mais n’a pas réussi à tirer grand-chose du vieil homme.

Ce qui a fait tomber le Calabrais, ce sont ses rendez-vous en différents points du littoral (Valbonne, Saint-Laurent-du-Var, Antibes) avec le principal suspect dans l’affaire de cannabis sur laquelle enquêtait la JIRS, Diègue Campo. Ce Franco-Espagnol, trafiquant de haut vol, partageait son temps entre une villa à Marbella, en Espagne, et un appartement sur la Croisette de Cannes. Il était à la tête d’un trafic de cannabis à grande échelle. La marchandise était transportée à bord d’hélicoptères et de voitures rapides, et Campo n’utilisait pas moins de dix-huit téléphones portables différents, ce qui n’a pas simplifié la tâche des enquêteurs. « C’est un courtier en matières stupéfiantes, comme d’autres le sont en vins ou en titres », dit de lui le juge Dorcet.

Ce n’est pas pour se mêler de son commerce de haschich que Domenico Marasco l’a rencontré plusieurs fois dans des bars discrets de la Côte d’Azur, mais pour ses talents de courtier international. Car le chef calabrais était aux abois : une cargaison de deux tonnes de cocaïne était bloquée au Sénégal. Il essayait par tous les moyens de rapatrier la marchandise et, dans l’attente d’une solution, avait besoin de trouver 20 kilos de cocaïne pour approvisionner son réseau italien. L’affaire ne s’est pas faite, mais les preuves de son implication dans le trafic de cocaïne étaient suffisantes pour qu’il soit condamné.

En matière de drogue, la famille Magnoli en connaît un rayon, elle aussi. Selon la police française, cette famille d’origine calabraise installée à Callauris depuis deux générations offre un parfait exemple d’implantation d’une ‘ndrina en France. Dans l’organisation de la ‘Ndrangheta, la ‘ndrina familiale forme la base de la pyramide. Il en existe plus d’une centaine, regroupées à l’échelon supérieur en cosce (clans).

Si tous ses membres ne trempent pas dans des activités criminelles, la famille Magnoli est néanmoins cataloguée par les services antimafia italiens comme appartenant à l’un des clans les plus puissants de la ‘Ndrangheta, le clan Piromalli-Molè de Gioia Tauro, en Calabre. Premier port italien pour le trafic de conteneurs, Gioia Tauro sert de plaque tournante à la mafia locale, qui y pratique le racket, le détournement d’aides publiques et surtout le trafic de drogue. Des tonnes de cocaïne y ont été saisies ces dernières années.

Vallauris Golfe-Juan, à 1 400 kilomètres de Gioia Tauro, offre le visage tranquille d’une petite ville côtière, moins connue que ses voisines Cannes et Antibes. Cette commune d’une taille comparable à celle de Vintimille (27 000 habitants) a accueilli plusieurs familles calabraises dans les années 1960.

À l’époque, une population ouvrière importante s’activait dans les nombreux ateliers de poterie, lesquels ont offert du travail aux immigrés italiens. Aujourd’hui, la poterie a périclité et la plupart des usines ont fermé. Vallauris tente de se maintenir à flot en développant le tourisme grâce à son port de plaisance.

Au centre du bourg, où tout le monde connaît la réputation de la famille Magnoli, on ne parle d’eux qu’à voix basse. Et pour cause : sept frères, dont les âges s’échelonnent entre 50 et 70 ans, dorment actuellement en prison ! Tous sont tombés pour des affaires de stupéfiants. Leur spécialité ? Le stockage et le transport des stupéfiants par go-fast – des convois de véhicules de grosse cylindrée. Les frères ont été arrêtés et condamnés chacun son tour, en Espagne, en Italie ou en France, pour des trafics de grande envergure.

Au milieu de la décennie 2000, après des années de prospérité tranquille, le temps commence à se gâter pour la famille Magnoli. Son chef, Ippolito, 61 ans, est arrêté en Espagne en 2008 après six ans de cavale. Titulaire d’un passeport français, il se cachait dans un village proche de Barcelone d’où il contrôlait les circuits d’importation de la drogue : cocaïne d’Amérique latine, haschich du Maroc...

Quelques mois plus tard, c’est au tour de Domenico de se faire attraper en Calabre, dans des circonstances dignes d’un scénario hollywoodien. Les frères Magnoli ont tous une tendance à l’embonpoint, comme le montrent les photos d’identification prises par la police lors de leur arrestation : visages ronds, cous épais, épaules larges, corps massifs... Domenico était complexé par ses bourrelets, et c’est ce qui a causé sa perte. Sous le coup d’un mandat d’arrêt international lancé par la France pour trafic de stupéfiants, il s’est fait pincer dans une clinique privée de Calabre où il s’était enregistré sous un faux nom et venait de subir une liposuccion. Il était encore sous l’effet des anesthésiants lorsque les policiers l’ont arrêté.

Razzia sur la Riviera
par Hélène Constanty
éditions Fayard, 300 pages, 19 euros

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les gardiens du nouveau monde


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