Au bar “La République”, sur la place du même nom (qui, en réalité, est celle de l’église), il faut se méfier des apparences : « Vous tombez bien, j’ai quelque chose à dire. Mon médecin est parti à la retraite. Depuis, impossible d’en trouver un nouveau. On a fait tout l’annuaire, appelé tous les médecins à 20 kilomètres à la ronde. Tous sont surchargés. Les urgences de Nemours, c’est zéro, il faut attendre des heures. Pour nos deux enfants, on est obligés d’aller chez le pédiatre à Fontainebleau, à 45 minutes de route », se désole Céline Rigault.
À Souppes-sur-Loing, commune de 6 000 habitants de Seine-et-Marne (77), à la limite sud-est de l’Île-de-France, il n’y a plus que quatre médecins généralistes. Aux alentours, il y en a encore un autre, à mi-temps, puis plus rien, pour un bassin de 20 000 habitants. Quatre médecins sont partis à la retraite ces dernières années, aucun n’a été remplacé. Tous ont plus de 55 ans, et personne ne se souvient précisément à quand remonte la dernière installation. Souppes-sur-Loing n’est pas dans une situation exceptionnelle : « La moitié est du département, du nord au sud, est touchée par la désertification médicale, explique David Bresson, chargé de mission santé au conseil général. Même à Melun, la préfecture, les médecins ne prennent plus de nouveaux patients. Tout le monde est touché : trouver un médecin est devenu un sujet récurrent dans les couloirs du Département. Ici, le libre choix de son médecin est une illusion. »
Au cabinet des docteurs Bauwens et Braun, la secrétaire médicale, Anita Da Silva Campos, a la lourde tâche de « refuser des patients à longueur de journée, par dizaines. Ce n’est pas très agréable. Combien de fois j’ai entendu : “Vous nous laissez mourir !” Mais je me mets aussi à la place des malades. »
Pour Michel Bauwens, l’équation est insoluble : « La demande de soins augmente, alors que l’offre de soins ne cesse de diminuer. » Dans une telle situation, les professionnels de santé ont plusieurs stratégies. Celle du Dr Bauwens est de « rallonger le suivi des malades chroniques, parfois au-delà du raisonnable… Par exemple, je vois les diabétiques tous les 3, 4 ou 6 mois. Auparavant, je renouvelais leurs traitements tous les mois ou tous les 3 mois. » Mais ce n’est plus suffisant. « Pour l’instant, nous refusons d’être les médecins traitants de nouveaux patients, explique son associé, Joël Braun. Il y a eu deux départs en retraite ces derniers mois, nous sommes incapables d’absorber la demande. Nous consultons déjà 55 heures par semaine, nous ne pouvons pas faire plus. J’ai 66 ans, je voudrais au contraire lever un peu le pied. »
Le cabinet médical vient de sortir, pas tout à fait indemne, de l’épisode de grippe hivernale. Pour Michel Bauwens, « localement, le système de soins a craqué, nous n’avons pas réussi à absorber la pathologie. Il y a eu beaucoup de morts ». Selon les dernières estimations de l’Institut national de veille sanitaire (Invs), il y a eu 12 000 décès supplémentaires cet hiver par rapport à la moyenne des huit derniers hivers, surtout chez les plus de 65 ans. Les médecins de Souppes sont sortis de l’épisode hivernal « épuisés, le stress professionnel est important ». Certains en viennent même à « refuser des patients lourds », selon Michel Bauwens.
