Qu’est-ce qui fait qu’un étudiant est plus ou moins contrôlé par la police ? Au printemps 2012, le sociologue Nicolas Jounin et ses étudiants de l’université Paris 8 ont interrogé 2 400 étudiants sur leurs expériences de contrôles d’identité, via des questionnaires distribués dans des facultés d’Île-de-France. Selon leur étude intitulée « Le faciès du contrôle » et récemment publiée par la revue Déviance et société, le sexe, la race et le style vestimentaire apparaissent comme des variables clés de la décision policière.
En 2009, une étude du CNRS avait prouvé que la police pratique des contrôles « au faciès ». Sur les cinq sites parisiens étudiés par des chercheurs du CNRS, les Arabes et les Noirs avaient respectivement 7,8 et 6 fois plus de chances d'être contrôlés que les Blancs (lire l'étude en entier).
L’enquête des sociologues Fabien Jobard et René Lévy montrait également l’importance du style vestimentaire. Sur les cinq sites étudiés, les personnes en tenues « jeunes » (hip-hop, tecktonic, punk ou gothique) avaient 11,4 fois plus de chances d’être contrôlées que celles qui portaient une tenue « de ville » ou « décontractée ». Cette apparence physique se croisait bien souvent avec un critère racial, deux tiers des individus habillés « jeunes » relevant de minorités visibles.
Cette fois, Nicolas Jounin et ses étudiants ne sont pas partis de l’observation de l’activité policière dans la rue, mais ont cherché à comprendre, à partir de l’expérience des étudiants, « les éléments susceptibles de retenir l’attention des policiers ». Quel rôle joue la couleur de peau (résumée à Blanc/Non-Blanc) articulée au look et au sexe ? Leur terrain d’étude ne se résume plus à des passants mais concerne des étudiants d’une moyenne d’âge de 21 ans, et il est composé de 56 % de Blancs, de 37 % de non-Blancs et de 6 % d’enquêtés ayant refusé de répondre ou dont la réponse est inclassable. Cet échantillon, où les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures sont naturellement surreprésentés, a été construit pour être représentatif des étudiants français. Mais pas de l'ensemble d'une classe d'âge.
Sans surprise, l’une des variables les plus importantes en matière de contrôle d’identité reste le sexe. Un homme blanc a 3 fois plus de chances d’avoir été contrôlé au cours de sa vie qu’une femme, un homme non-blanc 4,5 fois plus de chances. La couleur de peau semble, à première vue, moins déterminante : un étudiant non-blanc a seulement 1,3 fois plus de chances d’avoir déjà été contrôlé dans sa vie qu’un étudiant blanc. L’écart se creuse quand on regarde la fréquence de ces contrôles. Les étudiants non-blancs déjà contrôlés ont subi plus de contrôles que leurs camarades blancs. Ils sont également bien plus nombreux à déclarer modifier leurs déplacements, leur attitude ou leur apparence pour tenter d’échapper à ces contrôles.
Et il faut tenir compte des différences de comportement. Les étudiants blancs questionnés semblent s’exposer bien plus aux contrôles d’identité que leurs camarades non-blancs. Ils circulent plus en voiture, scooter ou moto, sortent plus fréquemment (et plus souvent en bar ou en boîte de nuit) et sont plus nombreux que les non-Blancs à déclarer détenir du cannabis.
« Autrement dit, les non-Blancs sont plus "sages" que les Blancs, c’est-à-dire qu’ils adoptent moins les pratiques qui exposent au contrôle d’identité », constate l’étude. Les auteurs effectuent un calcul – une régression – pour annihiler cette différence de comportements et raisonner « toutes choses égales par ailleurs ». À pratiques équivalentes, les hommes étudiants non-blancs apparaissent bien comme la cible des contrôles policiers : ils ont 1,5 plus de chances d’avoir été contrôlés que des étudiants blancs.
L’étude constate également que les policiers justifient moins souvent auprès des étudiants non-blancs les raisons de leur contrôle. Non seulement ces étudiants font donc « plus l’objet de l’attention policière que d’autres » mais ils obtiennent « moins d’explications sur les contrôles dont ils font l’objet ». « Pour eux, la police ne fait pas qu’exercer un pouvoir particulier ; elle tend à le revendiquer en refusant de rendre des comptes », concluent les auteurs. Ce qui prouve à leurs yeux, « la formation d’une "clientèle policière" », à travers « la répétition et la manière dont se déroulent les contrôles ».
« Dans ces cas-là, ce n'est pas seulement que le contrôle est arbitraire, c'est qu'il est revendiqué comme tel par les policiers, estime Nicolas Jounin, joint par téléphone. On retrouve là une logique de l'État français lorsqu'il s'adresse à des personnes qu'il considère comme des sous-citoyens, qu'il s'agisse d'étrangers ou de Français racisés. Par exemple, les refus de visa ou de titres de séjour aux étrangers sont rarement motivés. C'est le même refus de rendre des comptes que l'on retrouve dans ces contrôles sans motifs affichés. »
Le « look » apparaît également déterminant. L’enquête visait large en proposant 24 signes distinctifs : cheveux longs, barbe, crâne rasé, keffieh, baggy, mini-jupe, tatouages, piercings, signe religieux, etc. Parmi ceux qui déclenchent le plus de contrôles, la palme revient – dans l’ordre – à la casquette, au jogging et à la fameuse capuche. La combinaison gagnante de ces trois éléments, « ordinairement reliés par l’imaginaire collectif au banlieusard », note l’étude, multiplie par cinq la probabilité d’avoir été contrôlé au cours des douze derniers mois (par rapport à un étudiant qui n’en porte aucun).
Mais peut-être ces étudiants au look de banlieusard font-ils plus la bringue dans la rue, ce qui expliquerait qu’ils soient plus contrôlés ? Que nenni, à comportement équivalent, ils restent plus contrôlés. Ou alors est-ce leur couleur de peau ? Non plus. Même si les non-Blancs revêtent plus souvent les habits classés comme remarquables, « l’introduction du look dans le modèle ne supprime pas le caractère significatif de l’effet de la race : chacune de ces deux variables semble avoir un effet propre ». « C’est-à-dire que quelle que soit la façon dont il est habillé, un étudiant a plus de chances d’être contrôlé s’il est non-blanc », résume Nicolas Jounin.
Pour tous les étudiants, le fait de porter une casquette, un jogging et une capuche augmente le risque d’être contrôlé. Mais l’effet est nettement plus prononcé pour les étudiants blancs. « Le look fait décisivement basculer les Blancs dans la clientèle policière, tandis que l’effet est plus léger pour les non-Blancs, qui étaient déjà plus proches du cercle de cette clientèle », constatent les auteurs. Ils poursuivent : « En forçant le trait (…), du point de vue policier, le look banlieusard fonctionne pour les Blancs comme une altération de leur être apparent, tandis qu’il serait pour les non-Blancs une confirmation. »
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