Au Yémen, l’enchevêtrement de conflits en cours connaît un nouveau développement depuis le début de l'opération « Tempête décisive », jeudi 26 mars, au cours de laquelle l’Arabie saoudite bombarde les rebelles zaydites (branche minoritaire du chiisme) houthis. Mardi 31 mars, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) a annoncé qu’au moins 62 enfants ont été tués et 30 autres blessés dans les combats depuis une semaine. « Les combats ont gravement endommagé les services sanitaires les plus rudimentaires ainsi que le système éducatif », détaille l’Unicef, qui évoque par ailleurs « l’insécurité alimentaire généralisée et la malnutrition » comme problèmes affectant les plus jeunes. Six civils ont en outre trouvé la mort mardi, brûlés vifs après les bombardements saoudiens. Mercredi, l'ONG Action contre la faim appelait de son côté la communauté internationale à « reconnaître la sévérité de la crise humanitaire » qui s’amplifie au Yémen, ainsi qu'à la mise en place d'« une assistance humanitaire massive et rapide ». Le conflit a également conduit les premiers Yéménites à s’expatrier.
Les premiers réfugiés yéménites arrivés en Somalie où la guerre civile n'a pas encore pris fin pic.twitter.com/uJldebB8LK via @MogadishuNews— Omar Ouahmane (@ouahmaneomar) 31 Mars 2015
Le président yéménite, Abd Rabbo Mansour Hadi – élu à la place du président Ali Abdallah Saleh, déchu par le processus révolutionnaire de 2011 – s'était lui-même réfugié fin mars dans son fief d'Aden après avoir fui la capitale Sanaa. Il est désormais installé en Arabie saoudite. Dans le même temps, les Houthis, qui ont pris la capitale en septembre avant d’encercler le palais présidentiel fin janvier, continuent de progresser au sud du pays, notamment dans la province d’Abyan. Une intervention terrestre au Yémen n'est toutefois « pas nécessaire » pour l'instant, a affirmé, mardi 31 mars, le porte-parole de la coalition dirigée par l'Arabie saoudite.
Conséquence de la marginalisation par le pouvoir central des Houthis au nord du pays, la guerre dite de Sa’da (ville de 50 000 habitants située au nord-ouest) qui oppose les Houthistes au pouvoir central, a en fait commencé dès 2004. Dans un long article consacré à ce conflit, le chercheur Laurent Bonnefoy détaille avec une grande précision les origines et agendas des forces en présence. Loin d'adhérer à l'idée d'un conflit uniquement confessionnel, ce spécialiste du Yémen estime en particulier que « les accusations de soutien iranien à la rébellion (houthie) prononcées de façon récurrente par le pouvoir yéménite depuis 2004 sont peu éclairantes. Bien qu’il soit possible, et dans ce cas vraisemblablement sous une forme financière, ce soutien iranien, qui révélerait la dimension régionale, voire géopolitique du conflit, n’est en tout état de cause pas central, les griefs des rebelles portant avant tout sur des enjeux locaux ».
Au-delà de l’offensive houthie, le Yémen demeure plongé dans une crise à tiroirs, l’organisation Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) menée par Nasir al-Wahayshi, estimée à 2 000 hommes, masquant aujourd’hui la contestation sécessionniste dans l’ex-Yémen du Sud, qui met en péril l’unité territoriale du pays réuni en 1990, tout comme les catastrophes écologiques et sociales qu’annonce l’appauvrissement des ressources aquifères.
Pourquoi l’Arabie saoudite s’est-elle alors engagée dans une grande offensive diplomatique et militaire, au risque de déstabiliser encore davantage un pays frontalier ? « Le feu de la guerre » va pousser « toute la région à jouer avec le feu », a menacé de son côté le vice-ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollah, lors d'une conférence de pays donateurs pour la Syrie qui se tient au Koweït depuis le début de la semaine. « Les opérations militaires doivent s'arrêter immédiatement », a insisté le diplomate iranien lors d’une rencontre avec la presse internationale.
Il ne semble pourtant dans les intentions des Saoudiens, qui ont réuni la plus large coalition régionale depuis la guerre Iran-Irak (1980-1988), de s’arrêter là.
Ce n’est certes pas la première fois que l’Arabie intervient dans la région : en novembre 2009 déjà, l’armée saoudienne fut partie prenante du conflit de Sa’da, qui sera dès lors analysé comme un duel sur le sol yéménite entre Riyad et Téhéran.
Si l’implication réelle de l’Iran dans le conflit au Yémen demeure sujette à caution, Riyad s’est bel et lancé dans une lutte très active pour la préservation de son régime, qui trouve son prolongement dans la lutte actuelle contre les Houthis. Pour comprendre comment l’Arabie est passée d’une politique attentiste à une véritable militarisation de sa diplomatie, il faut se souvenir d’une autre intervention, en 2011 à Bahreïn, où les troupes saoudiennes ont réprimé les manifestations pour réduire à néant les espoirs d’un printemps bahreïni.
Début 2011, Riyad considère en effet que quatre périls menacent son régime :
- Le processus révolutionnaire en cours dans le monde arabe, qui pourrait contraindre le Royaume à répondre aux demandes de démocratisation de la part de sa propre population.
