Marie Jauffret-Roustide est sociologue et chercheure à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Elle a participé en 2010 à une grande étude scientifique commandée à l'Inserm par le ministère de la santé, prônant une approche de la politique des drogues davantage centrée sur la réduction des risques que sur la répression. Cette étude recommandait d'expérimenter en France des salles de consommation de drogues à moindre risque (SCMR), qui existent dans une dizaine de pays du monde (Suisse, Pays-Bas, Allemagne, Canada). À l'époque, le gouvernement Fillon avait rejeté l'idée, alors que la ministre de la santé Roselyne Bachelot y était favorable.
Trois ans plus tard, la loi santé en discussion à l'Assemblée nationale va autoriser cette expérimentation dans six villes. Malgré l'opposition farouche d'une partie de la droite, qui y voit « un vieux serpent de mer de la gauche permissive » et dénonce des « salles d'intoxication ». Explications sur un dispositif méconnu, et souvent caricaturé, alors qu'il permet d'améliorer la santé des consommateurs de drogues.
La loi santé prévoit l'expérimentation des salles de consommation de drogues à moindre risque en France. Leurs adversaires, très actifs à l'UMP, parlent plutôt de "salles de shoot". La bataille politique est aussi une bataille de mots…
L'expression « salles de shoot », essentiellement utilisée par les détracteurs dans le débat public, renvoie à une image dévalorisée, celle du "junkie". Mais les termes utilisés entre scientifiques et professionnels du soin sont "salle d'injection supervisée" et surtout "salle de consommation à moindre risque", dénomination qui permet d'inclure les fumeurs de crack et pas seulement ceux qui s'injectent des drogues (héroïne, cocaïne, médicaments etc.) en intraveineuse. Cette notion renvoie concrètement à ce que sont ces endroits : des lieux où des personnes souvent marginalisées, qui en sont réduites à s'injecter des drogues ou à consommer du crack dans l'espace public, peuvent le faire de façon sécurisée et sous supervision médicale. C'est plus sécurisant pour l'usager, car c'est plus hygiénique que dans une cage d'escalier. Ça l'est aussi pour les riverains : ces salles diminuent l'injection ou la consommation de drogues dans l'espace public.
La France semble découvrir ce débat depuis quelques années, alors que les premières salles de consommation ont été ouvertes en Suisse ou aux Pays-Bas au tout début des années 90.
La France est en retard sur la réduction des risques. La loi de 1970, votée juste après Mai-68, a criminalisé l'usage des drogues. Elle a instauré une politique publique des drogues répressive : consommer est un délit. Elle a aussi sorti les "toxicomanes", comme on disait alors, des hôpitaux psychiatriques, et a créé un dispositif de soins qui n'existait pas. Mais aux yeux de cette loi, les "toxicomanes" sont à la fois des délinquants et des malades. Cette ambivalence a laissé des traces. Tandis que les Pays-Bas ou le Royaume-Uni ont mis en place des mesures de réduction de risques avant l'arrivée du VIH au début des années 1980 (distribution de seringues, programmes d'accès aux médicaments de substitution : Subutex, méthadone), la France a attendu 1987 pour autoriser la vente libre des seringues. Alors que les toxicomanes étaient massivement infectés par le VIH, les acteurs humanitaires ou de la lutte contre le sida comme Act-Up ou Médecins du monde ont mis en accusation les intervenants en toxicomanie de l'époque qui prônaient généralement le sevrage et se montraient dubitatifs sur la substitution, car ils craignaient que les toxicomanes ne deviennent encore plus dépendants (des « infirmes médico-légaux », entendait-on alors). C'est en 1994 seulement que l'accès aux médicaments de substitution est autorisé, non sans polémiques d'ailleurs. Et la réduction des risques n'a été inscrite dans la loi de santé publique qu'en 2004.
Mais quand on parle de drogues, beaucoup de politiques ou de responsables continuent de prôner la tolérance "zéro".
