À quoi servent les milliards d’euros du crédit impôt recherche (CIR) versés chaque année aux entreprises ? Lorsque le monde de la recherche s’est mobilisé à l’automne pour dénoncer la paupérisation et la précarité croissantes dans leurs laboratoires, il avait pointé du doigt cette colossale niche fiscale en s'interrogeant sur l'efficacité du dispositif destiné officiellement à soutenir la recherche dans le secteur privé. Créé en 1983, ce cadeau fiscal n’a depuis cessé de grossir, la dernière réforme de 2008 l’ayant fait exploser et passer de quelques centaines de millions d’euros à près de 6 milliards d’euros cette année. Deux fois le budget du CNRS.
Alors que la France se singularise par le faible investissement en recherche et développement de ses entreprises, le CIR est censé faciliter l’embauche de chercheurs dans les entreprises et favoriser l’investissement de R&D (recherche et développement). Selon un rapport de l'Inspection générale des finances, publié en 2010, le bénéfice attendu en termes de création d’emploi serait de 18 000 et 25 000 emplois nouveaux dans la R&D d'ici à 2020, « selon qu'un euro de CIR donne lieu à un ou deux euros de dépenses privées », expliquait cette même Inspection des finances.
Qu’en est-il réellement ? Une enquête menée au cours des derniers mois par trois chercheurs du collectif Sciences en marche (à lire ici en intégralité), et transmise ce mardi à la commission d’enquête du Sénat sur « la réalité du détournement du CIR de son objet et ses incidences sur la situation de l’emploi scientifique », montre pourtant qu’il n’existe aucune corrélation entre l’emploi en Recherche et développement dans les entreprises et le CIR. Pire, près de 6 milliards d’euros auraient en réalité été détournés de leur objectif dans les entreprises de plus de 500 salariés entre 2007 et 2012.
En 2013, un rapport très sévère de la Cour des comptes avait déjà alerté les pouvoirs publics sur les importants risques de détournement liés à cette niche fiscale et surtout sur le manque d’évaluation précise du dispositif. S'appuyant sur les optimistes hypothèses de Bercy, ou sur des études macroéconomiques postulant une efficacité a priori du CIR, le gouvernement n’a jamais voulu remettre en question ce cadeau fiscal de plusieurs milliards.
Les faits, à condition qu’on prenne la peine de les considérer de près, sont pourtant têtus. En croisant les nombreuses données publiées par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, ou les indicateurs scientifiques de l’OCDE, François Métivier, Patrick Lemaire et Elen Riot montrent que sur une échelle de dix ans, l’explosion du CIR n’a eu aucun impact significatif sur l’emploi de R&D dans les entreprises. Voir le graphique ci-dessous.
Autre constat, à l’échelle cette fois de cinq ans entre 2007 et 2012, on s’aperçoit que les entreprises de plus de 500 salariés ont bénéficié de 63 % du CIR mais n’ont créé que 18 % des emplois nouveaux de R&D, soit 30 000 sur la période. Les PME créent donc 80 % des nouveaux emplois en ne touchant que 37 % du CIR. Ce qui amène les chercheurs de Sciences en marche à conclure qu’un emploi créé dans une grande entreprise par le biais du CIR coûte huit fois plus que dans une PME, soit « 450 000 euros par an et par emploi » !
Leur enquête met en évidence des cycles de l’emploi qui n’ont visiblement aucun lien avec le CIR. Dans les PME, un cycle positif est en effet entamé dans les emplois de R&D avant même la réforme du CIR et aucune rupture significative n’est observable avec la réforme du CIR. Pour les grandes entreprises, le cycle est négatif et le demeure, avec ou sans crédit d’impôt.
Tendance des créations d'emplois de R&D en fonction de la taille des entreprises :
(L'évolution de l'emploi de R&D en Allemagne, qui n'a pas de CIR, est assez comparable à l'évolution de ces emplois en France.)
Si 14 branches créent de l’emploi de R&D, 15 n’en créent pas de façon significative (< 1 %) et trois voient même diminuer cette part de leur masse salariale. L’industrie pharmaceutique, l’une des plus grosses bénéficiaires du CIR, voit ainsi diminuer de 700 personnes par an son personnel de R&D. Autre élément troublant, deux branches portent à elles seules 80 % des créations d’emplois nouveaux, la branche « activité informatique et services à l’information » et celle des « activités spécialisées, scientifiques et techniques ». Or, à regarder la liste des activités éligibles (ci-dessous), des « activités des agences de presse » en passant par « les conseils en relation publique et communication », les « études de marché et sondage » ou les « activités spécialisées de design », difficile de discerner un réel bénéfice pour la recherche et l’innovation.
