À l’occasion de nouvelles auditions conduites tout au long du mois de mars, dont celles de Bernard Tapie, de son avocat Me Maurice Lantourne, d’un autre avocat parisien, Me Gilles August, et de Stéphane Richard, l'actuel patron d'Orange, les magistrats en charge de l’affaire Adidas ont fait de nouvelles trouvailles – que Mediapart est en mesure de révéler. Beaucoup d’entre elles constituent de nouveaux indices du caractère frauduleux du célèbre arbitrage dont avait profité Bernard Tapie. D’autres viennent confirmer que les préparatifs secrets de l’arbitrage ont commencé bien avant l’élection présidentielle. À l’occasion de ces auditions, Me Gilles August, avocat parisien réputé (il a en particulier défendu Jérôme Cahuzac), a été placé sous le statut de témoin assisté.
Me Gilles August a pendant un temps été l’avocat du Consortium de réalisation (CDR), la structure publique de défaisance qui a accepté de recourir à l'arbitrage pour solder le conflit commercial qui l’opposait à Bernard Tapie au sujet de la vente du groupe de sports Adidas, en 1993. Son audition a eu lieu le 4 mars et a été conduite par les juges d’instruction en charge de l’affaire. Ce n’est pas la première fois que les magistrats entendent l'avocat parisien. Déjà, comme l’avait révélé Mediapart (lire Affaire Tapie : Gilles August deux jours en garde à vue), il avait été placé deux jours en garde à vue en mai 2014, et il avait été confronté à l’époque à l’autre avocat du CDR, Me Jean-Pierre Martel (lire Affaire Tapie : Guéant convoqué, les avocats de l’État confrontés). Mais, à l’époque, Me August avait été entendu comme simple témoin dans l’affaire.
À l’occasion de cette nouvelle audition, les magistrats ont de nouveau très longuement interrogé l’avocat sur deux points particulièrement intrigants de l’histoire. Le premier point est que le CDR disposait au début de 2007 d’un avocat qui travaillait de très longue date pour lui, en la personne de Me Jean-Pierre Martel, lequel était opposé à la solution de l’arbitrage. Or, en février 2007, le patron du CDR, Jean-François Rocchi, a fait appel à un second avocat, Me August, en lui assignant une mission secrète et radicalement opposée : commencer à travailler sur la piste d’un possible arbitrage.
C’est sur cet apparent double jeu du CDR que Me August a été interrogé par les magistrats. Et le double jeu les intrigue d’autant plus que, plusieurs mois avant l’élection présidentielle de 2007, le cabinet de Me Gilles August a commencé à travailler sur des ébauches de compromis d’arbitrage – alors qu’officiellement l’arbitrage n’a été lancé qu’à l’automne suivant.
Le second point qui intrigue les magistrats est la nature des relations entre Bernard Tapie et Me Gilles August. Comme le second était l’avocat de l’adversaire du premier, on aurait pu penser que rien ne justifiait qu’ils se rencontrent en personne. Or, le 27 février 2008, une rencontre entre les deux hommes a pourtant eu lieu. Lors de sa garde à vue, le patron du CDR, Jean-François Rocchi, l’un des six mis en examen « pour escroquerie en bande organisée », avait déclaré qu’il avait été tenu dans l’ignorance par Me August de son rendez-vous avec Bernard Tapie. Interrogé sur ce point, Me August a dû admettre que le rendez-vous avait bel et bien eu lieu : « Je rentrais de voyage, je n’ai appris que M. Tapie voulait me voir qu’au moment où je débarquais de mon avion, je n’allais pas le mettre dehors non plus », a-t-il déclaré aux juges d’instruction.
À l’occasion d’une nouvelle audition fleuve qui a commencé quelques jours plus tard, à partir du 10 mars, Bernard Tapie a, lui aussi, été longuement interrogé sur ces relations avec Me Gilles August. Et pour expliquer l’une de ses rencontres avec Me Gilles August, il a resservi une version déjà donnée lors de sa propre garde à vue : Me August « avait envie de rencontrer une actrice avec laquelle je jouais au théâtre. J’ai accepté, j’avais justement un déjeuner avec ma partenaire et j’ai appelé à son secrétariat pour lui dire que j’étais au Le Divellec et que s’il venait prendre un café, il ferait la connaissance de cette actrice… ».
