Elles devaient ne plus exister, elles sont toujours là. Par la grâce du nouveau mode de scrutin imaginé et défendu par Manuel Valls alors ministre de l'intérieur, le seuil de qualification au second tour passant à 12,5 % des inscrits (et non plus 10 %), les triangulaires devaient disparaître du paysage local. Et ainsi favoriser droite et gauche face au FN.
Las, le petit nombre de candidats à ces départementales (4,43 en moyenne cette année contre 5,12 en 2011), sur fond de participation moins faible que prévu, ne les a pas fait disparaître. Après le dépôt des candidatures pour le second tour (mardi à 16 heures), il reste ainsi 278 cantons qui connaîtront un affrontement à trois dimanche prochain, sur 328 à l’origine.
Et comme à chaque scrutin, la question de l’attitude de l’entre-deux tours oppose gauche et droite. Si l’UMP et Nicolas Sarkozy s’en tiennent au “ni-ni” (ni FN ni PS), comme le PS et Jean-Christophe Cambadélis invoquent le désistement républicain (se retirer pour faire gagner le “candidat républicain”, c’est-à-dire l'UMP face au FN), l’esprit des candidats locaux diffère parfois de la lettre nationale.
Cliquez sur les cantons pour voir la configuration de la triangulaire ©LMP
À gauche, l’appel de la rue de Solférino a plutôt été respecté et ceux qui ont décidé de le braver l’ont fait car ils jugent que les reports de voix d’autre(s) liste(s) de gauche leur permettront de l’emporter au second tour, là où leurs adversaires ont fait le plein de leurs suffrages. Mardi, le secrétaire national aux élections, Christophe Borgel, avait édicté la ligne : « Partout où il y a une triangulaire et où la gauche, en troisième position, n'est pas en situation de l'emporter, nous avons appelé au désistement. » Une règle qui a été souvent respectée sur le terrain, par exemple en Ariège.
La direction du PS a notamment été très active dans l’Aisne, ainsi que le rapporte Le Parisien, pour convaincre trois de ses binômes de se maintenir. Une insistance en partie liée à la probabilité de voir le conseil départemental basculer vers le FN. Une situation similaire se présente dans le Vaucluse, que Jean-Christophe Cambadélis a jugé par conséquent perdu pour l’extrême droite. D’autres cas n’ont finalement pas pu être résolus, comme dans le Doubs ou dans le Nord, où un binôme s’est vu retirer l’investiture PS après avoir préféré rester en lice, avec bien peu de chances de pouvoir l’emporter.
Dans ce même département du Nord, des candidats ayant objectivement plus de chances d’inverser la situation, à l’issue d’un premier tour serré, ont en revanche reçu l’aval de Solférino. Un cas que l’on retrouve dans un canton du Loiret ou dans la Drôme. Dans le Pas-de-Calais, ce sont quatre cantons qui connaîtront des triangulaires avec l’UMP et le FN, encore une fois avec le soutien de leur fédération.
Restent deux cas internes à la gauche, où le désistement républicain a volé en éclats. Cette vieille règle (remontant surtout aux accords entre PS et PCF après la guerre), voulant que le candidat arrivé en deuxième position se retire face au candidat de gauche mieux placé, a ainsi été mise sous le boisseau à Grenoble, où des candidats du Rassemblement citoyen (EELV/PG/citoyens) s’opposeront dans trois cantons de la ville à ceux du PS. Dans une situation encore différente, il s'agit d'une municipale partielle, à Vénissieux, la liste PS (arrivée bonne 4e) a refusé de se retirer au profit du PCF.
Globalement, le PS n’a pas eu à connaître les déchirements rencontrés lors des dernières législatives, en 2012 à Carpentras (lors de l’élection de Marion Maréchal-Le Pen), puis lors de législatives partielles, comme dans l’Oise, ou encore lors des municipales à Béziers ou Fréjus. À chaque fois, on note les mêmes réticences locales vis-à-vis de candidats UMP dits “républicains” mais au discours très à droite. À noter d’ailleurs qu’à gauche, l’ensemble des partis éliminés au premier tour appelle à « faire barrage au FN », à l’exception notoire du Parti de gauche, qui dans de nombreux territoires préfère laisser les électeurs « faire leurs choix en conscience ».
À droite, le sujet offre à l’UMP une occasion de pointer le double discours du PS qui « se contente, selon le député et maire de Tourcoing, Gérald Darmanin, responsable des élections rue de Vaugirard, de donner des leçons de morale à tout va, sans même les suivre ». Mais la question des désistements met surtout en lumière les deux lignes qui s’affrontent au sein de l’opposition et qui séparent les tenants du front républicain de ceux du “ni-ni”.