Alors que la France compte le plus fort taux de chômage des docteurs (dû pour l’essentiel au dualisme grandes écoles/université, spécificité française qui voit les entreprises préférer embaucher des ingénieurs sortis d’une école que des docteurs issus de l’université), « moins de 10 % des entreprises bénéficiaires du CIR ont recours au dispositif en faveur de l’emploi des docteurs malgré sa générosité », note cette étude, révélant un autre objectif manqué du dispositif.
Le CIR a-t-il au moins permis une hausse de l’investissement en R&D dans les entreprises qui le touchent ? Trois cas de figure sont possibles. Les chercheurs parlent d’“additivité” si pour 1 euro de CIR, l’entreprise augmente sa dépense intérieure de recherche et développement (DIRDE) de 1 euro, d’“entraînement” si pour 1 euro l’entreprise dépense plus d’1 euro en R&D, et d'“éviction” si pour 1 euro, la DIRDE est inférieure à 1 euro. Sur ce point encore, la taille des entreprises est déterminante. Ce sont les entreprises qui perçoivent la plus faible part du CIR qui assurent la part la plus importante de la croissance globale de DIRDE. Dans les PME, le CIR produit manifestement un effet d’entraînement. Dans les entreprises de plus de 500 salariés, « il y a une éviction persistante. Une partie du CIR est détournée de son objet », soulignent, chiffres à l’appui (voir graphique ci-dessous), ces chercheurs. Si pour les PME, ces chercheurs relèvent un effet d’entraînement entre 2007 et 2012 de 2,8 milliards (c’est-à-dire qu’elles investissent cette somme en plus du montant du CIR), pour les entreprises de plus de 500 salariés, « on obtient un détournement de 6,2 milliards sur la même période soit plus de 40 % de la créance dont ces entreprises ont bénéficié ».
Dépense intérieure de recherche et développement dans les entreprises de plus de 500 salariés entre 2007 et 2012 :
Certains chiffres laissent également perplexes. Pourquoi du jour au lendemain, de 2006 à 2007, soit un an avant la réforme du crédit impôt recherche, les entreprises ont-elles déclaré embaucher tout à coup massivement des cadres de R&D – ces embauches seraient ainsi passées en un an de 6 % à 24 % selon l’Apec ? Peut-être parce qu’en 2008, les entreprises ont déclaré leurs dépenses de 2007. Selon les chercheurs qui ont mené l’étude, « l’antécédence d’une année et la brutalité de la hausse indiquent certainement une fraude, les entreprises ayant requalifié a posteriori leurs recrutements ». Il faut aussi noter que parallèlement, sur la même année, le recrutement de cadres de production industrielle diminuait presque de moitié, passant de 37 % à 20 %.
En regardant les chiffres fournis par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’emploi de chercheurs (docteurs, ingénieurs, titulaires de master en recherche) représente 5 % en moyenne des cadres recrutés sur dix ans sans grande oscillation. Ce qui laisse peu de doute sur le fait que l’essentiel des personnels déclarés en R&D n’ont en réalité aucun rapport avec la recherche : « Le caractère aberrant de l’évolution des recrutements de cadres de R&D met au jour la probabilité de fraude massive au travers de la requalification d’emplois administratifs ou de production en emplois de R&D. »
Nul doute que la commission d’enquête du Sénat sur les détournements du CIR, qui doit rendre ses travaux fin juin, regardera avec attention ces chiffres inédits. D’autant que, rappelle la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin (PCF), rapporteur de la commission, le marché du conseil pour monter des dossiers de CIR a explosé, ceux-ci demandant en moyenne 20 % du montant du crédit d’impôt obtenu. Si l’emploi scientifique n’a pas bénéficié du CIR, le gouvernement pourra donc se consoler en se disant que l’argent public aura au moins permis à ces conseils de s’enrichir, et peut-être de créer des emplois sur un créneau bien éloigné de la recherche.
BOITE NOIREMediapart est associé à deux projets de recherche sous convention avec l'Agence nationale de la recherche, PERIPLUS et Epistémè. A ce titre, mais aussi dans le cadre d'autres projets de développement, le journal a bénéficié du crédit impôt recherche.
Lors de notre contrôle fiscal, ces projets ont été validés par un expert indépendant mandaté par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche.
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