Il a été pendant plus de quinze ans le « monsieur Islam » du ministère de l’intérieur. Au bureau des cultes, Bernard Godard a pesé sur l’organisation institutionnelle de la deuxième religion de France, en nombre de pratiquants. Son livre La Question musulmane en France, paru en février chez Fayard alors qu'il quittait le ministère, l'a fait sortir de l’ombre. Homme discret, il connaît par cœur les acteurs de l’islam, leurs préoccupations et les polémiques que la visibilité des musulmans suscite. Le bilan de cet ex-insider est sans appel : les pouvoirs publics ont échoué à créer les structures susceptibles de permettre à cette communauté de se faire entendre. Elle-même n’a pas su inventer ses propres outils de représentation.
Arrivé à ce poste sous l’ère Jospin, ce diplômé de l’Institut national des langues et civilisation orientales (Inalco), passé par les Renseignements généraux, avec lequel Mediapart s’est entretenu, a pu observer avec précision les mutations de l’islam et son enracinement dans la société française au cours des quarante dernières années. Dans son ouvrage, il fait un état des lieux détaillé des différents courants et de leurs relations avec l’État.
Il relate comment la sphère institutionnelle a été bousculée par l’émergence d’associations plus revendicatives, comment Internet a rebattu les cartes, comment certains imams se sont vu reprocher leur « tiédeur » par des musulmans se référant à une interprétation littéraliste du Coran.
Ce poste au bureau des cultes, d’autant plus intéressant qu’il s’inscrit dans le contexte français d’un État laïc et centralisateur, lui a aussi offert une vue imprenable sur l’action, ou les velléités d’action, des ministres de droite et de gauche qui se sont succédé place Beauvau. Après avoir accompagné la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, il a dû constater les méandres dans lesquels cette institution a sombré.
L’arrivée de la gauche au pouvoir en 2012 n’a rien changé. Après les attentats de Paris de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et le supermarché casher, le premier ministre a annoncé la tenue d’une consultation visant à réorganiser le culte musulman. Selon Bernard Godard, les leçons de l’échec n’ont pas été tirées. Les récentes déclarations de Manuel Valls, qu’il qualifie de « néo-républicain », le laisse sceptique. « La pire des choses est de lancer ce genre de propositions à chaud. On peut craindre que ce ne soit de la pure communication politique », affirme-t-il, redoutant que le CFCM, faute de relais, ne reste le « centre de gravité » et que l’État continue de vouloir tout contrôler. « À part la sécurisation des lieux de culte, ajoute-t-il, le premier ministre n’a pas annoncé grand-chose. Si tout cela se résume à se réunir deux fois par an, on peut légitimement se poser des questions… »
La gauche, selon lui, doit s’interroger urgemment sur le rendez-vous manqué de 2012 : « On sortait de cinq années d’enfer pour les musulmans. Il fallait alors avoir un discours clair, un nouveau cap politique. Le gouvernement a juste répondu laïcité, sécurité. » Avant d’entreprendre quoi que ce soit, les raisons profondes de l’échec du CFCM doivent être comprises. Son analyse est sans concession. Le fait qu’il ait été lui-même aux premières loges lui donne un relief particulier.
Aux côtés de Jean-Pierre Chevènement, Bernard Godard est l’artisan d’une institution représentative de l’islam, qui deviendra quatre ans plus tard le CFCM. Officiellement créée en mai 2003 par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur sous la présidence de Jacques Chirac, elle est censée permettre un dialogue entre l’État et les musulmans de France. Lancée à l’issue de plusieurs années de tractations, elle est conçue à l’image du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) pour les juifs.
Pendant deux ans, raconte-t-il, l’institution fonctionne tant bien que mal autour du « tripode » constitué par la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), dominée par les Marocains, la Mosquée de Paris d’obédience algérienne et l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) liée aux Frères musulmans. Mais, dès 2005, elle s’enlise dans d’interminables luttes de pouvoir. La concurrence algéro-marocaine prend rapidement le pas sur le reste.
De leur côté, les pouvoirs publics sont « obsédés par la représentativité de la nouvelle institution ». Ils veulent un interlocuteur fiable. Pour cela, ils s’engagent dans l’organisation d’un vote complexe. Les mosquées choisissent des délégués qui eux-mêmes élisent les membres de la structure centrale. Cette organisation rigide ne correspond en rien à la réalité du terrain. Alors que l’islam se développe à l’échelon local, les structures fédératives, toutes liées aux pays d’origine, acquièrent, avec ce système, trop de pouvoir par rapport à leur influence réelle dans les mosquées. Seule l’UOIF tente de représenter les revendications des petites structures de base, estime-t-il, mais cela ne dure pas en raison de l’« apesanteur des appareils ».
