Philippe Martinez, le nouveau secrétaire général de la CGT, reçoit dans le bureau rénové à grands frais par son prédécesseur. Mais il balaie les remarques sur les scandales qui ont émaillé la fin de mandat de Thierry Lepaon. Le nez à la fenêtre dans le froid du petit matin, le nouveau patron de la centrale de Montreuil termine sa cigarette, confie que « ce n’est pas la première de la journée ». Il a mal au dos, à force de courir le pays dans l’espoir de renouer le fil avec les salariés et la base CGT, après des années d'une crise interne larvée. Son objectif : redorer l’image de son syndicat ternie par les révélations de l'automne dernier pour peser à nouveau sur la politique du gouvernement, alors que ce dernier promet un nouveau train de réformes et doit annoncer prochainement son projet de loi sur le dialogue social. Entretien.
La droite est la grande gagnante de ces élections départementales. Le Front national rate son second tour mais confirme de solides implantations localement. Le gouvernement, lui, continue de vanter son bilan économique et social tout en annonçant une nouvelle série de réformes. Quelle est votre analyse ?
Ces résultats électoraux attestent l’échec de la politique économique et sociale menée par François Hollande et Manuel Valls. Les salariés et les retraités les plus modestes ont sanctionné la gauche qui n’a pas tenu ses promesses de campagne et leur a rendu la vie plus difficile. Plus grave, on n'en parle peu, toute une partie de la population ne se sent plus concernée par la politique, dans les quartiers populaires notamment. Ces votes de rejet révèlent un malaise profond au sein de la population. Hollande, qui avait été élu en partie sur le rejet de Sarkozy, se retrouve aujourd’hui devant le même phénomène et tout porte à craindre qu’en 2017, on surfera sur l’anti-hollandisme. Dans cette équation, le FN a un boulevard en surfant sur la crise économique et en voulant faire porter le chapeau aux immigrés, aux étrangers qui seraient les responsables de tous nos maux.
Mais les syndicats n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité ?
Oui et on assume. La crise des institutions nous touche de plein fouet. Nous vivons des temps très dégradés et c’est notre capacité à convaincre, à proposer et faire entendre des alternatives qui est aussi remise en question. Mais la poussée de l’extrême droite n’est pas propre à la France. C’est toute l’Europe qui est touchée, y compris des petits pays, présentés comme des modèles sociaux, la Suède ou le Danemark où le chômage n’atteint pas des sommets. Il faut rappeler les alternatives pour sortir de la crise. Il y a de l’argent mais il est mal réparti.
La précarité et la pauvreté explosent dans le monde du travail. Toute une frange du salariat échappe aux syndicats, souvent très mal perçus. Que proposez-vous ?
Ce n’est pas parce que nous souffrons d’une mauvaise image qu’il faut baisser les bras. Je suis père de famille. Mon fils est resté trois ans au chômage et il s’interroge sur le rôle de son père. J’ai du mal à lui expliquer à quoi je sers car il vit en plein décalage entre ce qu’il a appris dans le cadre de ses études sur la vie des entreprises et la réalité du monde du travail. C’est la conséquence des stratégies des entreprises qui cherchent à éviter toute cohésion, tout repère commun entre salariés en clivant, en externalisant, en ayant recours aux contrats précaires, à l’intérim.
L’un de nos plus grands chantiers est là : être présent aux côtés de ces salariés fragilisés de par leur statut, auprès des jeunes et auprès de cette catégorie de précaires difficilement atteignable hormis par les réseaux familiaux ou connaissances, qui n’est inscrite nulle part. On a tendance à passer à côté d’eux sans les voir. Dans certaines entreprises, la boîte d’intérim est au cœur de l’usine, c’est la deuxième RH, et c’est là où nous devrions redoubler d’efforts.
En période de crise, plus rien n’est rationnel. Les intérimaires, par exemple, sont souvent ceux qui cassent la grève mais on n’essaie pas de comprendre pourquoi. J’ai des souvenirs d’embauche d’équipes de nuit dans l’automobile, six cents jeunes qui arrivaient d’un coup. On se contentait de dire que c’était mal au lieu de se battre pour obtenir leurs embauches. Notre souci face à un patronat qui divise est de rassembler.