Malgré les réticences de certains responsables UMP (comme Alain Juppé et Nathalie Kosciusko-Morizet) et des alliés centristes de l’UDI, c’est cette dernière stratégie qui a été adoptée par l’opposition en vue du second tour des élections départementales. « Il n'y aura pas un accord avec le FN, a martelé Nicolas Sarkozy sur RTL, mardi 24 mars. En même temps nous ne voterons, dans les rares cas où nos candidats ne peuvent pas se maintenir, ni pour les candidats de la gauche, dont nous combattons la politique, ni pour les candidats du Front national avec qui nous n'avons rien à voir. »
En se retranchant derrière une supposée alliance objective du PS et du FN, rebaptisée par ses soins le « FNPS », l’ex-chef de l’État reste campé sur la stratégie qu’il avait lui-même édictée en 2011, loin du front républicain cher à la droite chiraquienne. Une façon aussi de faire de Marine Le Pen une adversaire comme une autre. « À partir du moment où le FN est autorisé par la République, en quoi serait-il antirépublicain ?, s’est encore interrogée Nadine Morano dans l’Est républicain – l’interview a été dépubliée depuis. Je critique son programme désastreux mais je dis simplement : que le meilleur gagne, que les électeurs prennent leurs responsabilités. »
Plusieurs binômes UMP ont toutefois bravé les consignes de la rue de Vaugirard en refusant de se maintenir lors des triangulaires. « Les dirigeants nationaux ont une vision globale à partir des sondages, mais chaque structuration locale est différente. Ici, l’écart est trop important entre nous et le FN », a ainsi indiqué au Monde, Éric Mangin, candidat UMP dans le canton d’Essômes-sur-Marne (Aisne) qui s'est retiré de la course pour « donner toutes ses chances au parti républicain ». Dans le département, deux autres binômes de droite – à Guise et à Vervins – ont pris la même décision.
Le secrétaire départemental UMP de l’Aisne, Christophe Coulon, « déplore » ce choix. « Je me demande si cela ne va pas finalement favoriser l’extrême droite car des électeurs ayant voté pour l’UMP au premier tour peuvent très bien se reporter sur le FN, au lieu de voter pour la gauche au second tour », s’est-il inquiété dans Le Monde. Coulon n’est pas le seul à souligner le risque que posent les désistements faits au nom du bon sens républicain. « Notre retrait libère des voix pour l’extrême droite », souligne également un responsable UMP dans Libération.
L’expérience montre en effet que les électeurs de droite sont plus nombreux à se reporter sur le FN que sur la gauche. Ce fut par exemple le cas début février, lors de la législative partielle du Doubs. L'Aisne faisant partie – avec l’Oise, le Nord, le Pas-de-Calais, le Var et le Vaucluse – des cinq départements identifiés par la direction de l’UMP comme étant ceux où la tentation frontiste est la plus forte, c'est aussi là où le risque est le plus grand.
Dans le Vaucluse justement, où le parti de Marine Le Pen pourrait l’emporter, le binôme UMP de Pernes-les-Fontaines s’est lui aussi retiré de la triangulaire qui l’opposait au PS et au FN. « J'ai pris cette décision en mon âme et conscience, c'est la meilleure façon de battre le Front national », a expliqué à L'Express l’un des deux candidats, François Pantagène, qui souhaite toutefois laisser les électeurs « libres de leur choix » pour le second tour.
Le binôme UMP de Grignan (Drôme), qui s’est désisté en invoquant une question de « valeurs », se refuse lui aussi à donner des consignes de vote. « Ces affaires de front républicain ou de “ni ni” n’ont pas de sens pour les électeurs », assure Paul Bérard, l’un des membres du tandem. Consignes ou pas, ces différents retraits pourraient s’avérer contre-productifs si le report des voix de droite sur l’extrême droite se confirme le 29 mars.
Le sénateur et maire UMP de Nîmes, secrétaire départemental du Gard, Jean-Paul Fournier, ne veut pas prendre un tel risque. Il appelle à voter pour la gauche dans les neuf cantons de son département où le PS et le FN se disputent le second tour, mais maintient les candidats UMP dans trois triangulaires : « Ce n'est pas la première fois que je prends une telle position, a-t-il expliqué au Midi Libre. J'avais déjà appelé à voter pour un communiste aux prises avec le FN au second tour d'une cantonale sur Nîmes. Je ne veux pas que ces gens-là arrivent au pouvoir. »
À Hazebrouck (Nord), l’union de la droite a fini en tête des suffrages dimanche dernier, devant le FN. Mais pour s’offrir « une victoire des démocrates franche », le binôme Ficheux-Depelchin a demandé à tous les maires du canton de rejoindre leur front républicain. Ils sont 14 sur 16 à avoir répondu favorablement. Parmi eux figure un édile socialiste, explique La Voix du Nord.
De son côté, le FN campe sur les mêmes positions que l’UMP : aucun désistement, aucune consigne de vote. Le parti de Marine Le Pen s’est retiré dans un seul canton, à Bollène (Vaucluse), afin de faire gagner le candidat du parti d’extrême droite La Ligue du Sud et de priver les socialistes de deux sièges supplémentaires. Un calcul qui vise directement le “troisième tour” et l'élection des futurs présidents de conseils départementaux, le 2 avril. Car en soutenant La Ligue du Sud, le FN s’assure une voix supplémentaire pour ravir le département.
BOITE NOIRELa rédaction de Mediapart et les experts de Liegey-Muller-Pons se sont associés pour ces élections départementales. Grâce à ce partenariat, nous vous proposerons, avant et après le premier tour, des éclairages, des analyses et des visualisations de données inédites. Plus de détails sur ce partenariat ici.
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