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L'affaire Dassault gagne un pré à vaches dans le désert malien

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Entre soupçons de corruption électorale, tentatives de racket et règlements de comptes sanglants, il y a bien longtemps que l’affaire Dassault a basculé dans le sordide. Mais l’audition du directeur de la jeunesse et des sports de Corbeil-Essonnes, à laquelle Mediapart a eu accès, a offert une parenthèse exotique aux policiers. Machiré Gassama a en effet justifié le jackpot qu’il a touché au Liban par la vente de deux hectares de terrain désertique au Mali. L’explication n’a pas convaincu le juge Serge Tournaire : comme nous l’avions révélé, il a mis en examen ce pilier du clan Dassault le 19 mars.

Machiré Gassama, directeur de la jeunesse et des sports à la mairie de Corbeil-Essonnes.Machiré Gassama, directeur de la jeunesse et des sports à la mairie de Corbeil-Essonnes. © D.R.

Lorsqu’il arrive le 18 mars dans les locaux de l’office central anticorruption (OCLCIFF) à Nanterre, pour 48 heures de garde à vue, Machiré Gassama est dans une position délicate. Ce très proche du maire de Corbeil, Jean-Pierre Bechter, est soupçonné d’avoir participé au système présumé d’achats de voix, aux côtés de son ami d'enfance Younès Bounouara. Agent numéro 1 de Dassault dans les cités de Corbeil, Bounouara est actuellement en détention provisoire, suite à sa mise en examen pour une « tentative d’assassinat » par balles sur un opposant à Dassault. Il est également mis en examen pour « complicité d’achats de votes ».

Plusieurs témoins ont raconté que Bounouara et Gassama, tous deux originaires de la cité des Tarterêts, auraient dû redistribuer l’argent versé par Serge Dassault au titre des élections municipales de 2010, mais qu’ils auraient préféré se partager le pactole entre eux. Ils démentent formellement. Reste que Younès Bounouara a touché 2 millions d’euros de l’avionneur au Liban à l’été 2011. Lors d’un de ses voyages à Beyrouth pour retirer une partie de l'argent en liquide, Bounouara était justement accompagné de Machiré Gassama. Et l'enquête judiciaire a démontré que Younès a redistribué 400 000 euros à son ami sur un compte libanais, via deux virements de 200 000 euros effectués par des membres de sa famille qui lui servaient de prête-nom.

Dès le début de sa garde à vue, Machiré Gassama a tenu à s'expliquer spontanément sur cette remise de fonds. Alors qu’il discutait avec Bounouara lors d'un de leurs voyages à Beyrouth, il aurait proposé à son ami une affaire en or : un terrain de deux hectares près de Kayes, dans l'ouest du Mali (son pays d’origine), avec quelque 400 vaches et chevaux, plus un utilitaire Mercedes et une « petite construction » abritant le gardien du troupeau, rémunéré 200 euros par mois. Le terrain étant « désertique » et dépourvu d’herbe, cet homme, dont Gassama a oublié le nom, emmène les vaches brouter dans les pâtures alentour, parfois même jusqu'au Sénégal voisin.

« J'ai acheté ce terrain en 2004 et depuis cette date j'ai acheté des animaux au fur et à mesure pour de la reproduction, a précisé Gassama. II s'agissait de vaches. Je ne me souviens pas du nombre exact (…). J'en achetais souvent, et c'était pareil pour les chevaux, j'en avais acheté quelques-uns et ils se sont reproduits. J'ai dû acheter ce terrain environ 10 000 ou 15 000 euros. Les animaux entre 200 et 1 500 euros. »

Séduit, Bounouara aurait acquis l’ensemble pour « 200 000 euros ». Puisque l'affaire s'est conclue à Beyrouth et que Bounouara venait d'y toucher 2 millions, Gassama aurait tout naturellement ouvert lui aussi un compte à la Société générale de banque du Liban (SGBL) pour y recevoir l'argent. Il assure ignorer que les fonds de son ami venaient de l'avionneur Serge Dassault, par ailleurs sénateur UMP et ancien maire de Corbeil.

Curieusement, les policiers ont du mal à croire à cette explication. Il y a d’abord le fait que Younès lui a versé non pas 200 000, mais 400 000 euros. Interrogé sur ce point, le directeur de la jeunesse a eu des trous de mémoire sur le montant de la transaction. « C'est difficile à comprendre je sais, mais je ne m'en souviens pas du tout. Lorsque vous regardez le terrain et le bétail, on est à plus de 200 000 euros. […] Je dois vérifier. Ce que je lui ai vendu valait plus, et il est possible que Younès m'ait versé plus pour l'acquisition de cette exploitation au Mali. »

Les policiers s'interrogent aussi sur l'intérêt qu'aurait eu Bounouara à acheter un terrain situé dans une région certes beaucoup plus calme que le nord (fief des djihadistes) et contrôlée par l'armée malienne, mais où un Français a tout de même été enlevé en 2012 par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Gassama raconte d’ailleurs qu’il voulait utiliser sa propriété pour organiser des stages de réinsertion pour les jeunes, mais qu’il a dû y renoncer « pour des raisons d’instabilité politique sur place ».

