« C’est normal que les enquêteurs fassent des vérifications. Si l’on trouve quelqu’un de noyé dans votre baignoire, on va vous poser des questions », ironise Jean-François Jalkh, vice-président du Front national en charge des affaires juridiques et secrétaire général de l'association de financement Jeanne. Chargés de l’enquête sur le financement des campagnes du Front national, ouverte en avril 2014, les juges Renaud Van Ruymbeke et Aude Buresi ont orienté leurs investigations sur les cabinets d’experts-comptables qui ont certifié les comptes de campagne du FN, ainsi que ceux de Jeanne. Selon un haut responsable du Front national joint par Mediapart, le cabinet d’experts Amboise Audit, géré par Nicolas Crochet, a ainsi été récemment perquisitionné.
L’enquête a confirmé que le commissaire aux comptes de l’association de financement de la présidente du FN, Nicolas Crochet, avait été simultanément conseiller de Marine Le Pen, et l’employeur de Jean-François Jalkh, député européen et vice-président du parti, et de plusieurs cadres frontistes en 2012, afin de peaufiner la remise des comptes des législatives. L'expert, qui est un proche de la présidente du FN, a aussi été le commissaire aux comptes de plusieurs entreprises appartenant à des prestataires au coeur de l'enquête judiciaire.
Le cabinet d’experts Amboise Audit a au minimum contrevenu aux règles d’indépendance inscrites dans le code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes, qui signale parmi les « situations interdites » celle de « fournir à l’entité dont il certifie les comptes tout conseil ou prestation de services » n’entrant pas dans sa mission. C’est-à-dire qu’être rémunéré comme expert ou conseiller du parti lui était en principe interdit. Comme par ailleurs de recruter et rétribuer quelqu’un exerçant des fonctions dans l'entité contrôlée, comme c'est le cas de Jean-François Jalkh. « Le commissaire aux comptes doit être indépendant de la personne ou de l’entité dont il est appelé à certifier les comptes », souligne le code.
« C’est quelque chose qui est professionnel, donc s’il y a un souci cela regarde la compagnie des commissaires aux comptes, point barre, a réagi Nicolas Crochet, contacté par Mediapart. Je ne vais pas répondre à des journalistes là-dessus. Si on estimait qu’il y avait un souci, je serais interrogé par la compagnie des commissaires aux comptes. »
Sans se prononcer sur les faits, le délégué général de la compagnie des commissaires aux comptes, François Hurel, a confirmé à Mediapart que l’indépendance est un « principe cardinal » de leur métier. Mais c’est un Haut conseil qui se charge des contrôles, environ mille par an. Philippe Steing, secrétaire général de cette instance, a souligné qu'il ne pouvait pas se prononcer « sur des situations nominatives », tout en renvoyant sur la liste des « liens professionnels et financiers » effectivement « interdits » par le code.
De son côté, le Conseil supérieur de l'ordre des experts-comptables (CSOEC) nous a indiqué n’avoir « pas connaissance » à ce jour « d'une quelconque décision prononcée à l'encontre de l'expert-comptable mentionné ». « En cas de non-respect des règles déontologiques, une Chambre régionale de discipline, présidée par un magistrat, est saisie et inflige des sanctions disciplinaires allant de la simple réprimande à la radiation », a indiqué le directeur du cabinet du président du CSOEC, Ugo Lopez.
« J’ai été amené à travailler au cabinet de Crochet pour les législatives, admet Jean-François Jalkh. Ce n’est pas un emploi fictif, ni une rétro-commission. C’était surtout pour les assister sur les problèmes juridiques. Il y a vingt témoins qui attestent que j’étais là. Ma mission était de vérifier tous les comptes de candidats pour voir s’il manquait des pièces pour l’expert-comptable. Si Crochet a voulu me rétribuer, c’est qu’il ne voulait pas d’ennuis pour un emploi dissimulé, ayant de fait quelqu’un à demeure qui n’était pas membre du cabinet. Si je n’avais pas mis les pieds chez Crochet, ce serait plus inquiétant. »
« Au moment des législatives de 2012, Jalkh avait un bureau au cabinet de Crochet, reconnaît un haut responsable du FN, sous couvert de l’anonymat. Il y a reçu les 500 candidats et leurs mandataires juste avant le dépôt des comptes de campagne pour "nettoyer" et vérifier les comptes. »
Jean-François Jalkh a déclaré les sommes reçues du cabinet Amboise Audit au parlement européen. Il a cependant omis de le faire auprès de la haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). D’autres cadres du Front national ont aussi été rétribués par le cabinet chargé de certifier les comptes. C’est le cas de Laurent Guiniot, attaché de presse au groupe FN en Picardie. « Pour tout ça, vous appelez M. Jalkh et M. Crochet au Front national, c'est ma réponse », réagit M. Guiniot, joint par Mediapart. « Ce sont des gens qui ont réellement travaillé », soutient M. Jalkh. Des réunions se sont par ailleurs tenues au siège du cabinet d’expertise, avenue Malakoff, à Paris.
