À CV équivalent, un candidat perçu comme musulman a entre deux et trois fois moins de chances d’être convoqué à un entretien d’embauche qu’un candidat supposé chrétien. Cette discrimination s’explique par les préjugés négatifs des employeurs à l’égard de cette population, ainsi que par l’attitude de repli plus fréquente de personnes qui ont tendance à intérioriser la discrimination et anticiper un refus. Tels sont en substance les résultats d’une série d’enquêtes uniques en France tant les données scientifiques en la matière sont rares dans ce pays. Et pour cause. Les statistiques publiques y sont aveugles aux discriminations en raison des origines ethniques et/ou religieuses. Conformément à la Constitution qui bannit toute « distinction de race, de religion ou de croyance » entre les citoyens, la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés de 1978 interdit la collecte et le traitement de « données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ».
La loi prévoit toutefois des dérogations. Autorité administrative indépendante chargée de garantir le respect de la vie privée, des libertés individuelles et des libertés publiques lors de traitement de données à caractère personnel, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) étudie au cas par cas les demandes des chercheurs et des sondeurs, en fonction de leur finalité, du consentement des personnes interrogées et de l’anonymat des données.
C’est dans ce cadre que s’inscrivent les travaux de Marie-Anne Valfort, membre associée à PSE-École d’économie de Paris et maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Claire Adida, professeure assistante en sciences politiques à l’université de San Diego en Californie, et David Laitin, professeur en sciences politiques à l’université Stanford, également en Californie. Leur projet de recherche, qui s’étale sur plusieurs années, est financé par la National Science Foundation, basée aux États-Unis, où la collecte et l’analyse de statistiques ethnico-religieuses ne posent pas de problème. Pour Mediapart, Marie-Anne Valfort a accepté de détailler les résultats de ces enquêtes et d’évoquer les pistes de réformes gouvernementales qu’elle juge prioritaires.
Vous avez mené deux enquêtes : l’une pour mesurer les discriminations dont sont victimes les musulmans. L’autre pour comprendre les raisons de ce rejet. Comment avez-vous constitué vos bases de données, étant donné qu’en France, les statistiques publiques ne permettent pas de distinguer les personnes en fonction de leur religion ?
Avec mes coauteurs, nous avons mesuré la discrimination à l’embauche à l’égard des musulmans à l’aide d’un testing sur CV réalisé au printemps 2009. Nous avons répondu à 271 offres d’emploi réelles, publiées sur le site de Pôle emploi, pour des postes d’assistantes comptables, de comptables et de secrétaires comptables, situés en France métropolitaine. Ce testing sur CV a été le premier à étudier l’existence d’une discrimination à raison de la religion. Plus précisément, afin de pouvoir attribuer d’éventuelles différences de taux de réponse entre les candidats fictifs de notre testing à leurs seules différences d’affiliation religieuse, nous avons assigné à ces candidats le même pays d’origine, le Sénégal. Notre testing sur CV a donc consisté à comparer les taux de réponse obtenus par deux Françaises d’origine sénégalaise dont l’une est musulmane et l’autre est catholique. La musulmane, « Khadija Diouf », a travaillé au « Secours islamique » et fait du bénévolat aux « Scouts musulmans de France ». La catholique, « Marie Diouf », a travaillé au « Secours catholique » et fait du bénévolat aux « Scouts et Guides de France ». La loi sur l’égalité des chances du 18 janvier 2006 a permis de légaliser « la pratique des vérifications à l’improviste aussi appelée testing comme moyen de preuve d’éventuelles discriminations ». Cette légalisation figure depuis le 3 avril 2006 dans l’article 225-3-1 du code pénal. En d’autres termes, l’utilisation de testings pour mesurer une éventuelle discrimination à l’égard de l’un des 20 critères définis par la loi (article 225-1 du code pénal) est autorisée. Or, la religion fait partie de ces 20 critères. Notre testing sur CV a donc été mené en toute légalité.
Il montre que l’appartenance supposée à la religion musulmane plutôt qu’à la religion catholique est un facteur important de discrimination sur le marché du travail français. Ainsi, à CV équivalent, Khadija Diouf a entre deux et trois fois moins de chances d’être convoquée à un entretien d’embauche que Marie Diouf. Pour comprendre les raisons de cette discrimination, nous avons conduit, également au printemps 2009, une enquête réalisée par téléphone via l’institut de sondage CSA auprès de 511 ménages d’origine sénégalaise vivant en France (questions fermées), dotés des mêmes caractéristiques à leur arrivée en France, à l’exception de leur religion (une partie de ces ménages est chrétienne, l’autre est musulmane). Nous avons aussi organisé des « jeux expérimentaux » durant lesquels 80 personnes, des « Français sans passé migratoire récent », ont interagi avec des immigrés d’origine sénégalaise chrétiens et musulmans. Pour cela, il nous a fallu collecter des informations considérées en France comme « sensibles » concernant la religion des participants. Mais cette collecte est possible dès lors qu’elle est validée par la Cnil sur la base de deux critères principaux : la problématique de l’enquête justifie cette collecte – c’est particulièrement le cas lorsque l’enquête concerne l’étude des discriminations – ; les données sensibles recueillies font l’objet d’un processus d’anonymisation. Ainsi, la collecte d’informations individuelles sensibles n’est pas impossible en France.
