En situation financière fragile (flux de trésorerie négatif de – 4 milliards d’euros et dette culminant à 34,2 milliards d’euros en 2014), EDF doit faire des économies. C’est dans ce contexte que le groupe, dont l’État est actionnaire à 84,5 %, conduit actuellement des négociations internes sur la « performance et l’organisation du travail ». Objectif affiché : s’adapter aux échéances difficiles qui placent l’électricien sous pression pour les prochaines années. Gros et lourd programme de maintenance du parc nucléaire pour remettre à niveau ses centrales vieillissantes (le « grand carénage »), renouvellement des concessions, démarrage de l’EPR de Flamanville, fin des tarifs régulés (jaunes et verts, pour les professionnels et les entreprises). Telle est la liste dressée par la direction du groupe dans un mail envoyé aux salariés en janvier dernier.
Ils auraient pu y ajouter la pyramide des âges de l’entreprise, responsable d’une importante vague de départs en retraite d'ici 2020, notamment dans les installations nucléaires. Dans le journal de communication interne, Christine Goubet-Milhaud, directrice de la stratégie sociale, et Dominique Minière, numéro 2 de la production et de l’ingénierie, expliquent qu’après avoir recruté 20 000 personnes en cinq ans (sur 160 000 collaborateurs au total), « nous sommes arrivés à la limite de ce que nous pouvons faire pour intégrer les nouvelles recrues ». Autrement dit, le temps des embauches massives est révolu. En réalité, sur 33 000 CDI créés depuis 2010, on compte 8 000 créations nettes de postes. Cinq mille personnes doivent encore être embauchées en 2015.
Pour renforcer « l’efficacité » des salariés, le groupe veut « adapter les rythmes de travail et les modes de fonctionnement ». Cela passe notamment par l’ouverture d’une négociation collective pour réviser l’accord sur l’organisation et le temps de travail des cadres. Principale innovation de la direction d’EDF : l’introduction du « forfait-jour », régime dérogatoire aux 35 heures qui permet de rémunérer les salariés en fonction du nombre annuel de jours travaillés et non plus d’horaires hebdomadaires. Ce cadre général ne prévoit qu’un temps de repos légal de 11 heures par jour et de 35 heures consécutives par semaine, ainsi que la limitation à six journées de travail hebdomadaires. En théorie, avec ce système, le salarié peut travailler jusqu’à 78 heures par semaine. EDF propose que les cadres bénéficient de huit semaines de repos par an, soit un forfait de 212 jours travaillés par an (c’est moins que la durée de travail maximum du forfait jour, qui atteint 218 jours). Pour le groupe, l'objectif est aussi de « valoriser » l'autonomie de ses cadres, qui travaillent en partie de leur domicile et avec leur smartphone, et ne prennent pas tous les jours de RTT auxquels ils ont droit.
Pour la CGT-UFICT (branche cadre et maîtrise) de la fédération Mines-énergie, cela « officialise les journées de 10 heures à 13 heures et précarise le contrat de travail avec l’obligation de résultats ». Car dans ce type de situation, un contrat d’objectifs remplace l’obligation de moyens. En situation de forfait-jour, les repos hebdomadaires sont définis au début de la première semaine puis à la fin de la seconde semaine. Si bien que cela permet de travailler 11 jours de suite, au nom de la continuité de service pendant les dimanches, explique SUD-Energie, pour qui « dans le système du forfait-jour, par principe, vous devez vous débrouiller pour tenir vos objectifs, quitte à exploser votre temps de travail ». SUD ne participe pas aux négociations sur le temps de travail, ouvertes aux seules organisations représentant plus de 10 % des salariés.
Selon les estimations de la CGT – « basses » précise l’organisation –, le temps réellement travaillé à EDF atteint environ 45 heures hebdomadaires et monte, dans les centrales, à 50 heures hebdomadaires. Selon une enquête de 2008 sur le temps de travail des cadres à EDF citée par SUD-Énergie, 95 % des personnes interrogées déclaraient travailler plus de huit heures par jour, et 53 % d’entre elles plus de dix heures. Or la Dares a mesuré en 2013 que les salariés en forfait-jour (à temps complet) travaillaient plus longtemps que les autres : 1 939 heures annuelles, contre 1 867 heures pour les autres cadres – à comparer avec 1 570 heures annuelles théoriques dans le cadre des 35 heures.
Le bras de fer habituel entre direction et organisations syndicales au sujet du temps de travail prend un tour particulier dans le secteur du nucléaire en raison des enjeux de sûreté. L’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) a relevé des milliers d’infractions au respect du temps de travail dans les centrales nucléaires (toutes opérées par EDF en France). En juin 2012, Jean-Christophe Niel, directeur général de l’ASN, écrivait à EDF pour lui signaler « sur l’ensemble du parc en exploitation, des dépassements, parfois extrêmement importants, des limites des différentes durées réglementaires du travail et des insuffisances de repos caractérisées ».