Après l’échec de la négociation entre syndicats et patronat sur “la modernisation du dialogue social” qui doit notamment réformer les seuils sociaux, le gouvernement s’apprête à légiférer. Quelle est votre position ?
Elle n’a pas changé. Nous ne voulons pas que cette loi soit la copie conforme des désirs du Medef. Quand aucun syndicat ne signe un texte, soit le gouvernement en tire les leçons, soit il continue dans sa démarche pro-entreprises. C’est la première fois qu’un accord interprofessionnel n’est pas signé depuis que Hollande est président et cela devrait le faire réfléchir. Quant à Rebsamen, ministre du travail, il use de la méthode Coué, nous dit de ne pas nous inquiéter mais il est toujours dans la ligne du patronat qui veut supprimer les CHSCT, la seule instance qui protège les salariés, et remettre en cause les organisations du travail dans les entreprises.
Depuis que la gauche est au pouvoir, on a l’impression que les syndicats de salariés regardent passer les trains de réformes, de l’accord sur l’emploi à la remise en cause du CDI en passant par le travail du dimanche. La CFDT accompagne les grandes réformes quand la CGT refuse de signer dans une posture radicale…
On est dans une crise profonde en France, en Europe et dans le monde. La CGT essaie de s’adapter à cet environnement défavorable, de porter des idées mais on nous caricature en permanence en « hibernatus ». Nous rêvons d’un modèle social où la notion de partenaires sociaux existe vraiment. Est-ce qu’un syndicat doit se noyer dans une institution avec des syndicalistes professionnels, des cadres qui discutent dans un cadre gentillet, ou est-ce l’émanation de débats avec des citoyens et des salariés qui proposent autre chose ?
Partenaire social, le terme ne vous convient pas ?
Si c’est pour avaliser sans pouvoir contester et sans pouvoir être entendu des textes qui ne nous conviennent pas, ce n’est pas un partenariat. C’est le roi et ses vassaux.
La politique économique et sociale est-elle pire sous ce quinquennat que sous le précédent ?
Nous sommes dans la continuité avec une crise qui s’aggrave. C’est pour cela que le FN monte. Pour les salariés, la notion de gauche et droite est la même. En 1997, j’étais délégué central chez Renault. Le PDG de l’époque, Louis Schweitzer, ancien directeur de cabinet de Fabius, annonce la fermeture d’une usine peu après la dissolution de l’Assemblée nationale. Et toute la campagne électorale des législatives s’est jouée sur la fermeture de l’usine Vilvoorde en Belgique qui mobilisera Français, Belges. La première décision du gouvernement Jospin a été de dire : « On ne peut pas faire autrement. » Cinq ans plus tard, qui était au second tour face à Chirac? Le FN.
Quel est votre sentiment sur l’accord de compétitivité (un instrument auquel le Medef veut pouvoir recourir plus massivement), que vous avez refusé de signer à l’époque chez Renault où la CGT était majoritaire. Aujourd’hui, alors que Renault se vante de procéder à 100 embauches en CDI, regrettez-vous votre opposition ?
Absolument pas. Pour cent CDI, il y a eu 2 500 suppressions d’emplois et trois ans de gel de salaires. Il s’agit d’accompagner la compétitivité de qui, pour qui ? On nous dit qu’il faut nous serrer la ceinture et le PDG augmente de plus 160 % son salaire cette année, c’est normal ça ?
Vous parlez de réduire le temps de travail et plaidez même pour les 32 heures. Est-ce audible alors même qu’Emmanuel Macron et François Rebsamen disent vouloir revenir à 39 heures dans certaines circonstances ?