S’ensuit un dialogue savoureux entre les policiers et le directeur de la jeunesse de Corbeil :
– Qui s'occupe de ce bétail dorénavant ?
 C'est Younès absolument
, répond Gassama.
 Depuis sa prison ?
 C'est une bonne question, c'est à lui qu'il faut la poser, je ne sais pas. […]
 Le fait de céder à un non-Malien du territoire et du bétail nous fait douter de la réalité de la transaction. Qu'avez-vous à déclarer ?
Ça ne tient pas parce qu'il y a beaucoup de Libanais au Mali, qui investissent [...]
 Nous comprenons bien, mais Younès est algérien…
 Oui mais il était déjà au Maroc. On est avant tout français. On va un peu partout.

Le problème, c'est que Younès Bounouara, déjà interrogé par les policiers, ne leur a jamais parlé d’investissement au Mali. Selon lui, le don de Serge Dassault, sans aucun rapport avec les élections, devait servir à construire une usine d'eau en bouteille en Algérie. Par contre, il a reconnu avoir reversé 400 000 euros à un ami (« dont je tairai le nom ») pour les « faire fructifier ». Cet ami gâté par Younès serait-il Machiré Gassama ? « Il faut lui poser la question, ça, je ne sais pas, a répondu l’intéressé. Tout ce que je sais c'est que je suis son ami et il est le mien. »

Les policiers sont également impressionnés par le prix de vente. D’autant que le directeur de la jeunesse de Corbeil peine à s’expliquer sur la rentabilité de son élevage malien. « Je ne sais pas, je ne gagnais pas d'argent avec ça, j'équilibrais. Je dépensais un peu mais pas beaucoup. Ce qui coûte cher, c'est lorsqu'il y a la sécheresse, c'est une activité qui coûte relativement cher. [Mais] une vache peut rapporter l'équivalent de 1 000 euros. Cette somme là-bas, c'est énorme. »

Tout de même, deux hectares de désert malien valent-ils vraiment 200 000 euros, lui demande à son tour le juge Tournaire. « Au Mali les propriétaires ne vendent pas, ce qui fait que le prix du terrain est en quelque sorte inestimable. Par ailleurs, il y a la valeur du bétail », a répondu Gassama. Il a promis au juge de lui fournir l’acte de vente, qui serait resté au Mali. Son avocate, Me Violaine Papi, nous a indiqué mardi que la transmission de ce document est « en cours ». 

undefinedQuant aux éventuels achats de votes, le bras droit de Jean-Pierre Bechter ne se sent « pas du tout concerné par cette affaire ». Dans une vidéo pirate, un proche de la mairie explique pourtant que « tout le monde s’est pris une carotte dans cette histoire » d'élections : « Dassault il a donné les 1,7 million (1), l’erreur qu’il a fait, il a tout donné à Younès, d’accord. Younès et Machiré, ils ont été se partager l’argent entre eux. » Un autre témoin, Khalid T., a indiqué aux policiers puis à Mediapart que Gassama et Bounouara devaient redistribuer une bonne partie de l’argent libanais aux agents électoraux de terrain, mais qu’ils auraient été « trop gourmands ». Khalid T. précise avoir reçu 10 000 euros de Gassama pour son « travail » lors du scrutin de 2010.

« C'est un gros mensonge », a répliqué Gassama. Il a reconnu qu'une association qu’il préside a reçu 30 000 euros de subvention de Serge Dassault, puis qu'il en a reversé 10 000 à l’association de Khalid, pour « aider des familles à partir en vacances ». « Il devait d'ailleurs nous fournir en retour les pièces justificatives des dépenses liées aux vacances, ce qu'il n'a jamais fait », précise Gassama. Malgré cette absence de justificatifs, il ne semble pourtant pas avoir réclamé le remboursement des 10 000 euros…

Le directeur de la jeunesse ajoute qu’il n’a même pas participé aux élections de 2010, et qu’il n’était « pas présent physiquement » dans la commune « au moment des campagnes ». Pourtant, ses amis Younès Bounouara et Jean-Pierre Bechter ont indiqué sur procès-verbal qu’il a donné des coups de main lors de ce scrutin, en toute légalité.

Le maire de Corbeil se souvient même que Gassama fréquentait alors le Clos des Pinsons, la résidence de Dassault, qui faisait office de QG de campagne. Gassama estime que Bechter a dû se tromper : « Je n'ai jamais vu M. Bechter aux Pinsons ni M. Dassault. D'ailleurs je ne me souviens pas avoir rencontré quiconque aux Pinsons. Younès rentrait, et moi je restais dehors. »

Un dernier point chagrine les enquêteurs : Gassama n’a pas déclaré au fisc les 400 000 euros qu’il a touchés au Liban, et qu’il a ensuite rapatriés en France. L'intéressé avoue mais plaide la bonne foi : « Je ne savais pas qu'il fallait le faire. Je pensais simplement que c'était tacite et que le fait de verser ces fonds sur un compte français faisait office de déclaration. […] J'ajoute que je n'ai rien dissimulé. J'ai ouvert le compte à mon nom. […] J'ai fait des virements de mon compte libanais à mon compte français. Il n'y avait aucune volonté de cacher quoi que ce soit. »

Le juge Tournaire n'a manifestement pas été convaincu par ses explications, que ce soit au sujet des vaches, du Liban, des élections ou du fisc. À l’issue de son interrogatoire, il a mis en examen Machiré Gassama pour « complicité d’achats de votes » et « recel » de ce délit ; « complicité de financement illicite de campagne électorale », « recel » et « blanchiment » de ce délit ; et enfin pour « blanchiment de fraude fiscale ».

(1) En fait, 2 millions d'euros. À l'époque où cette vidéo a été tournée, on ignorait encore le montant exact versé par Dassault à Bounouara au Liban.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les gardiens du nouveau monde


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