Vous observez que les candidats présumés musulmans ont deux à trois fois moins de chances de décrocher un entretien d’embauche. Comment s’expliquent ces discriminations massives ?
Nos résultats montrent que la société d’accueil française et les immigrés musulmans sont enfermés dans un cercle vicieux, qui peut se décrire comme suit. Tout d’abord, les musulmans diffèrent par rapport à leurs homologues chrétiens (et a fortiori par rapport aux Français sans passé migratoire récent) en fonction de leurs normes religieuses et de leurs normes de genre : ils attachent plus d’importance à la religion et ont une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes. Ensuite, ces différences culturelles constituent une source de discrimination de la part des employeurs, qui craignent, en recrutant un candidat musulman, d’être confrontés à plus de revendications à caractère religieux mais aussi à plus de conflits entre salariés de sexes différents. Mais ces différences culturelles alimentent également une discrimination moins rationnelle de la part des Français sans passé migratoire récent dans leur ensemble. Ces derniers font en effet l’amalgame entre « attachement plus fort à la religion » et « rejet de la laïcité » et entre « vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes » et « oppression des femmes ». En d’autres termes, ils perçoivent la présence des musulmans comme une menace culturelle susceptible de remettre en cause au moins deux grands principes auxquels ils sont particulièrement attachés : l’indépendance du politique par rapport au religieux et l’égalité hommes-femmes. Cet amalgame amène les Français sans passé migratoire récent à se montrer moins coopératifs à l’égard des personnes qu’ils perçoivent comme musulmanes, y compris lorsqu’ils ne s’attendent à aucune hostilité particulière de la part de ces personnes au moment où ils interagissent avec elles.
De leur côté, les musulmans perçoivent plus d’hostilité de la part des Français sans passé migratoire récent que ne le perçoivent leurs homologues chrétiens. Cette perception ne les incite pas à gommer les différences culturelles qui les séparent de leur société d'accueil, et les pousse au contraire à souligner ces différences : ces différences se creusent d’une génération d’immigrants à l’autre plus qu’elles ne s’estompent. Au bout du compte, cette tendance au repli des musulmans exacerbe à son tour la discrimination qu’ils subissent en France.
Vos enquêtes ont été conduites auprès de personnes d’origine sénégalaise. Y a-t-il en France une double peine à être noir et musulman ? Quel est le facteur le plus discriminant : être noir ou musulman ?
Différents testings sur CV ont montré qu’une personne perçue comme noire est discriminée par rapport à une personne perçue comme blanche. Notre testing sur CV montre par ailleurs qu’une personne originaire d’Afrique subsaharienne perçue comme musulmane est discriminée par rapport à une personne de la même origine mais perçue comme catholique. Si l’on suppose que la discrimination est “additive”, la combinaison de ces résultats suggère que les personnes noires et musulmanes souffrent effectivement d’une double peine en France. Est-il important de savoir si les musulmans (dont beaucoup sont issus du Maghreb) souffrent plus de la discrimination en France que les personnes issues d’Afrique subsaharienne (ou l’inverse) ? Ces personnes sont toutes fortement discriminées, comme le suggère la note publiée par France Stratégie en mars 2015. Cette note montre en effet que l’écart entre l’insertion économique des jeunes sans ascendance migratoire directe et celle des jeunes issus de l’immigration n’est jamais aussi important que lorsque ces jeunes issus de l’immigration sont originaires d’Afrique (Maghreb et Afrique subsaharienne). Or, une part non négligeable des écarts observés par rapport aux jeunes sans ascendance migratoire directe ne s’explique pas par les variables sociodémographiques classiques (niveau d’éducation du jeune et de ses parents notamment). Établir une “échelle” des discriminations selon que les victimes sont noires, musulmanes, ou les deux à la fois, est un objectif mesquin au regard de la nécessité, impérieuse, de définir les moyens les plus efficaces pour réduire la discrimination massive que les populations noires et les populations musulmanes subissent en France.
Les jeunes générations musulmanes sont-elles moins ou plus discriminées que leur parents ?
Nous ne savons pas si, dans les faits, les jeunes générations musulmanes sont plus ou moins discriminées que leurs parents. Mais l’enquête European Social Survey révèle que le sentiment d’être discriminé des immigrés musulmans de « deuxième génération » est plus fort que celui des immigrés musulmans de « première génération », en France mais aussi dans les autres pays européens. Il en va de même concernant leur probabilité d’être sans emploi.
Quel est l’impact des diplômes en matière de discriminations ?
Je viens d’achever un testing sur CV de grande ampleur pour mieux comprendre les ressorts de la discrimination à l’égard des musulmans sur le marché du travail français. Le protocole expérimental permet notamment d’identifier si un CV de meilleure qualité permet aux candidats musulmans de réduire la discrimination dont ils sont victimes. Rendez-vous en mai ou juin 2015 pour la publication des premiers résultats !