Fait particulièrement grave, les inspecteurs du travail de l’ASN ont découvert des « lissages manifestes par omission et reports » dans les relevés d’heures travaillées par les salariés et déclarées en théorie dans un fichier de suivi. Les écarts sont tels entre les temps de travail effectif et déclaré que cela pourrait « conduire les tribunaux à sanctionner ces faits du délit d’obstacle aux fonctions d’inspecteurs du travail ». De plus, ces heures travaillées mais invisibles ne figuraient pas non plus sur les bulletins de salaire, situation qui pourrait relever du délit de travail illégal, selon l’ASN. Dans cette même lettre, l’autorité ajoute que le temps de travail et le repos sont aussi des questions « de santé et de sécurité ». Et qu’ils ont un impact sur « la sûreté des installations », puisque la durée élevée du travail produit des effets néfastes sur les capacités cognitives, la réactivité, la performance et la vigilance des travailleurs.
Le Monde et Le Canard enchaîné avaient évoqué ces faits en 2012. Mediapart s’est procuré le détail des infractions relevées alors par l’ASN. Leur nombre et leur ampleur sont stupéfiants. Nous publions ci-dessous la lettre de l’ASN de 2012, ainsi que le tableau des infractions relevées alors par ses inspecteurs du travail.
À la centrale de Paluel (sur laquelle Mediapart avait enquêté en 2011), ils recensent 771 situations infractionnelles entre mars et juin 2011 : temps de travail supérieur à 10 heures par jour, repos inférieur à 11 heures quotidiennes, absence d’outil de décompte horaire et obstacle pour falsification aux informations sur le temps de travail sur le site. Les faits sont si graves que les inspecteurs du travail les consignent dans un procès-verbal. Comme à Penly, où les mêmes infractions sont constatées. À Saint-Laurent, Chinon, Dampierre, des dissimulations d’heures sont mises au jour.
La même année, en 2012, la division orléanaise de l’ASN alerte la direction de la centrale de Dampierre sur des rythmes de travail « gravement infractionnels » pour plusieurs salariés du site, lors d’une période d’arrêt de réacteur nucléaire. « Les rythmes de travail de ces personnes sont de nature à abaisser leur vigilance au travail, et par conséquent, sont susceptibles d’avoir un impact négatif sur le niveau de sûreté des installations », écrivaient alors les deux inspecteurs du travail. Ils citent l’exemple d’un ingénieur n’ayant bénéficié que de 5 h 46 de repos entre deux journées de plus de douze heures, et ayant effectué une journée de travail de 14 h 42. Ou encore un électricien intervenant potentiellement sur du matériel important pour la sûreté du site à 6 heures du matin, après seulement 5 h 22 de repos.
Un autre a travaillé à deux reprises les sept jours d’une même semaine et a connu des semaines de 80 h 31, 83 h 18 et même 92 h 41 (temps de repas déduits). Cette même personne a également enchaîné deux journées de travail de 11 h 43 et 11 h 53, avec un repos de seulement 3 heures pris entre 2 h 39 et 5 h 40 du matin. Une autre a une habitude de travail de plus de 10 h 30 par jour, avec 5 semaines où le temps de travail effectif a été compris entre 57 heures et 67 heures. « Sur le plan de la santé, de tels rythmes de travail constituent des facteurs de risques psychosociaux reconnus comme gravement délictuels », écrit alors l’ASN, pour qui « il est scientifiquement établi qu’ils peuvent être à l’origine de pathologies telles que crise d’urticaire, crise d’asthme, poussée d’hypertension artérielle, angine de poitrine, infarctus, réaction émotionnelle aiguë, etc. ». De plus, ces rythmes exposent les salariés « à des baisses de vigilance pouvant entraîner des accidents sur le lieu de travail et de trajet ».
La mise en place du forfait-jour permettrait à EDF de régulariser une partie de ces infractions. Et d’ailleurs, l’ASN suggère elle-même cette piste à EDF, en complément de la mise en place de dispositifs d’alerte voire d’interdiction de l’accès au site en cas de dépassement de l’amplitude maximale de la présence quotidienne, du recours limité aux astreintes et d’une meilleure anticipation des besoins.
Pour la CGT, le projet de forfait-jour « répond de manière générale à la volonté d’encadrer juridiquement un temps de travail supplémentaire pour les cadres, aujourd’hui “dissimulé” ». Le syndicat considère que « c’est le moyen imaginé à la direction de la production nucléaire pour échapper aux divers PV des inspecteurs du travail de l’ASN pour non-respect du temps de travail des cadres et pour travail dissimulé ». Majoritaire dans l’entreprise, le syndicat est minoritaire chez les cadres.