À la faveur de cette audition, les juges d’instruction ont aussi longuement interrogé Bernard Tapie sur ses relations avec Nicolas Sarkozy et tous ses proches, dont Brice Hortefeux ou encore Claude Guéant.
Pour la première fois, Bernard Tapie a ainsi été prié de s’expliquer sur les étonnantes mondanités auxquelles il a participé à Agadir, au Maroc, à Noël 2006, mondanités qui ont lancé les véritables préparatifs secrets de l’arbitrage, puisque des témoins assurent qu’ils ont entendu Bernard Tapie et ses voisins de table évoquer la probable victoire de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, se réjouissant que cela ouvrirait la voie à l’arbitrage tant espéré. Voici la version qu’a donnée en particulier Bernard Tapie de la soirée de réveillon du 31 décembre 2006 : « Il y avait mon épouse et mes enfants, M. Hortefeux, son épouse et ses enfants et M. Guelfi et sa femme ». Pour mémoire, André Guelfi, dit « Dédé-la-sardine », fut l’un des condamnés vedettes du procès Elf, dont Bernard Tapie avait fait la connaissance à la prison de la Santé.
Et Bernard Tapie a poursuivi son récit, en prétendant que ces rencontres étaient fortuites : « J’ai passé mes vacances à Agadir, et par hasard à Agadir j’ai rencontré les personnes que vous me citez. Pour la fin des vacances, puisque j’étais invité par Guelfi, l’avion a ramené M. et Mme Hortefeux et ses enfants. » Et concluant son récit, Bernard Tapie a dit qu’il ne savait plus s’il avait à cette occasion parlé ou non à ses convives de son affaire Adidas-Crédit lyonnais : « Sauf erreur, Copé était au Budget et Hortefeux à l’Intérieur. Aucun des deux n’avait prise directe sur le dossier. Je ne sais pas du tout si je leur en ai parlé mais cela n’avait pas d’intérêt de leur en parler et en tout cas pas spécialement à Agadir. »
Au cours de cette même audition, Bernard Tapie a enfin été très longuement interrogé sur ses rendez-vous avec Nicolas Sarkozy, notamment ceux qui ont eu lieu dans le courant du premier semestre de 2007, pendant la campagne présidentielle, soit quelques mois avant le lancement de l’arbitrage. Mais l’ex-homme d’affaires n’a apporté à ce sujet aucune explication nouvelle. Seul détail inattendu : au cours de leur interrogatoire, les magistrats ont indiqué à Bernard Tapie que d’une pièce retrouvée dans les archives de la présidence de la République, en date du 6 mars 2007, il ressortait ce rendez-vous : « De 9H à 10H30 - Alex Djouri – Ber. Tapie – Nic-Beytout ». Pour mémoire, Alexandre Djouhri est un intermédiaire lié au clan Sarkozy, qui apparaît dans de nombreuses affaires du précédent quinquennat, et Nicolas Beytout a dirigé les rédactions des Échos puis du Figaro, avant de lancer le journal L’Opinion. Réponse de Bernard Tapie : « C’est qui Djouhri ? Nicolas Beytout et moi, c’est la carpe et le lapin. Et l’autre, je ne sais pas de qui il s’agit. »
Pour sa part, l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne a, de nouveau, été entendu le 6 mars. De son interrogatoire, il ressort que la police judiciaire a mis au jour de nouveaux et très nombreux indices attestant du caractère frauduleux de l’arbitrage, provenant en particulier des perquisitions qui ont eu lieu dans l’ancien cabinet d’avocats de Me Lantourne, le cabinet Fried-Frank – perquisitions que Mediapart avait révélées (lire Spectaculaire progrès de l’enquête sur le scandale Tapie).