C'est ce qui est arrivé à une ancienne maîtresse d’école de Bagneaux-sur-Loing, un village industriel de près de 2 000 habitants, situé à près de 6 kilomètres de Souppes, dont les deux médecins généralistes, en couple, sont partis simultanément à la retraite fin 2014. La vieille dame s’en est à peine rendu compte, elle est « atteinte d’une maladie neurologique, elle est totalement invalide », raconte son infirmière libérale, et ancienne élève, Alexandra Bendyoukoff. « L’hôpital l’a laissée rentrer chez elle sans médecin traitant, j’étais scotchée… Elle n’avait plus de médicaments, c’est moi qui ai contacté le Dr Bauwens pour lui expliquer la situation. Il a bien voulu se déplacer, exceptionnellement. Mais il se contente de renouveler ses ordonnances. Aujourd’hui, elle n’a plus de suivi médical. »
Une autre vieille dame, Éliane Labe, ne voit son médecin que tous les trois mois. Cela ne la gêne pas : « Avec les docteurs, on est mal mariés. » Diabétique, elle a été amputée d’une jambe après une lésion sur un pied qui a évolué vers une gangrène. Un risque bien connu de cette pathologie. Cette ancienne gardienne de château vit constamment alitée, dans un tout petit intérieur, avec son fils, lui aussi handicapé. La maison de retraite n’est pas une option, elle perçoit moins de 600 euros de retraite. « Je ne me plains pas, avec mon fils, on s’accorde bien. » Des infirmières lui prodiguent des soins deux fois par jour, week-end compris.
C’est le tour de Véronique Magniadas, infirmière libérale à Souppes, qui se sent parfois « un peu seule face aux patients. Nous renouvelons les ordonnances, nous prescrivons les pansements, nous surveillons l’insuline des diabétiques… C’est à nous d’être vigilantes et d’alerter le médecin. » Ce transfert de tâche des médecins vers les infirmières est-il bien légal ? Les intéressés éludent…
Dans la salle d’attente des docteurs Bauwens et Braun, les patients s’impatientent. Pour une dame et son mari handicapé, « les jeunes médecins n’aiment pas la campagne. Et nos vieux médecins, ils ne se déplacent plus la nuit. Même pour mon mari cardiaque, il faut appeler les pompiers ». Une femme, mère au foyer de quatre enfants, « a le sentiment que les médecins travaillent surtout pour l’argent. Je ne comprends pas pourquoi ils refusent de voir un enfant qui a 40° de fièvre. Cela ne me fait pas plaisir d’engorger les urgences, d’y attendre une journée entière, tout ça pour un rhume… ». Pour le jeune Ricardo Gomez, « les zones rurales sont à l’abandon ». Sa mère est à côté, c’est elle qui va avancer le prix de la consultation, 33 euros, car les deux médecins pratiquent des dépassements d’honoraires. Ricardo est en stage, il gagne 300 euros et « compte chaque sou ». Il n’a pas la couverture médicale universelle (CMU) et n’a pas pensé à demander le tiers payant aux médecins. Les docteurs Braun et Bauwens le pratiquent pourtant, mais uniquement lorsque les malades le réclament. Tous les patients dans la salle d’attente savent qu’un projet de loi prévoit la généralisation du tiers payant, et l’attendent.
La vallée du Loing, de Montargis à Nemours, fut largement industrielle. À Bagneaux-sur-Loing, l’industrie du verre a employé jusqu’à 3 500 ouvriers. Ils ne sont plus que 500 aujourd’hui. L’économie locale vit un peu d’agriculture, et beaucoup de services. Le revenu moyen par foyer fiscal est de 21 000 euros, le taux de chômage était de 15,7 % en 2011, seuls 55 % des ménages paient des impôts. Ce qui caractérise le mieux ce territoire, c’est le « phénomène des franges franciliennes, explique le maire, Pierre Babut, sans étiquette. Nous arrive une population rejetée par les grandes villes, sans emploi, dans des situations difficiles ». Dans les quartiers pavillonnaires, où « il y a un fort turn-over », selon le maire, vivent des classes moyennes venues acheter une maison, mais qui s’épuisent dans de longs trajets quotidiens vers leur travail. « Sommes-nous en déclin social ? La question mérite d’être posée », admet-il. Les habitants ont à leur manière répondu, à l’occasion des élections départementales : à Souppes, le
Front national a recueilli 47 % des voix au second tour face à la droite (53 %), et 42 % sur l'ensemble du canton de Nemours.