Halal, aumônerie, formation des imams, pèlerinage… En plus de dix ans, les questions intéressant les musulmans sont insuffisamment traitées, regrette l’auteur, qui n’observe qu’une avancée notable : en plus de l’aumônerie pénitentiaire qui existait déjà, la création des aumôneries militaires et de la santé. Mais, tempère-t-il, « cela a été le prix pour la loi de 2004 » (interdisant le port des signes religieux à l’école).
Dans un premier temps, les pouvoirs publics sont satisfaits. « L’État y trouve son compte dans la mesure où il peut adresser ses vœux annuels au “culte musulman” et où le CFCM sait produire des communiqués convenables en réaction à l’actualité », analyse-t-il. Mais, progressivement, ils se rendent compte que l’institution qu’ils ont créée est déconnectée des préoccupations des musulmans vivant en France. Affranchi de son devoir de réserve, Bernard Godard tacle les dirigeants qui ont trusté les places de représentants. « Ils ne veulent pas céder leurs sièges », dit-il aujourd’hui sans épargner l’actuel président Dalil Boubakeur – « Il est là parce qu’il fait plaisir aux non-musulmans » – ni le « réseau ectoplasmique » de la Grande Mosquée de Paris.
Signe patent que le CFCM n’est plus qu’une coquille vide, ses adhérents rechignent à payer leur part. Sur la certification du halal, sur la formation des imams, « ce sont à elles de prendre des initiatives, pas aux pouvoirs publics qui peuvent les aider dans leur tâche ».
Pourtant, les besoins de réforme s’avèrent de plus en plus criants au cours de cette période de crispation autour de l’islam qui voit naître et s'affronter différents courants idéologiques. Bernard Godard en fait la typologie. La nébuleuse « identitaire », avec un socle à l’extrême droite, est la première à instrumentaliser la peur de l’islam, avec des figures telles que l’essayiste René Marchand, théoricien de l’« islamisation de l’Europe ». Elle se fonde « sur le postulat éculé de l’absence de séparation entre le politique et le religieux en islam » et donc sur le supposé impossible respect de la laïcité pour les musulmans. Au centre des campagnes du Front national, elle fait des émules à l'UMP.
« La création d'un ministère de l'identité nationale en 2007, l'activisme d'un courant nettement “identitaire” au sein de l'UMP, la Droite populaire, la place stratégique prépondérante que va occuper à l'Élysée le conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, vont “libérer” une parole dont les milieux d'extrême droite, auparavant plus circonspects, vont faire leur fonds de commerce », écrit l'auteur dans son ouvrage.
Parallèlement, l’influence dans le débat public des « néoconservateurs français », atlantistes et libéraux comme Ivan Rioufol, Élisabeth Lévy, André Glucksmann ou Pierre-André Taguieff, se fait de plus en plus sentir, notamment après le 11 septembre 2001. Leur référence est l’historien Bernard Lewis, inventeur avant Samuel Huntington du « choc des civilisations ». « Leur point commun, estime-t-il, est une dénonciation des concessions accordées à l'islam tant du point de vue intérieur – en particulier du fait de la naïveté de la société française face au “double jeu” que mèneraient les responsables religieux musulmans pour imposer subrepticement un certain nombre de pratiques inconciliables avec la tradition laïque – qu'au niveau extérieur face au danger islamiste. »
Les frontières ne sont pas toujours étanches avec le « clan des républicanistes ». Au nom de la laïcité « émancipatrice », ce dernier regroupe les partisans d’une discrétion voire d’une invisibilité de la religion dans l’espace public. À ce titre, le combat contre le voile à l'école en 2004 devient rapidement central pour eux. Dans les médias, la journaliste Caroline Fourest est l'une de ses porte-parole. Dans le champ politique, Manuel Valls en est un représentant revendiqué, comme en témoignent ses prises de position dans l'affaire Baby-Loup, au cours de laquelle il défend publiquement la directrice de la crèche contre l'employée voilée licenciée.
En même temps, Bernard Godard assiste aux transformations de la lutte contre l’islamophobie. Face à la hausse des actes antimusulmans, les acteurs changent. De nouvelles associations voient le jour, prenant le relais des instances institutionnelles inopérantes. Leurs approches et leurs visées sont parfois très éloignées, voire totalement opposées les unes aux autres. À gauche, le développement de l’islam « dans les quartiers » ne laisse pas indifférent certains mouvements.
Dès 2001, rappelle Bernard Godard, la LCR s’interroge sur la proximité avec la critique anti-impérialiste portée par des associations « fréristes ». L’auteur exhume un texte interne de ce parti, où est clairement posée la nécessité de défendre les citoyens musulmans contre l’islamophobie car « dans ces luttes, il peut être possible de convaincre de jeunes islamistes que les idées révolutionnaires répondent infiniment mieux à leur besoin de lutter contre l’impérialisme ».
