De notre envoyé spécial à Berlin.- Comme à la maison. Il y a des snacks, des petits gâteaux et du café pas chers, du thé gratuit, une table au centre de la pièce pour discuter ou lire les journaux, un ordinateur pour consulter ses mails ou son compte Facebook. Vers midi, à l’ouverture, une dizaine d’hommes de tous âges déboulent dans le petit local. Les habitués lancent des « Guten Tag ! » retentissants. Certains prennent le temps de discuter du temps, de la vie, de tout et de rien. D’autres ouvrent illico leur sac, en sortent des seringues usagées, qu’ils échangent contre du matériel stérile. D’autres encore filent directement vers les deux salles du fond. Dans la première, la salle d’injection, ils peuvent se faire un « shoot » en intraveineuse, sous supervision médicale. Dans la seconde, ils peuvent fumer leur dose d’héroïne ou de cocaïne.
Les plus jeunes repartent bien vite. « Tu devrais penser à un test », a le temps de lancer Dennis Andrzejewski, le travailleur social présent ce matin-là : un test pour détecter l’hépatite C ou le VIH, qui touchent de nombreux usagers de drogues. Certains passeront ici une partie de l’après-midi, le temps de souffler un peu, de voir un médecin, une assistante sociale, un conseiller en addictologie, de prendre une douche ou de laver son linge. « Les gens qui ne connaissent pas ce lieu sont en général étonnés de la normalité de ce qui se passe ici, dit Dennis. On se salue, on se parle, c’est un lieu de convivialité. » Dans un coin de la pièce principale, une table a été recouverte d’un tissu sombre. Dessus, un livre d’or en mémoire d’un des usagers, Daniel Weber, 35 ans, mort récemment dans l’incendie de son appartement. « Fumer, c’est pas bon pour la santé », a écrit un adepte de l’humour noir.
Le « Fixpunkt » de la Reichenbergerstrasse, une rue résidentielle du quartier de Kreuzberg, a ouvert il y a six ans. À Berlin, les premières salles de consommation à moindre risque (SCMR) sont apparues il y a dix ans, après le feu vert d’une loi fédérale votée en 2000. En Allemagne, il y a désormais 25 salles, dans six États. On en compte au total une centaine dans le monde, aux Pays-Bas (il y en a 30 dans ce pays de 17 millions d'habitants) en Suisse (13), en Espagne (13), au Luxembourg, en Norvège, au Danemark, en Australie, au Canada...
Après un faux départ en 2013, à la suite d'un avis du Conseil d’État exigeant une plus grande sécurité juridique, le projet de loi santé en discussion à l’Assemblée nationale s’apprête à les expérimenter en France dans six villes (dont Paris, Marseille ou Bordeaux), pendant six ans. Une grande partie de l’opposition, criant au « laxisme », y est défavorable. Des arguments moralistes, également entendus en Allemagne, qui laissent Dennis de marbre. « Moi, je vois surtout les résultats. Ici, dans cette salle, nous facilitons la prévention et évitons des surdoses. En moyenne, ce seul centre sauve dix-huit vies par an. » Par rapport aux bénéfices en termes de santé publique, le coût est en général modeste, rappelle dans un entretien à Mediapart Marie Jauffret-Roustide, chercheure à l'Inserm, spécialiste des salles de consommation.
La salle de Kreuzberg, comme les trois autres de Berlin (une fixe, et deux mobiles), est financée par le gouvernement de la ville-État, dirigé par une coalition entre les sociaux-démocrates et les conservateurs. Le dispositif a déjà fait l’objet de deux évaluations, très positives. « C’est un soulagement pour la population, car là où les salles sont installées, la consommation dans les rues se réduit. Le dispositif permet aussi de conseiller les usagers, d’encourager la prévention du VIH ou de l’hépatite C, augmente les chances de survie des consommateurs. Ces dernières années, le nombre de personnes décédées à cause de la drogue a considérablement diminué à Berlin », résume Christine Köhler-Azara, chargée de la prévention des drogues dans la capitale allemande. Selon l’organisation de lutte contre le sida Deutsche-Aids Hilfe, les salles de consommation « ont un impact très fort dans la réduction des décès liés à la drogue ». A contrario, l’État de Bavière, qui n’a pas de salle en raison de l’opposition farouche de la CSU, petite sœur ultraconservatrice de la CDU d’Angela Merkel, ne cesse de voir le nombre de décès augmenter.
