Comment en sortir ? Ce vendredi, les salariés de Radio France entament leur seizième jour de grève, et paralysent toujours une bonne partie des antennes de la radio publique. On n’est plus loin des records de l’histoire récente de la maison : 18 jours de grève des journalistes en 2004, 19 jours pour les ouvriers et les employés l’année suivante. Ce vendredi, le SNJ, le syndicat majoritaire des journalistes de la radio publique, s’est joint à la mobilisation pour la journée, alors qu’il s’en était tenu à l’écart jusqu’à présent. Et pour l’heure, personne ne sait dire quelle sera l’issue du conflit, ni la façon dont il se dénouera. Une drôle d’ambiance règne, où la direction, les salariés et le gouvernement forment un triangle dont chaque pointe réclame que les autres fassent mouvement pour dénouer la situation, mais dont les positions n’ont que peu évolué depuis le début du mouvement.
Mercredi 1er avril au matin, le PDG de Radio France Mathieu Gallet, fragilisé par les révélations du Canard enchaîné sur le coût de rénovation de son bureau et sur l’embauche de son conseiller en communication, a remis au ministère de la culture son projet stratégique quant à l’avenir de son entreprise. Un document que lui réclamait officiellement sa tutelle avant d’émettre le moindre avis sur la direction à donner à la radio publique. Le même jour, la Cour des comptes rendait public un rapport consacré à Radio France, sous la forme d’un brûlot réclamant notamment la fusion des rédactions de France Info, France Inter et France Culture.
La ministre Fleur Pellerin a fait savoir qu’elle donnerait son sentiment sur le projet de Gallet dans les jours, voire les heures, à venir. Mais il y a peu de chances que la parole ministérielle satisfasse les centaines de salariés en grève qui se réunissent en assemblée générale depuis plus de deux semaines : ils contestent au premier chef la diminution de la dotation publique, enclenchée en 2012, et l’État n’a aucunement l’intention de revenir sur cette décision.
Les syndicats, eux, souhaitaient que le dirigeant leur présente son projet avant de le soumettre au gouvernement. Ils ont été déçus, une fois de plus. « Mathieu Gallet a accumulé les erreurs, la dernière étant de ne pas nous avoir montré son projet, dénonce Jean-Paul Quenesson, délégué syndical Sud et l’une des têtes du mouvement. Pour nous, Radio France est un modèle, qui a de plus en plus de mal à se maintenir. Et nous craignons de vivre la fin de ce modèle. » Jeudi, une délégation de salariés a été reçue par des députés et à Matignon. Ils ont demandé une médiation aux services du Premier ministre, mais n’ont obtenu qu’une audition de leur PDG, mercredi 8 avril, par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.
C’est le jour même qu’a choisi le PDG pour convoquer un comité central d’entreprise en vue, enfin, de dévoiler ses choix. Et il compte bien rester en poste d’ici là. Ce jeudi soir sur iTélé, il a assuré qu'il ne comptait pas démissionner. « J'irai jusqu'au bout, a-t-il martelé. Seul le CSA peut me retirer mon mandat. » Ce que l’autorité indépendante ne semble pas envisager pour le moment…
En clair, la situation n’a pas beaucoup bougé depuis le début de la semaine, quand les salariés en grève issus de toute la maison lançaient sur le Net une émission expliquant leurs revendications, leurs inquiétudes et leurs ambitions.
D’où vient cette grève ? Quelle est sa signification pour le service public de la radio ? Trouvera-t-elle une issue satisfaisante pour les salariés ? Pour le comprendre, il faut remonter le temps et les couloirs de la maison ronde.
Quatre préavis différents
Les personnels de Radio France ont été appelés à la grève le 19 mars par cinq syndicats (CGT, FO, SUD, UNSA, CFDT), pour une durée indéterminée, sur des points précis. Quatre préavis différents ont en fait été déposés (ils sont ici). Ils demandaient l’arrêt d’un grand nombre de réformes engagées ou prévues. Avec des objectifs aussi divers que l’abandon de la réorganisation du service propreté, le maintien des effectifs au service accueil et sécurité, l’abandon de la réforme des modes de production pour les émissions, le maintien des effectifs dans le réseau France Bleu, le refus de la syndication sur ces antennes (qui, à certains horaires, ferait passer de 44 programmes différents diffusés sur le territoire à sept), et le maintien de l’ensemble des quatre formations musicales financées par Radio France (orchestre national de Radio France, orchestre philharmonique, chœur et maîtrise). Cet article sur le site de France Culture réussit très bien à expliquer et à incarner par des visages les métiers concernés par les réformes en cours, et les inquiétudes qu’elles déclenchent.