« Même si vous me démontrez que Jalkh a été payé par Crochet, ce que je ne savais pas, cela ne démontre pas que Crochet n’a pas fait preuve d’indépendance, a commenté le trésorier du parti, Wallerand de Saint-Just. Je ne vois pas où sont les intérêts qui sont en conflit. »
Dans cette affaire, le prestataire principal du Front national, Frédéric Chatillon, patron des sociétés de communication Riwal et Dreamwell, et le trésorier du micro-parti Jeanne, Axel Loustau, patron du groupe de sécurité Vendôme, ont été mis en examen récemment.
Et il s’avère que Nicolas Crochet, en plus de ses liens financiers avec le Front national, est aussi le commissaire aux comptes ou aux apports de plusieurs sociétés détenues par les responsables de Jeanne et de Riwal: Dreamwell, la filiale publicitaire de Riwal, la Financière SOGAX, l'une des sociétés créées par Axel Loustau, mais aussi la SDEES, une société des eaux créée par Olivier Duguet, ex-trésorier de Jeanne, partie à la recherche d'importants capitaux pour exploiter une source d'eau minérale dans les Hautes-Alpes, comme Mediapart l'a raconté.
Dreamwell a même été domiciliée au cabinet de Nicolas Crochet. « Oui, j’ai arrêté les comptes de Dreamwell, explique M. Crochet à Mediapart. C’est un client normal, c’est une société commerciale. Et comme je suis expert-comptable, je peux domicilier à titre exceptionnel certains clients chez moi, c’est ce que j’ai fait, c’est autorisé dans mon bail. Comme ça, je reçois le courrier de Dreamwell, et pour le suivi comptable du dossier, on a trouvé que c’était plus simple, c’est tout. Ce n’est pas criminel. »
Le code de déontologie des commissaires aux comptes proscrit par contre « la réalisation de tout acte de gestion ou d’administration (…) par substitution aux dirigeants ».
Nicolas Crochet, qui passe pour un « vieil ami » – voire un proche – de Marine Le Pen, avait été candidat sous l'étiquette du Front national aux législatives de 1992, dans le Nord. Son cabinet fondé en 1998 est utile aux sociétés animées par des sympathisants frontistes. En juin 2011, il accompagne même la nouvelle présidente du FN à l'émission « Des paroles et des actes » sur France 2, où il apparaît, avec d'autres responsables frontistes, au premier rang dans le public. Son nom filtre alors dans la presse comme le futur directeur de campagne de Marine Le Pen pour la présidentielle. C’est finalement le très médiatique Florian Philippot qui endosse ce rôle. « Crochet et Philippot se sont battus pour la direction de la campagne présidentielle en 2012. Crochet a finalement eu un lot de consolation : la certification des comptes », se souvient un cadre du FN.
Mais Nicolas Crochet obtient aussi d’être retenu parmi les conseillers économiques de Marine Le Pen de la campagne. D’après la facture que Mediapart avait publiée en octobre 2013, il a ainsi été rémunéré 59 800 euros pour des notes sur le « chiffrage du projet » et le « plan de désendettement » de la France.
Il n'est pas le seul concerné. L'autre commissaire aux comptes de l'association Jeanne, Benoît Rigolot, est lui aussi lié à cette nébuleuse, comme l'avait raconté Mediapart. Issu des milieux catholiques traditionalistes, il a créé en 2009 avec Olivier Duguet, le trésorier de Jeanne de 2010 à 2012, une société d’experts-comptables, baptisée « Équités ». Il est aussi l'expert-comptable d'entreprises gérées par d'anciens militants d'extrême droite issus du GUD (Groupe Union Défense). Sollicité à plusieurs reprises, Benoît Rigolot n'a pas donné suite.
Jean-François Jalkh souligne le « rôle purement formel » « des gens qui présentent les comptes ». « Je vous signale que l’expert-comptable qui s’en chargeait depuis toujours au FN c’était Christian Baekroot, qui par ailleurs était dirigeant du Front national, résume Jalkh. Fernand Le Rachinel, le prestataire qui éditait tout le matériel du Front, était bien membre du bureau politique. On s’en fout du conflit d’intérêts ! On n’est pas des maires ou des présidents de conseils généraux. Selon la constitution, les partis politiques exercent leur activité librement. »
L’octroi des financements publics a pourtant changé la donne, et accru l’exigence de transparence. Les contrôles ont été renforcés par la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques (CNCCFP), qui a d’ailleurs transmis le dossier de l’association Jeanne à la justice provoquant l’ouverture de l’information judiciaire.
Aujourd’hui, Nicolas Crochet continue en tout cas d’être au cœur de la machine frontiste. Membre du « Cap-Eco », le comité d'action présidentielle économie chargé de plancher sur le projet de 2017, il est régulièrement présent au siège du parti. L’expert-comptable est aussi le mandataire payeur des élus FN au parlement européen, et se trouve donc à ce titre au milieu d’une nouvelle affaire judiciaire. Il a en effet établi les fiches de paye des assistants des eurodéputés FN, dont les prestations font l'objet d'une enquête.
Car le 9 mars, le président du parlement européen a saisi l’Office européen anti-fraude et prévenu la justice française d'« une possible utilisation frauduleuse de fonds européens », et de soupçons d'emplois fictifs. Une enquête préliminaire pour « abus de confiance » présumés a été ouverte le 24 mars par le parquet de Paris, et confiée à l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).
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