Il est parfois nécessaire de jeter un pavé dans la mare. Et travailler moins est dans le sens de l’histoire. Or, à chaque fois, le patronat traite de fous ceux qui osent le proposer. En disant cela, c’est sûr qu’on se met des gens à dos. Ceux-là, je les invite à venir faire simplement trois mois le boulot des ouvriers comme des ingénieurs ou des cadres. Certains cadres travaillent du lundi au dimanche, sur leur ordinateur en permanence. Au technocentre Renault où je travaillais, avant, on prenait des pauses dans les cafés du centre commercial. Maintenant, on voit les cadres descendre avec l’ordinateur au café. C’est de la folie. Donc oui, il faut réduire le temps de travail car ça crée de l’emploi. Mais il faut aussi prendre en compte les dérives des 35 heures et notamment que ça n’aggrave pas les conditions de travail, comme par exemple le volume d’heures supplémentaires que cette réforme a généré à l’hôpital.
Pour porter des propositions radicales, il faut être crédible. Or la CGT souffre des scandales récents autour de son ex-premier secrétaire, et des critiques faites par les militants sur le manque de démocratie interne. Qu’avez-vous fait depuis votre arrivée pour mettre fin à cette dérive ?
Il faut d’abord éviter d’adapter en permanence notre conception du syndicalisme à l’air ambiant. Donc rééquilibrer la part de temps qu’on passe dans les institutions avec le temps qu’on passe avec le syndicat et les salariés. Moi-même, si je n’y prends pas garde, durant toute une semaine, je ne vois aucun salarié, aucun syndiqué. Et c’est valable à tous les niveaux. Je connais des délégués centraux, dans les grandes entreprises dont le siège est à Paris, qui, entre le temps de transport et les réunions, vont passer quatre jours par semaine avec leur patron. On en revient au dialogue social : le patronat tente en permanence d’essayer de nous attirer sur une conception d’un syndicalisme d’expert, mais ce n’est pas là que nous serons audibles.
Sur le registre de la démocratie interne, la semaine dernière a eu lieu le congrès de la fédération santé, la deuxième plus grosse fédération de la CGT. Nathalie Gamiochipi n’a pas été réélue à la direction fédérale, comme tout son bureau à l’exception d’une personne. C’est la troisième fédération après les banques et assurances et le commerce qui change brutalement de tête et dénonce une forme d’autoritarisme. Est-ce un désaveu ?
Bien sûr, ça m’interroge. Même si je respecte les décisions du congrès, ce qui m’étonne c’est que le rapport d’ouverture de l’équipe sortante a été validé ainsi que les orientations dans leur grande majorité.
Il s’agissait de lutter contre la loi santé, ce qui fait plutôt consensus… Vous pensez que c’est une affaire de personnes ?
Je ne dis pas ça, mais le bilan d’activité ainsi que le bilan financier n’ont pas été votés, alors même qu’on a progressé en nombre d’adhérents et qu’on s’est développé dans le privé. Pourquoi cette défiance ? Au final, ce qui m’inquiète c’est qu’on a une organisation qui ressort très mal en point de ce congrès. On a désormais une direction divisée en deux.
Est-ce que ce n’est pas directement lié au fait que Nathalie Gamiochipi, qui est votre compagne, a donné son feu vert pour votre élection lors de la démission de Lepaon, contre le mandat de sa fédération ?
Non, ce n’est pas ça qui s’est passé. Le mandat était d’aller au comité confédéral et de prendre une décision à l’issue de cette réunion. Et c’est ce qui s’est passé. Ensuite, quand presque tout le bureau d’une si grosse fédération se fait dégager, c’est forcément un désaveu ! On peut considérer que c’est de ma responsabilité, et mon boulot c’est aussi de voir ce que les syndiqués ont à dire.
L’année prochaine, vous tenez votre congrès confédéral. En 2017, la mesure de votre représentativité va se poser et la CFDT pourrait bien vous passer devant. Vous êtes également en baisse dans de grandes entreprises, France Télécom, Air France, SNCF, Renault. Comment expliquez-vous cette perte de vitesse ?
On parle beaucoup de là où on perd mais nous avons aussi gagné certaines entreprises, comme la Croix-Rouge, où il y a 25 000 salariés, les restaurants KFC… Nous progressons énormément dans la santé privée et ça a de l’importance, car c’est une fédération où il y a désormais plus de salariés du privé que du public. Et puis il y a une vraie modification dans les entreprises que vous citez, qui sont toutes anciennement publiques ou para-publiques. Aujourd’hui s’y côtoient des salariés fonctionnaires et des contrats privés. Et donc ce n’est plus le même statut, la même histoire, la même vision au sein d’une même entreprise.