Les préavis ont été lancés après le comité d’entreprise du 13 mars, où Mathieu Gallet n’a pas apaisé les craintes de ses salariés sur les réformes en cours et à venir. Tout juste a-t-il pu répéter qu’il fallait trouver des millions d’euros d’économies et qu’il était en attente des arbitrages du gouvernement, dans le cadre de la négociation en cours sur le contrat d’objectif et de moyens (COM). Ce plan stratégique crucial est celui par lequel l’État dira ce qu’il attend, et combien d’argent il fournira, pour la période 2015-2019.
Gallet a tout de même dû annoncer que, pour la première fois de son histoire, Radio France présenterait un budget 2015 en déficit, avec un trou de 21,3 millions d’euros sur un total de 685,2 millions. Et si rien n’est fait, le déficit pourrait atteindre près de 280 millions en 2019. Entré en fonctions en mai 2014, le PDG avait alerté pour la première fois son conseil d’administration en octobre, prévoyant un déficit de 5 millions d’euros sur 2014. « Lors de ce conseil d’administration, il y a eu un échange à fleuret moucheté avec la représentante de l’État, qui a dit à Mathieu Gallet qu’il saurait bien boucher le trou, raconte Valeria Emanuele, déléguée nationale SNJ de Radio France, présente lors de cet échange. Il a répondu qu’il ne voyait pas comment faire. »
Et le 24 mars, c’est la douche froide pour les salariés. La direction évoque en comité d’entreprise un plan de 200 à 300 départs volontaires d'ici à 2019 (sur 4 600 salariés en tout), qui concernerait essentiellement les « seniors », pour une économie attendue de 17 millions à 24 millions d'euros. Une première dans l’histoire de la radio publique. En tout, sait-on aujourd’hui, le PDG table sur des économies de 50 millions d’euros à réaliser en cinq ans.
L’équation budgétaire est en effet intenable pour Radio France. Et elle se résume à deux points chauds. Incandescents, même. D’une part, l’interminable chantier de rénovation du bâtiment lui-même, inauguré en 1963 et ayant besoin d’un sérieux coup de neuf. Acté en 2003 sur le principe, ce chantier colossal a débuté en 2009 et devrait s’achever fin 2017 au mieux. Le devis préalable aux travaux, largement sous-évalué, estimait le coût total à 175 millions d’euros, désamiantage des structures et rénovation de 60 000 m2 de locaux et de 38 studios inclus. En fait, la facture devrait avoisiner les 584 millions d’euros ! C’est cette explosion des coûts que Radio France paye aujourd’hui, et qu’elle est censée absorber… alors qu’elle voit ses rentrées d’argent baisser inexorablement.
Car c’est le deuxième trou béant dans le budget de la maison ronde : l’État donne de moins en moins d’argent à la radio publique. Et même moins qu’il s’était engagé à en verser dans le dernier COM, en 2010. « Entre 2012 et 2015, il nous aura manqué 87,5 millions d’euros que le gouvernement précédent avait promis, par écrit, de verser, calcule Jean-Paul Quenesson. En bloquant la contribution financière de l’État, on met Radio France dans une situation intenable. Il faut donner à Radio France les moyens de fonctionner sur les bases d’un projet solide. Il s’agit de garantir l’indépendance de l’information, la transmission de la culture, un espace qui permet l’esprit critique. »
Depuis 2012, le montant de la dotation publique a en effet baissé de 610 millions à 601 millions d'euros, alors qu’elle devait augmenter. Très problématique pour le groupe public, dont 90 % des ressources dépendent de la redevance. D’autant que les recettes publicitaires (40 millions d’euros en 2014) sont en baisse. « En 2012, nous avons demandé un effort à Radio France comme à tous les opérateurs publics. La contrepartie était que l’entreprise s’adapte à cette nouvelle donne, ce qui n’a pas été le cas », assumait Fleur Pellerin le 25 février dans une interview au Monde.