Quelles mesures préconisez-vous de la part des pouvoirs publics et des entreprises ?
La discrimination à l’embauche des candidats musulmans n’est que la déclinaison, au sein de l’entreprise, d’un sentiment antimusulman plus général. Faut-il rappeler que 43 % des personnes interrogées par une enquête Ifop de 2012 considèrent la « présence d’une communauté musulmane » en France comme une « menace pour l’identité de notre pays », et que seulement 17 % la perçoivent au contraire comme un « facteur d’enrichissement culturel pour notre pays » ? Il est donc essentiel de lancer une vaste campagne d’information auprès de la population française, permettant notamment de souligner les amalgames auxquels elle se livre au sujet de la population musulmane. Ainsi, l’attachement plus fort à la religion des musulmans n’est pas synonyme de leur volonté de remplacer notre démocratie par une théocratie régie par la loi islamique. Au sein des populations sénégalaises, chrétiennes et musulmanes, que nous avons étudiées, les musulmans sont aussi attachés que les chrétiens au principe de laïcité. Par ailleurs, une vision plus traditionnelle des rôles qui incombent aux hommes et aux femmes n’est pas synonyme d’oppression des femmes. Certes, les chrétiens sont plus susceptibles de penser que « quand les emplois se font rares, les hommes et les femmes devraient avoir le même niveau d’accès à ces emplois », alors que les musulmans sont plus enclins à considérer que « les hommes devraient plutôt avoir les premières opportunités » dans ce cas. Mais nos données d’enquête montrent également que les musulmans aspirent autant que leurs homologues chrétiens à voir leur fille réussir scolairement.
Des politiques de lutte contre les discriminations doivent aussi être menées au sein des entreprises. Il est ainsi essentiel que les salariés soient formés à la non-discrimination. L’objectif de ces formations est double. Elles consistent à expliquer aux participants les biais décisionnels (goût pour l’entre-soi, recours aux stéréotypes, etc.) qui engendrent la discrimination, et à les convaincre de la nécessité de résister à ces biais. Car la lutte contre les discriminations, notamment ethno-religieuses, est bénéfique pour la performance de l’entreprise. D’abord parce qu’elle permet de réduire son risque juridique. La discrimination à raison de l’origine et de la religion est en effet illégale et sanctionnée, si elle est prouvée, d’amendes élevées. Pour que cette menace de la sanction soit crédible et donc amène les entreprises à limiter leurs comportements discriminatoires, il faudrait instaurer un contrôle accru de leurs pratiques de recrutement. Ainsi, on pourrait imaginer qu’une institution publique telle que le défenseur des droits se lance dans des opérations de testing à la fois plus fréquentes et plus systématiques. Le discours de Manuel Valls du 6 mars 2015 sur « la République en actes » va d’ailleurs dans ce sens.
Par ailleurs, l’engagement dans la lutte contre les discriminations ethno-religieuses permet à l’entreprise de s’afficher comme socialement responsable, un “plus” pour attirer les investisseurs. Mais encore faut-il que l’entreprise puisse mesurer sa diversité ethno-religieuse afin de se fixer des objectifs visant à l’améliorer. Si des progrès ont pu être réalisés au cours des dernières années en termes d’égalité hommes-femmes ou d’intégration des personnes handicapées, c’est précisément parce que la proportion de femmes et de personnes handicapées a été mesurée et considérée comme un indicateur de performance à part entière. Il est donc essentiel que les employeurs puissent collecter, avec le soutien de la Cnil, des données objectives au moins sur la nationalité et le lieu de naissance des salariés et de leurs parents.
Enfin, il est important de rappeler que les rares études qui ont réussi à estimer l’impact de la diversité ethno-religieuse des équipes sur leur productivité ont pour l’instant montré que cet impact est positif. La diversité ethno-religieuse est un levier de performance car elle permet la mise en commun d’un ensemble de compétences et d’expériences plus riches. Encore faut-il que l’ensemble des salariés et managers de l’entreprise réservent un bon accueil aux nouvelles recrues issues de la “diversité”. À ce titre, on ne peut qu’encourager les grandes entreprises à montrer l’exemple en se dotant de comités exécutifs et conseils d’administration plus représentatifs de la diversité ethno-religieuse de notre pays.
Pourquoi la recherche en France est-elle relativement absente sur ces sujets ? Est-ce lié à la difficulté d’avoir accès à des données ? Au manque d’impulsion par les pouvoirs publics ? À un désintérêt ?
La collecte de données dites sensibles, bien qu’elle ne soit pas impossible, n’est pas aisée. Cette situation ne facilite clairement pas les recherches sur la discrimination à raison de la race ou de la religion en France. Les opposants aux statistiques ethniques, sous couvert de défense de l’égalité entre citoyens, servent moins la lutte contre les discriminations que leur déni et donc leur expansion.
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