Le maintien d’une offre médicale est devenu une des priorités de la mairie. Un projet de maison de santé commence à prendre forme. Avec la construction d’un supermarché Auchan, c’est le principal projet de la mandature de Pierre Babut. Le site est choisi, les architectes commencent à dessiner les plans. Le tour de table financier est presque bouclé : « C’est un projet à 1,8-2 millions d’euros pour une maison de 700 mètres carrés, explique Pierre Babut. L’État, via la préfecture, débloquerait une subvention de 400 000 euros, la région 200 000 euros, le conseil général 300 000 euros. La commune devrait emprunter 1 million d’euros, pas plus », détaille le maire. Elle percevrait ensuite le loyer des professionnels de santé qui couvrirait l'emprunt, en partie seulement. Seule la directrice générale des services, Sylvie Legros, émet une critique : « La santé n’est pas une compétence municipale. » Cet investissement vient corriger un dysfonctionnement majeur de l’organisation du système de soins, qui est une compétence de l’État et de l’assurance maladie. Et il s’inscrit en prime dans un contexte de baisse des dotations budgétaires de l’État : Souppes voit ainsi fondre son budget de « 20 %, soit 1 million d’euros sur trois ans », explique Pierre Babut.
Mais le projet est consensuel, soutenu par tous les professionnels de santé de la ville – médecins, infirmières, dentistes, kinésithérapeutes, podologues – constitués en association et prêts à rejoindre la structure. À Souppes, la maison de santé est même attendue « avec impatience », constate le maire. Il s’engage sur « une ouverture en 2016 ». Mais certains n’y croient plus : « J’entends parler de cette maison de santé depuis mon installation en 2008, explique la pharmacienne de la ville, Véronique Fugeray. Je suis très sceptique. La désertification médicale a un impact direct sur notre chiffre d’affaires, qui commence à baisser. Dans les villages alentour, certaines pharmacies sont en grande difficulté. La ville change : la population se paupérise, les médecins partent, j’ai l’impression de vivre au fin fond de la Lozère… » L’infirmière libérale Véronique Magniadas trépigne elle aussi : « Si rien ne se passe avant la fin de l’année, on laisse tomber, prévient-elle. Pourtant, sans cette maison de santé, Souppes n’aura sans doute plus de médecins dans quelques années. »
Il y a un jeune médecin généraliste à Souppes-sur-Loing. Marc Alix, 30 ans, remplace les docteurs Bauwens et Braun deux jours par semaine et pendant les vacances. Tout le monde ici se demande, en chuchotant, s’il souhaite s’installer dans la commune. « J’ai suivi ma femme, professeur au collège, et je suis très content d’être ici, dit-il. Cet exercice semi-rural ne me fait pas peur. » Mais un simple constat le décourage de s’installer : « Si la maison de santé n’aboutit pas, dans cinq ans, tous les médecins généralistes seront partis à la retraite. Si je m’installe, je me retrouverai seul. » S’il est conscient des conséquences sanitaires et sociales de cet abandon d’une partie de la population par les médecins, il rappelle que « cette désertification médicale était prévue, attendue. Les politiques ont laissé faire. Je ne sais pas comment la situation va évoluer. Nous sommes des libéraux, libres de nous installer où nous le voulons. D’un autre côté, nous sommes payés par la Sécurité sociale, et tout le monde a le droit d’être soigné. Il y a là un antagonisme. Un débat de société est nécessaire. »
En “off”, un cadre du département, passé dimanche dernier de gauche à droite, relève les faiblesses de la politique santé du gouvernement : « Marisol Touraine veut engager le virage ambulatoire, en rééquilibrant le système de soins vers la prise en charge à domicile. C’est une très bonne idée. Mais comment fait-on dans des déserts pareils ? Les politiques incitatives à l’installation des jeunes médecins sont des mesurettes, pas du tout à la hauteur de la situation. Les syndicats de médecins, qui refusent toute réflexion sur la démographie médicale, portent eux aussi une lourde responsabilité. Qu’attend-on ? Qu’il y ait des morts ? Au quotidien, pour avancer, j’essaie de faire abstraction des conséquences sanitaires. Sinon, je désespère. »
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