Les journalistes rejoignent le mouvement
C’est dans ce contexte que se débat Mathieu Gallet. Les grévistes ne nient pas la difficulté du tableau général, mais ils contestent avant tout la méthode employée. « Tout le monde a conscience que nous sommes dans un environnement contraint. On pouvait bien sûr envisager de modifier des choses, convient Jean-Paul Quenesson. Personne n’est contre le dialogue. Par exemple, sur la réforme des modes de production, tout le monde était prêt à monter des groupes de discussion pour travailler sérieusement. Mais Mathieu Gallet a commandé un audit externe pour faire soi-disant baisser les coûts. Il n’a aucun tabou, et surtout aucun projet, hormis faire des économies... »
« Avec l’audit et les première décisions annoncées par la direction, nous avons compris clairement que c’est toute une organisation du travail qui est en train d’être remise en cause », confirme Aude Lavigne, productrice sur France Culture de l’émission « Les carnets de la création ». Elle suit le mouvement de près et s’enthousiasme du sursaut collectif, qui touche toutes les catégories de personnel : « La grève révèle toute la richesse de cette maison. Pour faire de la radio, il faut être plusieurs, et la grève manifeste au plus haut point cette collaboration nécessaire entre services, à tous les niveaux. »
Comme tous les interlocuteurs que nous avons contactés, la productrice conteste les chiffres de la direction, qui communique sur un taux de grévistes allant de 7 à 11 % selon les jours. Mais selon les salariés mobilisés, ces chiffres ne comprennent pas les employés travaillant l’après-midi, qui se déclarent grévistes après le point de 10 heures transmis aux médias. Par ailleurs, de nombreux grévistes se relaient afin de ne pas perdre trop d’argent à la fin du mois. Quant aux salariés en CDD ou aux très nombreux « cachetiers » de la maison, ces personnes qui sont à l’antenne sans être journalistes (comme les producteurs et présentateurs d’émissions, dépendants du statut des intermittents du spectacle), ils hésitent souvent à s’afficher au rang des contestataires. Ce qui n’empêche pas les antennes d’être très perturbées.
Jusqu’à présent, une seule catégorie de personnels était en retrait : les journalistes. De nombreux journalistes participent au conflit à titre individuel, notamment la moitié de la quarantaine de membres de la rédaction de France Culture. Mais le principal syndicat les représentant dans la maison ronde, le SNJ, n’a pas appelé à la grève illimitée. FO non plus, et s’en explique ici, arguant que « les 4 préavis de grève de jeudi 19 mars portent sur 4 motifs différents et catégoriels » et qu’aucun « ne concerne les journalistes, qui sont les seuls personnels de Radio France à n'être plus couverts par un accord collectif ». Un accord qui est justement en cours de négociation.
Valeria Emanuele, du SNJ, insiste sur le fait que son syndicat « a appelé à une grève d’une journée dès le 12 mars, avec la CFDT et l’UNSA contre le plan social annoncé » et précise bien qu’elle comprend les raisons du mouvement. Pour autant, selon elle, les revendications affichées sont à la fois larges et floues, « et n’offrent pas de porte de sortie au conflit, alors que la grève déclenchée est illimitée ». Le SNJ a tout de même acté son soutien en rejoignant le mouvement pour ce vendredi.