Oui, et d'ailleurs le clivage droite-gauche fonctionne assez mal en la matière. Les seringues en vente libre, c'est grâce à la ministre RPR Michèle Barzach. En 1993, la centriste Simone Veil, alors ministre de la santé, a plaidé pour la réduction des risques. En 2010, sa successeure Roselyne Bachelot était favorable à l'expérimentation des salles de consommation à moindre risque, mais le premier ministre François Fillon a enterré l'idée. Aujourd'hui, les salles de consommation à moindre risque sont proposées par un gouvernement socialiste. Une partie de la droite y est farouchement opposée mais Alain Juppé est prêt à faire l'expérience à Bordeaux. En réalité, le clivage majeur est entre les tenants d'une dimension morale et exclusivement répressive et ceux qui privilégient la santé publique et le pragmatisme.
En 2010, une grande étude de l'Inserm a plaidé pour l'expérimentation des salles de consommation à moindre risque. Elle est depuis très contestée, par l'UMP, par l'Académie de médecine, ou encore par l'ancien patron sous Nicolas Sarkozy de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues (MILDT). Quelles étaient ses conclusions ?
C'est un document extrêmement sérieux, constitué d'experts indépendants, fondé sur des auditions de spécialistes et une large revue de la littérature scientifique internationale. L'étude ne dit pas que les salles de consommation sont la solution miracle à la dépendance, mais qu'elles peuvent être un moyen de plus pour réduire le VIH et l'hépatite C, qui restent à des taux très élevés parmi les consommateurs de drogue (près de la moitié des usagers de drogues sont contaminés par l'hépatite C et 1 sur 10 par le VIH) ! Elles permettent surtout de faire rentrer dans le système de soins des usagers très marginalisés, aux pratiques risquées, qui ont d'abord besoin de consommer des drogues dans un endroit médicalisé et sûr. Dans ces salles, on peut ensuite les orienter vers des traitements de substitution, des soins ou du sevrage : c'est très loin du prosélytisme dénoncé par certains !
Mais les riverains ont souvent peur de l'installation de ces salles. C'est le cas à Paris : un projet est envisagé depuis des années près de la gare du Nord, mais il est très contesté…
Les riverains, souvent confrontés dans ce quartier à des prises de drogue dans la rue ou leur cage d'escalier, ne sont pas tous opposés au principe. On caricature souvent leur position. Ils ont avant tout peur que la situation n'empire. Certains craignent pour leurs enfants, pour le prix de l'immobilier, ou s'inquiètent d'un afflux d'usagers, de files d'attente devant les salles, d'autres voudraient que la salle soit dans un hôpital, qu'il y ait plus de médecins. Ces craintes sont compréhensibles, mais la réalité est tout autre. Les expériences étrangères montrent que ces salles réduisent les nuisances pour les riverains. Il y a moins de seringues dans les rues, moins d'injections dans les cages d'escalier, moins d'actes de délinquance. Ailleurs, les réticences initiales ont toujours été dépassées. L'expérimentation dans plusieurs villes en France va permettre de quitter le domaine de la morale ou de l'idéologie et d'évaluer concrètement si ce dispositif est ou non pertinent pour la France.
Malgré cette avancée, la politique de la France en matière de lutte contre les drogues reste très répressive. Est-ce que ça marche pour réduire les risques et la consommation ?
Interdire l'usage des drogues n'empêche pas les gens de consommer : la France a une politique répressive vis-à-vis de l'usage du cannabis, et pourtant la consommation est forte. Aux Pays-Bas, au contraire, l'usage de drogue n'est pas criminalisé, et la consommation est plus faible. Ce n'est pas pour autant qu'on peut affirmer qu'il y ait une relation causale entre la politique choisie et le niveau de consommation de drogues dans un pays. En revanche, ce qui est prouvé dans la littérature internationale, c'est que criminaliser augmente l'exposition aux risques. La prévalence du VIH ou de l'hépatite C est très importante en Russie, où la criminalisation est forte et l'accès aux soins quasi inexistant. En France, nous sommes dans une position intermédiaire. En tout cas, plus on s'attachera à la santé des publics concernés, plus on réduira les risques de transmission du VIH ou de l'hépatite C. Au passage, cela permettra à la société de faire des économies. Il n'y a pas de vérité absolue dans le domaine des drogues, il faut fonder les politiques publiques sur des évidences scientifiques et non sur de l'idéologie. L'exemple des salles de consommation est intéressant car c'est une expérimentation qui est proposée, l'évaluation permettra de voir si cela marche ou pas pour la France.
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