EDF répond que le passage au forfait-jour ne concernera pas les cadres qui travaillent à l'exploitation des centrales, soumis à un rythme de 3 x 8, qui font tourner le réacteur et interviennent en zone contrôlée. D'après le groupe, ce sont les responsables administratifs tels que les directeurs de la communication des centrales, qui pourraient travailler au forfait. Des salariés dont la présence n'a pas d'effet direct sur la sûreté du site. En réalité, sur un site nucléaire, la majorité des cadres ne correspond à aucune de ces catégories. « Il y a les ingénieurs sécurité, et tous les cadres d'astreinte qui doivent conseiller les exploitants et leur donner des consignes en cas de plan d'urgence interne, déclenché quand il y a un problème », détaille Bruno Bernard, délégué SUD-Énergie. Ces personnels ne sont pas en charge de la sûreté du site en temps réel et en première ligne, mais jouent un rôle à plein pour protéger la sécurité des sites.
Informée de la volonté d’EDF de mettre en place le forfait-jour, l’ASN ne s’y oppose pas aujourd’hui : « Il ne faut pas se voiler la face : les cadres ne travaillent pas 35 heures par semaine chez EDF, ils travaillent plus, explique Thomas Houdré, directeur des centrales nucléaires à l’ASN. Dès lors que c’est encadré, par exemple avec un système de forfait-jour, et qu’il y a des compensations, ce n’est pas répréhensible en soi. » Quant à l’impact sur la sûreté, il considère que, depuis 2012 et les courriers de l'ASN, la situation s’est améliorée dans les centrales nucléaires. « Les dépassements excessifs d’horaires ont diminué, les durées minimales de repos sont mieux respectées. Tous les dépassements horaires n’ont pas d’impact sur la sûreté », précise-t-il, sans quantifier ces évolutions.
Une amélioration confirmée par Laurent Dubost, délégué SUD-Énergie et agent de conduite à la centrale de Belleville, joint par Mediapart : « Avant 2012, pendant les arrêts de tranche notamment (quand les réacteurs nucléaires sont arrêtés et que se déroulent de nombreux travaux et interventions – ndlr), la durée hebdomadaire de travail était couramment de 50 heures, parfois 60 heures et même 70 heures. Les repos journaliers et hebdomadaires étaient simplement ignorés. » Aujourd’hui, ce n’est plus le cas sur le site où il travaille. Des alertes sont déclenchées en cas de présence d’un travailleur sur un site pendant plus de 13 heures.
Mais « pour notre encadrement, c’est une autre affaire, ajoute-t-il. “L’amour de l’entreprise” doit être ostensiblement affiché. Il faut rester disponible, joignable et connecté au-delà de sa présence sur le site. Certaines réunions sont parfois organisées en dehors du périmètre de la centrale (hors zone de badge) pour déjouer d’éventuels contrôles a posteriori. Leur rémunération est forfaitaire, leur avancement soumis à des “objectifs métaphysiques”. La majorité des cadres travaillent chez eux après leur journée ». Dans les centrales nucléaires, les cadres assurent des tâches de contrôle, de supervision et de pilotage de processus.
Bruno Bernard, délégué SUD-Énergie, décrit des agents dans les équipes de quart travaillant 11 jours d’affilée, d’autres 13 heures par jour, 65 heures par semaine, tout en étant intégrées dans des équipes de crise, donc d’astreinte en cas de plan d’urgence interne. « Pourquoi l'ASN ne fait-elle pas des contrôles fréquents, inopinés et réguliers, en et hors des périodes d'arrêt? Si EDF devait respecter les règles en matière de législation, les durées d'arrêt ne pourraient plus être tenues. » Un jour d’arrêt de centrale nucléaire coûte environ un million d’euros à EDF, d’où la pression à en réduire la durée.
Pour Thomas Houdré de l’ASN, « il y a eu des dépassements importants dans le passé de la durée quotidienne de travail. Quand bien même un accord serait signé à EDF sur l’introduction d’un forfait-jour, cela n’autorise pas l’entreprise à contourner le droit du travail : pas plus de dix heures par jour et au moins 11 heures de repos entre deux journées de travail. Si cela n’est pas respecté, nous continuerons à le pointer. Le temps de travail a des effets sur les individus. Quelqu’un qui travaille 16 heures dans une journée, se repose 4 heures et revient pour une nouvelle journée de 10 heures le lendemain, cela crée un risque ». En 2012, à la suite de la lettre de l'ASN, SUD-Énergie a saisi le procureur de la République d’infractions au droit du travail et de mise en danger d’autrui. La plainte s’enlise depuis au parquet de Nanterre.
BOITE NOIREToutes les personnes citées dans cet article ont été interrogées par téléphone. Toutes les organisations et personnes sollicitées m'ont répondu, à l'exception de la CGT. J'ai du coup utilisé leurs tracts et publications internes en guise de sources sur leur positionnement et analyses.
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