L’audition a ainsi fait apparaître que les magistrats ont mis la main sur une note étrange, écrite par un collaborateur de Me Lantourne le 31 août 2006, soit quelques semaines avant que la Cour de cassation soit saisie de l’affaire. La note suggère qu’un plan était déjà arrêté pour laisser la Cour de cassation rendre son arrêt mais chercher aussitôt après à la contourner pour aller vers un arbitrage. « Bien entendu, lit-on dans cette note, il est indispensable d’attendre que la Cour de cassation rende sa décision pour annoncer la mise en place de cette procédure et informer toutes les parties. Néanmoins, il ne faut pas attendre pour que Monsieur Bernard Tapie et les ministères commencent à mettre en place, confidentiellement, la procédure d’arbitrage afin que la procédure puisse aboutir à la fin de l’année. »
Une autre péripétie troublante révélée par cette audition met en scène un juriste réputé. Lors d’un précédent interrogatoire, Me Lantourne avait déjà été questionné par la police judiciaire qui souhaitait connaître l’identité, « alors inconnue, du "professeur" évoqué dans un courrier de Bernard Tapie à Stéphane Richard [à l’époque directeur de cabinet de la ministre des finances, et aujourd’hui PDG d’Orange] du 9 juillet 2008 », lequel professeur « avait été capable les 8 et 9 juillet de rédiger deux notes sur une sentence rendue le 7 juillet ». « Je te prie de trouver ci-joint, comme promis, la consultation d'un des professeurs les plus réputés en matière d'arbitrage et ce afin de couper court à toute éventuelle polémique sur la qualité de la sentence. La première consultation du 8 juillet examine la pertinence des moyens soulevés par le CDR à peine de nullité, la seconde du 9 juillet examine la sentence et complète la consultation du 8 juillet », disait Bernard Tapie dans son courrier.
Or, l’identité de ce professeur de droit est maintenant connue : il s’agit d’Ibrahim Fadlallah, juriste réputé, professeur émérite à l’Université Paris-Ouest Nanterre, qui a été entendu par la police judiciaire et visé par une perquisition. Cette perquisition a révélé que le même professeur n’avait pas écrit que ces deux notes. Il en a écrit aussi une autre, encore plus stupéfiante, car elle est en date du 3 juillet 2008, soit quatre jours avant la sentence. Dans cette note, le professeur de droit s’applique à répondre par avance à la critique dont pourrait ultérieurement faire l’objet la sentence, à savoir qu’elle pourrait avoir été prise en violation de l’autorité de la chose jugée. Il semble, pourtant, qu'Ibrahim Fadlallah n’ait pas été remercié de ses services puisqu’il a éprouvé les plus grandes difficultés à se faire payer de ses honoraires (près de 150 000 euros) et qu’il a dû menacer Bernard Tapie d’une assignation en justice à la fin de 2010 pour y parvenir.
Une dernière audition, qui a eu lieu un peu plus tôt, le 14 janvier, retient enfin l’attention, c’est celle de Stéphane Richard, l’ancien bras droit de Christine Lagarde. Non pas que des faits nouveaux aient été mis au jour ; plutôt à cause de la proximité – ou plutôt de la familiarité – qu’elle fait apparaître entre le patron d’Orange et Bernard Tapie. Lors de son audition, Stéphane Richard a en effet été longuement interrogé sur une conversation téléphonique qu’il a eue avec Bernard Tapie. Au début, les deux hommes commencent par se chamailler, car Bernard Tapie a le sentiment que Stéphane Richard n’a pas été très solidaire de lui dans des déclarations publiques. Puis finalement, la conversation prend un ton plus apaisé, et Stéphane Richard se justifie :
« La chose qu’il fallait absolument éviter, c’était de laisser entendre qu’il y avait une forme de complicité, d’amitié, voire de collusion entre nous.
— Bien sûr », acquiesce Bernard Tapie.
La conversation se termine alors sans anicroche.
« Allez, bon week-end. Je t’embrasse, dit Bernard Tapie.
— Salut, moi aussi, je t’embrasse », conclut Stéphane Richard.
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