Un contrôle poussé de la gestion et des finances de la ville de Dijon, de son centre communal d’action sociale (CCAS) et de la communauté urbaine du Grand Dijon, est discrètement effectué depuis plus d’un an par des magistrats de la chambre régionale des comptes (CRC) de Bourgogne/Franche-Comté. Cette enquête crée actuellement de fortes tensions et des interférences politiques assez curieuses, selon des informations obtenues par Mediapart.
Selon plusieurs sources informées, François Rebsamen, maire (PS) de la commune de 2001 jusqu’à son entrée au gouvernement, en avril 2014, en tant que ministre du travail, vit assez mal ce contrôle approfondi, qui semble pourtant tout ce qu’il y a de plus normal pour une grande collectivité. L'édile bourguignon aurait déjà, dit-on, été meurtri par un rapport épinglant, en 2012, la gestion de la Société d’économie mixte d’aménagement de l’agglomération dijonnaise (SEMAAD ; on peut lire le rapport définitif ici).
Cette fois-ci, l’actuel ministre du travail a manifesté son agacement devant certaines questions des magistrats financiers, et il aurait notamment fait part de son intention d’en référer personnellement à Didier Migaud, le premier président de la Cour des comptes (la tutelle des CRC).
Quoi qu’il en soit, les deux magistrats financiers en charge de ce contrôle (les « rapporteurs » de la phase d’instruction) se sont ouverts récemment auprès de leur hiérarchie et de leurs collègues de plusieurs bizarreries rencontrées dans l’exercice de leur mission.
Selon les récits parvenus à Mediapart, le ministre du travail aurait notamment mis en garde l’un des deux magistrats rapporteurs, sur le thème « Attention, vous avez une carrière à faire ». Un face-à-face assez tendu s’est en effet déroulé, voici un mois, entre magistrats et représentants de la ville, dont l’ancien maire de Dijon, lors de l’entretien de fin de contrôle qui résumait les investigations effectuées.
On rapporte également deux coups de fil – tout aussi peu orthodoxes – de la préfecture au second magistrat rapporteur, sur le thème « Où en êtes-vous ? Le ministre n’est pas content ». Et enfin, dernier événement en date, l’apparition en marge de cette procédure d’un magistrat financier de la CRC de Bourgogne/Franche-Comté qui a pour particularité d’être un ami de 30 ans de François Rebsamen, et d'avoir été son directeur adjoint des services à la mairie de Dijon (après l'élection de 2001). Ce magistrat financier aurait informé discrètement François Rebsamen de l’avancée du dossier d’instruction, et aurait joué le "go-between" avec le président de la CRC, selon ces mêmes sources. Ce mélange des genres fâcheux scandalise la juridiction de Dijon et le petit monde de la justice financière, faisant craindre un étouffement du dossier.
Après la remise du rapport d’instruction au ministère public voici quelques semaines, ce contrôle approfondi a fait l’objet d’une délibération collégiale de la CRC, la semaine dernière : elle a arrêté les observations provisoires qui seront prochainement adressées à la Ville pour qu'elle y réponde.
Selon des sources informées, l’instruction du dossier aurait déjà fait apparaître plusieurs anomalies au sein de la mairie : elles concerneraient des primes et indemnités de collaborateurs, l’attribution et l’utilisation de véhicules, et enfin la passation de plusieurs marchés publics. Ces dernières anomalies seraient susceptibles d’entraîner plusieurs signalements au parquet, et seraient qualifiables pénalement en délit de favoritisme, selon des sources proches du dossier. L’analyse la plus sévère du dossier ferait émerger une dizaine d’infractions. Mais le tout étant couvert par le secret de l'instruction, et vu les forces en présence, personne ne se risque à confirmer quoi que ce soit.
Seule certitude, aucune dénonciation au parquet n’a été décidée par la CRC à ce stade ; cela se produit parfois, dans les cas les plus graves. Lorsque les observations provisoires seront rédigées, ce qui peut prendre plusieurs semaines, la mairie de Dijon aura deux mois pour répondre et éventuellement demander à être entendue, avant que ne démarre la rédaction du rapport définitif de la CRC.
