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Mélange des genres dans le médicament : le cas François Lhoste

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Plus de quatre ans après avoir éclaté, le scandale du Mediator, médicament du groupe Servier retiré du marché en 2009, livre encore des révélations : Mediapart a découvert qu’un ancien directeur scientifique de Servier, consultant du groupe pendant une quinzaine d’années, participait aux délibérations du comité interministériel qui fixe les prix des médicaments, tout en donnant des conseils personnels, stratégiques et rémunérés au président du laboratoire, Jacques Servier, décédé le 16 avril 2014.

Cet expert, le professeur François Lhoste, a été mis en examen pour prise illégale d’intérêts en avril 2014, exactement la veille de la mort de Jacques Servier, par les juges du tribunal de grande instance de Paris chargés d'instruire l'affaire du Mediator. Selon des éléments de l’instruction que Mediapart a pu consulter, Lhoste a effectué, entre 1990 et 1995, des prestations de consultant facturées à trois sociétés du groupe Servier pour un montant total de 4,1 millions de francs (soit 625 000 euros) ; puis, entre 1996 et 2004, il a reçu du groupe Servier une somme de plus d’un million d’euros, au titre d’un « contrat de redevance ».

Parallèlement, depuis 1993, François Lhoste faisait partie du Comité économique du médicament (CEM), devenu en 2000 le Comité économique des produits de santé (CEPS), qui statue sur le prix de tous les médicaments remboursés. La présence de Lhoste dans la section du médicament du CEPS est toujours indiquée sur le site du ministère de la santé, mis à jour à la date du 31 mars 2015. Contacté, le professeur Lhoste n’a pas donné suite à notre demande d’explications. Son avocat, Me Jean-Marie Moyse, nous a indiqué par mail que le secret professionnel lui interdisait de répondre à nos questions.

Au ministère de la santé, où est installé le CEPS, c'est le silence radio. Le président du comité, Dominique Giorgi, n’a pas répondu à nos sollicitations. Et pas davantage le vice-président en charge de la section médicament, le professeur Jean-Yves Fagon (chef du service de réanimation médicale de l’hôpital européen Georges-Pompidou). Le numéro téléphonique du secrétariat du CEPS envoie sur une boîte vocale pleine, et le service de presse n'a pas d'informations…

La mise en examen de Lhoste, restée confidentielle, illustre un nouvel aspect de l’influence du groupe Servier, dont on a déjà constaté l’emprise sur les différentes commissions s’occupant du médicament. Professeur de pharmacologie clinique à l’université Paris V, Lhoste est aussi économiste de la santé. De 2005 à 2008, il a présidé la SFES (Société française d’économie de la santé), association 1901 dont l’actuel président, le professeur Robert Launois, a travaillé avec Servier ; il a notamment critiqué certaines études épidémiologiques montrant les risques du Mediator. Le vice-président de la SFES, le docteur Michel Hannoun, a été député RPR et président du conseil général de l’Isère, et il est aujourd’hui l’un des directeurs du groupe Servier.

François Lhoste a connu Servier bien avant d’entrer à la SFES. Docteur en médecine et professeur de pharmacologie clinique, il s’est mis en disponibilité de l’éducation nationale de 1985 à 1989. Il a été embauché en 1985 comme directeur scientifique dans une société de Servier, puis est devenu directeur général de la recherche du groupe pharmaceutique. En 1989, il a quitté Servier pour réintégrer son poste de professeur, à l’université Paris V.

Parallèlement, François Lhoste a été chargé de mission, de 1990 à 1993, à la Direction de la pharmacie et du médicament (DphM), devenue ensuite l’Agence du médicament (actuelle Ansm), avant d'entrer au CEM (aujourd'hui CEPS).

François LhosteFrançois Lhoste © DR

Le prix d’un médicament constitue un élément crucial pour le laboratoire qui le fabrique. Il est établi en fonction de plusieurs critères, notamment l’intérêt thérapeutique du produit, son caractère innovant, et les prévisions de volume des ventes. Le comité prend en compte les avis de la Commission de la transparence, qui juge le service médical rendu par un produit. Dans les délibérations du CEPS, l’avis d’un expert comme François Lhoste joue un rôle déterminant. Auditionné par les magistrats, l’intéressé a précisé qu’il était présent à toutes les réunions du CEPS depuis vingt ans, et qu’il donnait « un avis scientifique sur la valeur scientifique et économique des produits ».

Le problème est que, parallèlement à cette activité d’expert, François Lhoste avait aussi une activité de consultant pour le groupe Servier et de conseiller de son président. Interrogé par les magistrats sur les rémunérations qu’il a perçues entre 1990 et 2004, il affirme qu’elles se rapportaient à une redevance sur un médicament de l’hypertension, le Coversyl, à l’invention duquel Lhoste a participé. L’intéressé souligne qu’il a fait état de cette redevance dans ses déclarations publiques d’intérêts.

Le Coversyl, dont la molécule active s’appelle périndopril, est qualifié par Lhoste de « très grand médicament qui a fait plus d’un milliard de chiffre d’affaires dans le monde ». Autrement dit, ce que les labos appellent un blockbuster. De fait, le Coversyl a été le produit le plus vendu de Servier, qui l’a considéré comme sa « vache à lait » jusqu’à l’expiration des brevets, à partir de 2003 (en fait, Servier s’est efforcé de prolonger l’exploitation du brevet et de retarder l’arrivée de génériques jusqu’en 2007, ce qui lui a valu une amende de la commission européenne, mais c’est une autre histoire, lire ici).