« Le climat est assez dégueulasse en interne : on passe pour les nantis qui se désintéressent de la maison », soupire un journaliste de France Inter. Ce type de remarque peut en effet être entendu dans les rangs des grévistes. « Pourtant, on sait bien qu’on va démarrer, mais plus tard : le plan d’économies est inévitable, il faudra se battre, souligne le journaliste. Mais pour l’instant, on ne sait pas encore contre quoi. On a l’impression que la grève, c’est une cartouche tirée dans le vide, et personne n’a même eu le temps de poser une cible ! »
En attendant, des journalistes se plaignent de n’avoir pas pu travailler sérieusement lors des élections départementales, ou lors du crash de l’Airbus de Germanwings en France le 24 mars. Et la crainte est forte de ne pas retrouver les auditeurs, partis voir ailleurs pendant la grève. « Les plus mobilisés sont soit ceux qui connaissent la maison depuis plus de 10 ans et ont assisté à sa dégradation (à tous points de vue), soit les nouveaux qui ont des conditions très précaires, estime Aude Lavigne. Les autres, en place et souvent à de bonnes places, ont intégré les comportements sociaux nécessaires pour essuyer toutes les tempêtes, et ils restent discrets. »
Pourtant, justement, la lutte contre la précarité ne fait pas partie des revendications officielles du mouvement. Étonnant, alors que le recours à l’intermittence, aux CDD et aux pigistes est partout dans les couloirs de la radio. « Pour les journalistes, Radio France s’est créée sa propre agence d’intérim, un système de précarité très institutionnalisé. C’est une machine à broyer des CDD », témoigne Anne-Laure Chouin, reporter gréviste à France Culture, titularisée en janvier 2014 après avoir aligné 250 CDD en sept ans, « dans une vingtaine de locales de France Bleu, et dans à peu près toutes les antennes nationales ». Aujourd’hui, on compte plus de cent journalistes en CDD, aux conditions de vie et d’emploi très précaires (comme l’atteste par exemple ce témoignage). Jean-Paul Quenesson assure que les revendications contre la précarité imprègnent toutes les autres demandes des grévistes : « La réduction de l’ambition éditoriale ne peut avoir comme impact qu’une baisse des budgets qui sont accordés aux CDD et aux pigistes, et donc l’augmentation de leur précarité. Cette question est donc englobée dans notre mouvement. »
Fusionner les rédactions, suggère la Cour des comptes
Mais un nouvel élément pourrait de toute manière changer la donne chez les journalistes : le rapport au canon de la Cour des comptes, publié le 1er avril. Comme l’a expliqué sur France Info son président Didier Migaud, la Cour estime qu’il faut revoir tout le modèle, sans rien s’interdire. Le rapport dépeint la « dérive financière » du groupe sur la période 2006-2013, sous les mandats de Jean-Paul Cluzel et Jean-Luc Hees.
« La gestion de Radio France souffre de défaillances qui ne sont pas acceptables pour une entreprise de cette taille et doivent donc être corrigées », tranche la Cour. Elle pointe un chiffre d’affaires ayant progressé moins vite que les charges entre 2010 et 2013 (4,5 % pour le premier, 7,7 % pour les secondes), le rôle insuffisant du conseil d’administration, des procédures qui « tendent à reconduire les dépenses antérieures » et une « politique des achats chaotique ». Elle estime aussi que le chantier de rénovation a été « mal maîtrisé » et s’est révélé « une occasion manquée de se réinventer ».
Parmi ses recommandations, certaines ont fait sauter au plafond bien au-delà des grévistes. Elle propose notamment de décider rapidement s’il faut supprimer le Mouv’, la station jeune qui n’a jamais trouvé son audience, mais aussi de fusionner les rédactions des trois principales antennes. « L'objectif ultime de la séquence n'est donc pas de nature économique mais de nature politique. Il s'agit de réduire la part du public dans le secteur de la radio », fulmine par exemple notre confrère de Mediapart Hubert Huertas, ancien de France Culture et ex-responsable SNJ de Radio France.
La Cour des comptes préconise encore de fusionner les deux orchestres symphoniques de Radio France, coupables de ne pas être assez distincts, et de se livrer une concurrence impitoyable (le sujet est bien expliqué par @rrêt sur images et par Le Monde). Sur ce dernier point, comme sur d’autres, les avis sont très partagés dans la maison. Ils sont nombreux à ne pas s’offusquer outre mesure lorsque Mathieu Gallet affirme qu’il n’a « pas les moyens de financer deux orchestres symphoniques, un chœur et une maîtrise pour un coût de 60 millions, ne générant que 2 millions de recettes de billetterie ». Au grand dam de Jean-Paul Quenesson, délégué Sud mais surtout corniste de l’orchestre national. « Une partie de la direction pense que la musique classique ne touche que des vieux. C’est faux, et il faut que nous nous réinventions chaque jour. Et il faut arrêter de proposer des places qui vont jusqu'à 85 euros pour nos concerts ! » Autre sujet qui fait « grimper aux rideaux » le syndicaliste : la diversification, et notamment « la location de nos locaux à des groupes du CAC 40 ». Mais plusieurs autres syndicalistes ne voient pas le problème, voire sont « tout à fait d’accord d’aller dans cette direction pour ramener quelques millions d’euros »…
On est de toute manière encore très loin de discuter de ces points pendant les négociations au sein de la maison ronde. En fait, les discussions, quasi quotidiennes, avancent très peu. « Certains jours, les négociations durent une demi-heure ! En fait, la direction revient toujours avec le même texte, plus ou moins reformulé », décrit Anne-Laure Chouin. Les dirigeants du groupe public font savoir, par divers canaux, qu’ils estiment être allés le plus loin possible sur les points abordés dans les préavis. Tout le monde s’accorde à dire que les employés du service propreté, qui étaient promis à une externalisation, ont été sauvés, ce qui remplit, à fort juste titre, de fierté les négociateurs. Pour le reste, aucun mouvement de la direction depuis une proposition datant du 30 mars et répondant à certaines revendications, comme un engagement à la concertation, une limitation des mutualisations de programmes dans le réseau France Bleu, et un abandon de la « verticalisation » prévue pour les chargés de réalisation et les techniciens d'antenne : au lieu de dépendre d’une direction centralisée qui les répartit entre les différentes antennes, ils était question que chacun soit rattaché à une antenne précise.