« Certains usagers viennent depuis dix ans », raconte Dennis Andrzejewski. Le responsable du "Fixpunkt" de Kreuzberg voit passer une soixantaine de visiteurs (en très grande majorité des hommes) par jour, de midi à 17 heures, du lundi au vendredi. « On en a qui viennent tous les jours, d'autres toutes les semaines ou plus rarement. Le profil est varié. Nos visiteurs ont parfois un métier, un appartement, et viennent juste prendre leur stock de seringues. Ils sont dépendants mais gèrent leur vie quotidienne. » C’est le cas de Marcello, un Italien, qui travaille sur les chantiers et vient « une ou deux fois par semaine ». « Je consomme régulièrement de l’héroïne et de la cocaïne, dit-il. Et je viens souvent ici car ça m’aide à le faire de façon plus "safe". Aujourd’hui, j’en profite pour chercher des annonces de colocation », dit-il, penché sur l’ordinateur.
« À l’autre extrémité de la palette, il y a des gens totalement désintégrés, sans logement, sans travail, sans couverture maladie, dont les journées sont rythmées par l’obsession de la drogue à trouver, 24 heures sur 24, 365 jours par an, sans week-end ni jour férié, reprend Dennis. Sans ce lieu, on ne pourrait pas toucher cette population. Nous utilisons cette petite fenêtre de temps pour mettre un pied dans la porte, entamer la discussion avec eux, savoir ce qu’ils font en ce moment, leur proposer de l’aide. »
À l’entrée, au-dessus du distributeur d’eau chaude pour le thé, le règlement intérieur affiché au mur précise les règles. À Berlin comme ailleurs, les salles de consommation sont strictement encadrées. La vente n’est pas autorisée. Seule certaines substances peuvent être consommées : les opiacées (héroïne, morphine, etc.), la cocaïne, les amphétamines, etc. Mais pas de produits de substitution, pour ne pas mélanger les consommateurs en voie de sevrage et les autres. Il est également impossible de fumer du cannabis ou du tabac. La police s’est engagée à ne pas contrôler les usagers qui viennent. En échange, il leur est demandé de ne pas se droguer dans le quartier. « Consommer ou laisser traîner vos seringues dans l’espace public entraîne des conflits dans le quartier. Nous aimerions l’éviter et vous prions de nous soutenir dans cette démarche », stipule le règlement intérieur. En théorie, le non-respect de cette règle peut entraîner une interdiction de fréquenter la salle. Le personnel (travailleurs sociaux, médecins, etc.) n’a pas le droit d’aider à la prise de drogues. « C’est interdit. Mais on leur apprend à prendre soin de leurs veines, à ne pas les détruire pour ne pas avoir à se piquer partout sur le corps. On parle des doses qu’ils prennent, on encourage à les réduire, quand c’est possible. Et on est surtout présent en cas d’urgence. » Chaque mois, il y a deux ou trois situations d’urgence.
Même à Berlin, où la drogue a longtemps fait des ravages, l’installation des salles de consommation n’est pourtant pas allée de soi. « Le citoyen lambda peut penser spontanément que de telles salles, c’est donner à des personnes dépendantes, en général considérées comme des malades, la possibilité de s’injecter légalement des drogues illégales. Ça peut a priori paraître très étrange, même du point de vue du droit, reconnaît Christine Köhler-Azara, la chargée des drogues à Berlin. Pour chaque implantation, il y a eu des résistances et des protestations de riverains. Nous avons pris les devants, informé, fait visiter les lieux, incité les policiers à dire ce qu’ils constatent, c’est-à-dire que le taux de criminalité n’augmente pas et qu’il n’y a pas de deal dans les environs des salles. La population a joué le jeu, et les salles se sont fondues dans le paysage. »
Berlin pourrait bientôt ouvrir un nouveau lieu dans le quartier de Charlottenburg, où de plus en plus de consommateurs de drogues se réunissent. À Kreuzberg, Dennis estime pourtant que de grands progrès restent à accomplir : « Les consommateurs de drogue sont toujours mal vus par les services sociaux. Il reste très compliqué d’adresser quelqu’un rapidement à l’hôpital pour une cure de désintoxication. Et il faut toujours s’employer à convaincre les politiques. » À Berlin, les salles n’ouvrent ainsi que quelques heures par jour. À Francfort et Hambourg, elles sont quasiment accessibles en continu.
BOITE NOIRECe reportage, texte et photos, a été mené l'automne dernier à Berlin. Le projet de loi santé, qui devait être examiné à l'Assemblée nationale fin 2014, a été décalé à cause de la loi Macron et des mouvements des médecins contre le tiers-payant généralisé.
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