Faut-il comprendre que les rémunérations que Lhoste a touchées de Servier correspondaient aux royalties du brevet ? Ce serait trop simple. Détail important : le nom de François Lhoste ne figure pas sur le brevet du médicament. Il n’a pas participé à l’invention de la molécule elle-même, mais l’a identifiée comme intéressante et a contribué à son développement industriel. En clair, la « redevance » qu’il a touchée apparaît comme une faveur de Servier.

Cela est d’ailleurs confirmé dans une lettre adressée en août 1999 par François Lhoste à Jacques Servier, que Mediapart a pu se procurer. Lhoste, qui appelle Servier « Monsieur et cher patron », le remercie d’avoir renouvelé son contrat de redevance, ce qu’il qualifie de « geste généreux » ; il ne s’agit donc pas d’un dû, mais bien d’une rétribution volontairement accordée par Servier.

Jacques ServierJacques Servier © Reuters

Qui plus est, les perquisitions ont permis de retrouver une série de factures et de justificatifs d’honoraires émanant de différentes sociétés du groupe Servier, datées de 1989 à 1995, et qui concernent d’autres médicaments que le Coversyl : entre autres, le Preterax (association de périndopril et d’une autre molécule), le Locabiotal, un vieux médicament pour le rhume, le Vastarel (traitement de l’angine de poitrine), le Vectarion (stimulant respiratoire), le Stablon (antidépresseur) et l’Isoméride (coupe-faim). Ces produits ne sont pas tous liés à l’hypertension et aux maladies cardio-vasculaires, et en-dehors du Preterax n’ont rien à voir avec le Coversyl.

Il est à noter que l’Isoméride a été retiré du marché en 1997 à cause de ses risques, que le Vectarion a lui aussi été retiré du marché européen en 2013 en raison d’effets secondaires, et enfin que le Vastarel et le Stablon sont sous surveillance des autorités sanitaires. François Lhoste ne leur a apparemment trouvé aucun défaut.

L’enquête montre aussi que de 1994 à 2002, François Lhoste a rencontré régulièrement Jacques Servier et lui a donné des informations et des conseils sur des sujets qui ne se limitent pas à des questions scientifiques. Les échanges ont porté sur l’actualité des médicaments, les nominations à différents postes de l’administration de la santé, les relations entre les acteurs influents, etc.

Un document retrouvé par les enquêteurs montre qu’en 1998, François Lhoste a fourni à Servier des indications sur la stratégie à suivre pour défendre le prix du Preterax et du Bipreterax (variante du précédent). Dans un autre document, le consultant suggère, à propos du prix d’un médicament, de faire une « concession symbolique ».

François Lhoste a expliqué aux magistrats qu’il entrait dans la mission des membres du CEPS de « faire des propositions pour débloquer les situations », et que le comité ne fixait jamais un prix sans avoir l’accord du laboratoire concerné. Selon l’expert, il était de son devoir de contacter l’ensemble des industriels autant que nécessaire. Dans ces conditions, Lhoste juge normal d’avoir été rémunéré par Servier. Question des juges : « En quoi est-ce normal d’être rémunéré par la firme pharmaceutique pour les attributions exercées comme membre du CEPS ? »

Les explications de Lhoste n’ont pas convaincu les magistrats, qui ont décidé de le mettre en examen pour prise illégale d’intérêts. L’ensemble de ses échanges avec Servier suggère qu’il a maintenu un lien très fort avec le laboratoire, même des années après l’avoir quitté, et alors qu’il était en charge de missions de service public. Dans une lettre datée du 16 septembre 1997, François Lhoste assure Jacques Servier qu’il se sent « proche de lui » à propos d’une décision qui concerne « un de nos produits » (sic). Le texte de la lettre suggère qu’il s’agit d’une situation défavorable au laboratoire : Lhoste parle d’« adversité » et ajoute : « l’essentiel est que le nom de l’entreprise que nous aimons force le respect »… 

François Lhoste a déclaré ne pas se souvenir du produit concerné par la décision. Mais la date de la lettre peut difficilement relever de la coïncidence : la veille, le 15 septembre 1997, les laboratoires Servier annonçaient le retrait de l’Isoméride, sous la pression de la FDA américaine et après la parution d’une étude montrant le risque de valvulopathies associé au produit.

Manifestement, le soutien à son « cher patron » compte beaucoup aux yeux de François Lhoste. Au cours de l’enquête, il a cependant indiqué qu’il n’avait pas compris les dénégations de Jacques Servier à propos du Mediator. Il a aussi déclaré qu’il était clair pour lui que le Mediator était un dérivé de l’Isoméride et un anorexigène. Or, c’est précisément parce que le Mediator n’a pas été classé comme anorexigène qu’il est resté sur le marché jusqu’en 2009, douze ans après le retrait de l’Isoméride. Pourquoi Lhoste n’a-t-il pas fait connaître son point de vue sur le sujet, alors qu’il était un pharmacologue reconnu et aurait certainement été entendu ? « Si j’avais été sollicité ou si j’avais pensé à l’utilité de mon dire, je l’aurais fait », a-t-il répondu aux enquêteurs.

Le Mediator a fait l’objet de deux baisses de prix discutées au CEPS en 2000 et 2001. Cela aurait-il pu donner à François Lhoste l’occasion d’évoquer son caractère anorexigène ? Il est vrai que son rôle était – et reste – de donner des avis sur la « valeur scientifique et économique » des médicaments, non sur leurs risques.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les gardiens du nouveau monde


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