À la vérité, lors des AG, ce ne sont plus tellement ces points précis qui mobilisent et qui occupent les esprits. Peu à peu, les revendications détaillées ont été escamotées par des discours larges sur les valeurs de l’entreprise, et la pertinence du service public. Ces discours révèlent un vrai malaise en train de s’installer. « Radio France est la seule maison où l'on a le temps de faire un travail approfondi, avec un peu de recul, un travail honnête. Ailleurs en radio, on demande de travailler vite, de produire, de sortir du fait, du fait, du fait, témoigne Anne-Laure Chouin. Alors, cette grève, ça me fait mal au cœur de la faire, mais je la fais quand même. » Mercredi, une violoniste de l’orchestre philharmonique a lu en AG un texte appelant à se battre contre « la priorité accordée à une logique de rentabilité absurde, d'un État qui se désengage ». La productrice de France Culture Marie-Hélène Fraïssé ne dit pas autre chose dans Le Monde en clamant « qu’un service public, par définition, n’a pas pour vocation d’être rentable ».
Et immanquablement, les discussions se reportent sur l’attitude de l’État. Car Mathieu Gallet a beau jeu de déclarer qu’il ne peut rien décider sans l’aval de la tutelle. C’est au moins en partie exact, et même Didier Migaud est obligé de le reconnaître. « Il y a une responsabilité partagée et de l’État et des directions successives de Radio France (...). L’État a insuffisamment précisé les objectifs qu'il fixe à une radio de service public », a déclaré le président de la Cour des comptes sur France info. Or, l’État refuse jusqu’à présent d’apparaître comme responsable des choix de l’entreprise, en appelant Gallet à prendre ses responsabilités. « Le rôle de l’État est d’arbitrer, celui de la direction de l’entreprise de proposer un projet concret : nous ne sommes plus en gestion directe », a déclaré Fleur Pellerin au Monde le 25 mars. Six jours plus tard, elle gardait ce cap, dans Le Parisien : « Ce n’est pas au gouvernement de faire ses choix, sinon nous serions revenus au temps de l’ORTF. »
Et pourtant, la ministre de la culture n’hésite pas à tancer publiquement le patron de Radio France, ni à le convoquer deux fois en moins de deux semaines pour lui demander des comptes et « des propositions précises et fermes ». Et cette position floue ne passe pas auprès des équipes. « L’État porte une responsabilité particulière dans la situation financière critique que connaît aujourd’hui Radio France. Il doit assumer cette responsabilité s’il ne veut pas que le service public de la radio perde son identité, son indépendance, sa diversité et sa qualité », plaide la société des journalistes. « Depuis plus d’un mois et demi, Mathieu Gallet a fait plein de propositions d’économies à la tutelle, peut-être de façon brouillonne, détaille Valeria Emanuele du SNJ. À chaque fois, il lui a été répondu par la négative, sauf concernant le plan de départ, qui n’a pas obtenu de réponse, négative ou positive… Mais quand Fleur Pellerin, dans un rappel à l’ordre violentissime, déclare qu’elle attend un vrai projet, que veut-elle ? Quelle est l’option qui n’a pas encore été envisagée ? Personne ne comprend ce que le gouvernement attend de Radio France. »
Gallet a en effet multiplié les pistes de travail : suppression d’antennes (FIP, France Musique), élargissement du type d’annonceurs autorisés, suppression de la diffusion sur ondes longues et moyennes (qui économiserait 12 millions d’euros), cofinancement d’un des deux orchestres avec la Caisse des dépôts (cette dernière a refusé)… Et paradoxalement, la distance et la dureté affichées par le gouvernement ont alimenté un certain soutien de Gallet au sein de ses équipes, qu’on aurait été bien incapable de prédire il y a encore une semaine.