Une association comme le Comité contre le racisme et l’islamophobie (CRI), dirigé par Abdelaziz Chaambi, est issue de cette mouvance issue de l’extrême gauche lyonnaise. Les Indigènes de la République qui organisent en 2010 des « états généraux de l’islamophobie et de la négrophobie » s’inscrivent eux aussi dans ce courant – qualifié d’« islamo-gauchiste » par le fonctionnaire – selon lequel l’islamophobie perpétue les réflexes racistes de l’empire colonial. « Un peu de Foucault, un peu de Gramsci. Ils sont dans la concurrence victimaire », tranche Bernard Godard.
Passé de l’extrême gauche à l’extrême droite, le polémiste Alain Soral a lui aussi tenté une OPA sur la lutte contre l’islamophobie, mais avec cette fois une conception complotiste où l’axe « américano-sioniste » serait le véritable ennemi à combattre. Fondé par des militants proches de l’UOIF, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) occupe quant à lui le terrain laissé à l’abandon par le CFCM, notamment dans la production de chiffres.
Née de la société civile, cette exigence d’avoir des outils fiables pour mesurer l’évolution des actes antimusulmans contraint l’État à réagir. La mise en place d’une nomenclature devient une mission centrale, déléguée à Bernard Godard. Les pouvoirs publics français, pourtant épris de statistiques, sont d’abord réticents, se souvient-il. Brice Hortefeux, alors ministre de l’intérieur, ne se décide à signer un accord-cadre avec le président du CFCM, Mohammed Moussaoui, le 17 juin 2010, que pour donner des gages à cette institution qui a vu d’un mauvais œil la résolution examinée un mois plus tôt par le Parlement, affirmant que le port du niqab est contraire aux valeurs de la République. Le projet est de convenir d’un mode de recension à l’image de ce qui se fait depuis des années entre le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) et la place Beauvau.
Jusque-là sont pris en compte les actes antisémites, racistes et xénophobes : aucune attention particulière n’est portée aux actes antimusulmans. Au ministère, les données sont fondées sur les plaintes et mains courantes déposées auprès des services de police. Une personnalité du CFCM, Abdallah Zekri, est choisie pour faire le go-between avec le bureau du culte. Il crée, à cette fin, l’Observatoire de l’islamophobie, mais cette structure, selon l’expert, ne parvient pas à faire remonter des données fiables. Le CFCM est « enferré dans des querelles de pouvoir », indique-t-il.
Malgré cette difficulté, le ministère ne cherche pas à travailler avec le CCIF, alors même que cette association, créée en 2004, est dotée d’un service juridique compilant des éléments statistiques. Mais ces derniers sont repoussés pour deux raisons. Ils sont tout d’abord jugés trop larges car ils comptabilisent l’ensemble des incidents signalés, y compris ceux ne se traduisant pas par une plainte. Les agents de l’État, par ailleurs, ne savent pas comment traiter les événements mettant en cause les pouvoirs publics eux-mêmes.
Le bureau des cultes se contente par conséquent d’exploiter ses propres statistiques recouvrant les profanations de cimetières, les attaques contre les mosquées et les insultes contre les musulmans considérés comme pratiquants. De peur de susciter des polémiques « inutiles » susceptibles de freiner les évolutions en cours, il recommande d’utiliser l’expression « actes à caractère antimusulman » plutôt qu’« actes islamophobes ». Deux catégories de chiffres sont publiées en parallèle, ceux du CCIF et ceux de l’État. Les uns et les autres augmentent au fil des ans, sans se rejoindre jamais, ce qui participe à créer du ressentiment de la part des populations victimes de violences.
En quinze ans, Bernard Godard a aussi vu le rapport à l'islam des nouvelles générations évoluer. Filière halal, normes vestimentaires, finance islamique : un « islam identitaire » fondé sur un mode de vie conforme à la religion se développe parmi les jeunes issus des deuxième et troisième générations à partir des années 1980-90. Une personnalité telle que Tariq Ramadan, incitant les musulmans nés en France à participer à la vie citoyenne, tout en portant haut leur identité, est et reste à cet égard centrale pour cette population.
Plus récemment, il assiste à l'essor de ce qu'il qualifie d'« islam de rupture ». En quelques années, la mouvance salafiste gagne en puissance, non seulement dans les grandes agglomérations mais aussi dans des villes de taille moyenne. Marqué par une lecture littérale du Coran, cet islam fondamentaliste, qui recouvre des réalités diverses, se développe à partir des années 2000. Fondé sur le rejet d’un islam porté par les Frères musulmans, lui-même en rupture par rapport à l’islam culturel des parents, il est le fait de jeunes Français issus de l’immigration, trentenaires, cherchant à affirmer leur identité dans un pays où ils se sentent exclus. C'est cet islam qui, depuis quelques mois, focalise l'attention des services du ministre de l'intérieur.
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