- L’arrivée au pouvoir des partis liés aux Frères musulmans, prévisible dès février 2011 puisque ces mouvements sont alors les seuls à disposer d’une capacité de mobilisation large dès les premiers mois qui suivent les révolutions tunisienne et égyptienne. Or ces Frères musulmans constituent une menace idéologique pour l’hégémonie que cherche à exercer l’Arabie sur l’Islam sunnite, via le wahhabisme, une version rigoriste et archaïque de cet islam sunnite.
- Les djihadistes, qui ont déclaré le régime saoudien « royaume apostat », et mènent une lutte à mort avec Riyad malgré la proximité idéologique entre une partie du conseil des Oulémas saoudiens et plusieurs idéologues de l’Organisation de l’État islamique et d’Al-Qaïda.
- La République islamique d’Iran qui, depuis 2003 et le démantèlement de son voisin irakien, exerce une grande influence sur toute la région. L'Iran menace de se rapprocher des États-Unis à la faveur d’un accord sur le nucléaire dont il a besoin pour desserrer l’étau de l’embargo international qui le frappe depuis plus de trente ans. Un tel accord est d’ailleurs actuellement en négociation à Genève.
À partir de 2011, l’Arabie va s’appliquer méthodiquement à réduire l’importance de ces quatre menaces. Dans ce but, Riyad a déjà convoqué une première coalition, sous l’égide du Conseil de coopération du Golfe. Créé en 1981, le CCG est composé de six pétromonarchies arabes et musulmanes du golfe Arabique : Arabie saoudite, Koweït, Bahreïn, Oman, les Émirats arabes unis et le Qatar. Au printemps 2011, le CCG va d’abord s’investir pour annihiler la révolte à Bahreïn en envoyant des troupes au sol, puis en participant jusqu’à aujourd’hui à la répression active contre les manifestants. En 2012, le CCG se réunira en outre pour étudier les possibilités de réduire l’influence régionale iranienne, entreprises qui rencontrent jusqu'ici moins de « succès ».
L’intervention à Bahreïn sert de répétition à Riyad, qui réunit en 2015 une coalition à plus large échelle, avec notamment le Pakistan, la Turquie, le Maroc, et le soutien d’États comme la Tunisie. L’Arabie saoudite a surtout impliqué un nouvel acteur, qu’elle a remis en scelle pour les besoins de sa politique : la dictature égyptienne d’Abdel Fattah al-Sissi. Après le coup d’État militaire contre le président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et le massacre de plusieurs centaines de militants « Frères » à l’été 2013, l’Arabie saoudite a annoncé un plan d’aide à l'Égypte de 12 milliards de dollars. Une manne financière pour consolider une dictature qui n’a rien à envier aux années de l'ancien président Moubarak. Mais qu’importe : Riyad cherche un allié de poids sur la durée pour le seconder dans sa nouvelle politique étrangère, et l’Égypte apparaît comme le candidat tout indiqué. Se rangeant derrière cette stratégie, les États-Unis viennent de leur côté de lever très opportunément, ce mercredi 1er avril, l’embargo sur les armes qu’Obama avait imposé au régime de Sissi au lendemain du coup d’État de l’été 2013.
En pointe dans l’offensive contre les Houthis au Yémen, l’Égypte a toutefois fait part d’une divergence sur le dossier syrien le week-end passé au sommet de la coalition à Charm El-Cheikh. Alors que le souverain saoudien tient à ce que Bachar al-Assad soit renversé, les Égyptiens s’affirment davantage prêts à un compromis avec le dictateur toujours en place à Damas.
Un autre indicateur montre bien à quel point les Saoudiens ont planifié cette montée en puissance militaire, qui n'est pas uniquement fonction de l'avancée récente des Houthis depuis l'été 2014 : le marché de l'armement. L'Arabie saoudite est en effet devenue en 2014 le premier importateur mondial d'équipements militaires, indique un rapport publié dimanche 8 mars par le cabinet d'experts londonien IHS Janes. Les importations saoudiennes d'armes ont augmenté de 54 % en 2014, pour atteindre 6,4 milliards de dollars l'an passé. Le spectaculaire contrat de 3 milliards de dollars conclu en novembre avec les entreprises françaises à destination de l’armée libanaise (lire notre précédent article, L'Arabie saoudite tient la France et les Etats-Unis en otages) n’est que l’un des volets de ce processus de militarisation saoudien.
Si elle est parvenue à écraser les Frères musulmans en Égypte et à réduire l’influence de leurs alliés (le Qatar...), si elle a mis fin aux espoirs de démocratie des Bahreïnis, la stratégie militaire saoudienne a, pour l’heure, échoué à prévenir l’émergence d’une nouvelle entité antagoniste installée sur un territoire uni et disposant de revenus réguliers, à savoir l’Organisation de l’État islamique. Au-delà du Yémen, l’avenir de la coalition formée autour de Riyad va s’orienter vers cette seconde lutte. L'opération « Tempête décisive » réunit en effet des pays qui, comme la Turquie, ont vécu les développements de la crise syrienne comme une humiliation et ne souhaitent plus dépendre de l’intervention de Washington pour résoudre les conflits d’une région que la destruction de l’État irakien en 2003 par les États-Unis a déstabilisée, et pour longtemps encore.
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