Alors qu’il était donné pour mort, Gallet a encore peut-être une chance de s’en sortir. Pourtant, semaine après semaine depuis le 18 mars, le Canard enchaîné multiplie les révélations sur ses légèretés. Le premier article révélait qu’il avait fait rénover son bureau pour plus de 105 000 euros. La faute à la restauration des boiseries en palissandre, et le chantier avait été commandé avant son arrivée à son poste, a plaidé son entourage. « Dans le contexte financier qui est le nôtre, j’aurais dû reporter cette opération de restauration. C’est ma responsabilité, et je tiens à m’en excuser auprès de vous tous », a-t-il tout de même déclaré dans Le Monde. Le 25 mars, l’hebdo satirique enchaînait sur l’embauche à 90 000 euros annuels de son consultant en communication Denis Pingaud, alors que dans les entreprises publiques, un appel d’offres doit être lancé au-delà de 60 000 euros. Le Canard a aussi affirmé depuis que Gallet avait dépensé 125 000 euros pour rénover ses deux bureaux lorsqu’il dirigeait l’INA, son précédent poste, ce qu’il dément fermement.
Sur toutes ces accusation, l’État a demandé une enquête à l’inspection générale des finances, attendue pour la fin de semaine prochaine. Si aucun scandale réel n’est dévoilé, les salariés de Gallet préféreront peut-être le voir rester en poste encore quelque temps. « Les première révélations du Canard nous ont mis hors de nous, raconte Anne-Laure Chouin. Mais les choses évoluent et le conflit se déplace de plus en plus vers le rôle exact de la tutelle. » « Si tu affaiblis le PDG, tu affaiblis ses marges de négociation, personne chez nous ne veut de cela, souffle Valeria Emanuele. D’autant que le gouvernement feint la surprise sur l’état des finances, mais il est présent au conseil d’administration et il a forcément vu les choses venir… »
Un bras de fer État-CSA ?
Devant l’attentisme gouvernemental, une hypothèse émerge de plus en plus fréquemment dans les rangs de Radio France : celle de servir d’échiquier pour un jeu opposant l’exécutif et le CSA, qui nomme les patrons des médias publics. « Nous sommes peut-être avant tout des pions dans cette histoire », ose un journaliste de France Info. Qui imagine, comme d’autres, que la vraie bataille en cours concerne en fait la tête de… France Télévisions.
En octobre 2013, était votée la loi sur l’indépendance de l’audiovisuel public, par laquelle l’exécutif laissait les clés au CSA. Il s’agissait de rompre avec la pratique instituée par Nicolas Sarkozy, qui nommait les dirigeants des médias publics. Et la nomination de Mathieu Gallet, le 27 février 2014, s’est faite exactement dans cet esprit : à 37 ans, il était principalement l’ancien bras droit de Frédéric Mitterrand au ministère de la culture sous Nicolas Sarkozy. En le choisissant, le président du CSA Olivier Schrameck, ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon, envoyait sans doute un signal d’indépendance à François Hollande, qui l’avait nommé.
Cette bravade est-elle en train de se retourner contre l’institution ? En laissant Gallet se dépêtrer du bourbier Radio France, ou s’y noyer, l’exécutif a tout loisir de faire passer un message : le CSA pourrait avoir mal choisi son poulain. Et aurait intérêt à être plus attentif lorsqu’il s’agira de choisir le nouveau dirigeant de France Télévisions, pour remplacer Rémy Pflimlin en juillet. Le nouveau patron aura la lourde tâche de surveiller la télé publique pendant la campagne présidentielle de 2017 et il n’est pas certain que le pouvoir laisse passer l’occasion de faire nommer un ami. Face à cet enjeu, le sort de Mathieu Gallet est sans doute bien dérisoire pour le pouvoir. Et en attendant, ce dernier se garde bien de faire un signe qui hâterait le dénouement de la crise.
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