Sollicité par Mediapart, Vincent Sivré, le président du Syndicat des juridictions financières unifié (SJF-U, largement majoritaire), explique avoir été saisi de ces incidents, et dit suivre l’affaire de près, tout en se montrant très prudent. « Nous contrôlons des élus locaux, c’est une composante importante de notre activité, et nous sommes habitués à ce genre de difficultés. Il faut garder de la distance et de la sérénité », se borne-t-il à déclarer, tout en appelant – de façon elliptique – à une amélioration des obligations déontologiques des magistrats financiers relatives à la mobilité professionnelle et à la neutralité. Une façon détournée de dire qu'il n'est pas normal de pouvoir contrôler une collectivité dans laquelle on a exercé des responsabilités ? Le président du syndicat élude.
Le président de la chambre régionale des comptes de Bourgogne/Franche-Comté, Roberto Schmidt, se montre lui aussi très prudent. Questionné par Mediapart sur le magistrat financier de la CRC ayant auparavant travaillé à la mairie avec François Rebsamen, il assure que celui-ci n'a en rien été associé au contrôle en cours de la ville de Dijon, bien qu’il soit en poste dans la section qui en est chargée. « Vous imaginez bien que le président de la CRC ne va pas associer ce magistrat à un délibéré qui doit être impartial et autonome », répond Roberto Schmidt. Tout en disant ne pas savoir si ce même magistrat a suivi le cours de l’instruction du dossier, ou s’il est intervenu d'une façon ou d'une autre…
« Ce dossier a été confié non pas à un, mais à deux magistrats, dont une présidente de section très chevronnée ; ils ont tous les moyens de mener leur mission. En ce qui me concerne, je n’ai été l’objet d’aucune pression ni réflexion désagréable », assure-t-il. « On rencontre souvent des difficultés dans ces dossiers, poursuit Roberto Schmidt. Ces deux magistrats m’ont fait remonter des informations de façon normale, mais je n’ai pas ressenti que les difficultés étaient différentes de ce que l’on rencontre habituellement. » Le président de la CRC l’assure, ni Didier Migaud ni François Rebsamen ne se seraient manifestés auprès de lui dans cette affaire.
François Rebsamen a accepté lui aussi de se prêter aux questions de Mediapart. « J’ai répondu aux demandes des magistrats instructeurs depuis deux ans maintenant, et c’est normal. En tant qu’ancien du cabinet de Pierre Joxe, je défends les chambres régionales des comptes », expose en préambule le ministre du travail.
« Voici un mois, poursuit-il, nous avons eu une séance un peu rude entre les représentants de la Ville et quatre magistrats financiers. Je trouve normal d’expliquer les dépenses de fonctionnement pour les années qui me concernent, mais la période de contrôle ne m’a pas parue très définie. On nous a posé des questions parfois sur 2014, d’autres fois sur 2008… Ça a pris l’après-midi, et je reconnais que cela a été rude. Je leur ai fait remarquer que la mairie n’avait jamais été contrôlée sous Robert Poujade (maire de Dijon de 1971 à 2001 – ndlr), et leur ai demandé pourquoi le conseil général de François Sauvadet n’a jamais été contrôlé non plus, alors qu’il y a eu des affaires. Je leur ai aussi parlé des plateaux-repas à 30 euros de François Patriat au conseil régional »…
« Certaines questions m’ont paru suspicieuses et orientées », raconte François Rebsamen. « Un jeune magistrat financier a posé des questions curieuses, sur les personnes avec qui j’avais pris des plateaux-repas le soir, ou si j’avais mis en place un "shadow cabinet" à la mairie. Maintenant, ils diront ce qu’ils veulent. J’attends le rapport provisoire, et je répondrai devant la chambre », lance François Rebsamen, sûr de lui.
En revanche, le ministre du travail est beaucoup moins prolixe quand on lui parle du rôle discret qui est prêté dans cette affaire à son ami et ancien collaborateur actuellement en poste à la CRC de Bourgogne/Franche-Comté. « Un ami ? D’où sortez-vous ça ? », demande François Rebsamen. Pourtant, lors de son élection en 2001, il avait remercié publiquement cet ami de 30 ans. À croire que cela pourrait paraître gênant, voire suspect aujourd’hui.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les gardiens du nouveau monde