Là comme ailleurs, si on reste uniquement sur la défense des statuts historiques, ce sera un échec. Il faut aussi s’adresser davantage aux ingénieurs et aux cadres. Quand j’ai été embauché à Renault, il y a 30 ans, il y avait 110 000 salariés. Aujourd’hui, 45 000, filiales comprises, et seulement 15 % d’ouvriers. On nous colle une étiquette de syndicat ouvrier mais nous avons plein de propositions pour les cadres et ingénieurs, comme le droit à la déconnexion. Il faut réussir à rendre cela visible.
Vous prévoyez une manifestation le 9 avril contre l’austérité. Comment mobiliser au-delà des bastions syndicaux du public et pensez-vous pouvoir faire évoluer le gouvernement par ce biais-là ?
Si les discussions entre patronat et syndicats n’aboutissent pas, qu’est-ce qu’on fait ? Il y a plein d’entreprises qui font la grève ou qui débrayent mais ça ne fait pas une ligne dans les journaux. La manifestation, c’est le moyen, partout dans le monde, de se faire entendre, et ce n’est pas simplement une posture idéologique avec le béret, la moustache, et la pancarte. Quand les indignés à Madrid manifestent on dit que c’est génial et ça devient ringard quand ce sont les syndicats ? Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, mais au moins on a 15 secondes à la télé et un quart de page dans les journaux. Et puis il faut savoir qui les politiques écoutent. Plein de ministres de droite ou de gauche assurent que « ce n’est pas la rue qui gouverne ». Qu’ils assument aujourd’hui. Montebourg a été le spécialiste de « je vais m’occuper de vous »… Vous avez vu les scores du Front national près de Florange ?
Vous dites vouloir mieux rassembler les syndicats selon un concept cher à Louis Vianney (secrétaire général de la CGT de 1992 à 1999). Quelle vision avez-vous de vos rapports avec la CFDT notamment ?
Si les syndicats discutent plus avec les patrons qu’entre eux, il y a un problème. Donc quand on n’est pas d’accord, il faut le dire, mais sinon il faut avancer ensemble. Le refus commun des propositions sur le dialogue social montre qu’on peut se mettre d’accord. Cela dit, il se trouve que c’est plus compliqué avec la CFDT qu’avec d’autres. Laurent Berger n'est pas d’accord avec moi sur l’austérité. Mais on va se retrouver sur le racisme par exemple.
Sur les principes économiques et sociaux, il y a quand même un gouffre entre la CFDT et la CGT actuellement…
Ce n’est pas un scoop. On l’assume. Mais les positions communes, j’y tiens beaucoup. J’ai plus d’ambitions pour le syndicalisme que seulement les questions économiques et sociales. À Saint-Nazaire, ou à Brest à la réparation navale, quand les camarades de la CGT commencent à pointer du doigt le Polonais qui travaille 12 heures par jour, c’est grave. Si on commence à trier les salariés en fonction de leur origine et de leur couleur de peau, c’est grave. Ce n’est pas le syndicalisme qu’il faut rassembler, ce sont les salariés car ces divisions font le terreau du Front national.
Quel rapport doit entretenir le secrétaire général de la CGT avec les partis et les hommes politiques, le Front de gauche en particulier ?
D’abord, je le redis, je n’ai pas ma carte au PC et ce depuis plus d’une dizaine d’années. Je suis un citoyen comme les autres et quand les choses ne me plaisent pas, je le fais savoir. Mais les syndicalistes discutent avec les élus des partis républicains, et c’est normal. Au parti socialiste, Cambadelis veut me convaincre d’aller dans le même sens que lui, en arguant qu’on est tous dans la même galère mais celui qui pilote, ce n’est pas moi. Le PS doit assumer sa responsabilité. Hormis le Front national, on peut discuter avec tout le monde. Même à droite, parce que ce sont aussi des gens qui font les lois, donc c’est tout à fait normal de les interpeller.
BOITE NOIRECet entretien a été réalisé lundi 30 mars au siège de la CGT à Montreuil. Il a duré une heure.
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