Les juges anticorruption traquent les avoirs cachés des Balkany aux quatre coins du monde, mais tout les ramène dans les Hauts-de-Seine. Le cœur du système, le fief. D’après nos informations, la justice exploite aujourd'hui un signalement effectué par le procureur financier de la chambre régionale des comptes d’Île-de-France, qui soupçonne Isabelle Balkany d’avoir commis un « délit de favoritisme », en 2008, sur un marché à 40 millions d’euros. Elle était alors vice-présidente du conseil général et grande papesse des affaires scolaires dans le département.
Cette « révélation de faits présumés délictueux » a été adressée en février 2014 au parquet de Nanterre, qui a ouvert un mois plus tard une information judiciaire contre X pour « favoritisme », « complicité de favoritisme » et « recel ». Ce signalement a également été transmis aux juges d’instruction parisiens Renaud Van Ruymbeke et Patricia Simon, chargés d’enquêter sur des délits de « corruption passive » et de « blanchiment de fraude fiscale » possiblement commis par les époux Balkany.
Aux yeux de la chambre régionale des comptes (CRC), l’élue des Hauts-de-Seine pourrait avoir faussé la procédure d’attribution d’un marché de 40 millions d’euros destiné à la reconstruction et à l’entretien d’un collège de Courbevoie de 700 élèves (l’établissement Pompidou). Passé sous la forme d’un « partenariat public-privé » pour une période de quinze ans, ce deal s’est depuis révélé désavantageux pour la collectivité.
Il se trouve que l’entreprise bénéficiaire du contrat, la société Fayolle, est bien connue des époux Balkany. Outre qu’elle a remporté de nombreux marchés publics à Levallois-Perret – la ville dirigée par Patrick et dont Isabelle est la première adjointe –, elle a aussi rendu de menus services au couple dans son manoir de Normandie, où elle est soupçonnée d’avoir réalisé des travaux à l’œil (voir les révélations de Mediapart ici).
Sollicitée par Mediapart, Isabelle Balkany, élue du conseil général de 1988 à 2011, n’a pas souhaité nous rappeler. « La CRC m'a interrogée par écrit et je lui ai répondu par écrit en lui précisant qu'aucune irrégularité n'a été commise de ma part », s’est-elle contentée de nous indiquer. L’adjointe au maire de Levallois, mise en examen par ailleurs pour « blanchiment de fraude fiscale », a refusé de nous communiquer une copie de ce courrier : « Votre article est à l'évidence déjà rédigé. Assumez-le comme vous le faites toujours sans me demander, en prime, de vous servir d'alibi à une déontologie que vous ne possédez pas ! »
Son avocat nous a garanti, quelques minutes plus tard, que le signalement de la CRC n’avait donné lieu, à ce jour, « ni au moindre reproche, ni à la moindre interrogation de quiconque ». Et Me Grégoire Lafarge d’ajouter : « Je vous demande à nouveau de cesser tout harcèlement à l’égard de Mme Balkany. »
Chez Fayolle, enfin, nos questions se sont heurtées à un silence radio – la société avait remporté le contrat de 2008 en partenariat avec Elyo Suez énergie service et le CIC.
Pourtant, la chambre régionale des comptes ne mâche pas ses mots. D’après une note confidentielle consultée par Mediapart, elle dénonce deux choses à la fois : non seulement le processus de sélection des entreprises mis en œuvre par le conseil général au profit de Fayolle, mais aussi le choix préalable de recourir à un « partenariat public-privé » (PPP), cette formule dérogatoire au code des marchés publics qui apporte plus de souplesse aux élus mais bien moins de garanties aux contribuables. (Lire nos articles sur la gabegie des PPP ici ou là.)
« Le recours à ce montage complexe [en PPP] n’était pas fondé et n’a été qu’un moyen de contourner les règles de la commande publique auxquelles aurait dû être soumise cette opération », assène ainsi la CRC. D’après ses estimations, le « surcoût » pourrait atteindre 5,7 millions d’euros sur quinze ans pour le département.
« Ce choix [du PPP] n’était guidé que par l’intention de confier des prestations à des entreprises que [Mme Isabelle Balkany] connaissait, en échappant aux contraintes du code des marchés publics », poursuit la CRC. « [Un] faisceau d’indices concordants, au stade de la préparation, de la passation puis de la conclusion du contrat de partenariat, corroborent la suspicion de favoritisme de la part de Mme Balkany à l’égard de l’entreprise Fayolle et de ses associés ».
Au passage, Nicolas Sarkozy est éclaboussé. S’il n’était plus patron des Hauts-de-Seine lors de la signature avec Fayolle en 2008, il présidait encore le conseil général, début 2007, quand l’assemblée départementale a opté pour un montage en PPP. La chambre régionale des comptes ne s’est donc pas privée de le solliciter.
« Le principe [de cette opération en PPP] a été délibéré en assemblée, y compris avec des voix de l’opposition départementale, se défend l’ancien chef de l’État, dans une lettre signée de son directeur de cabinet, Michel Gaudin. Je persiste à penser que cette affaire, dans son contexte, a été conduite avec rigueur. » Patrick Devedjian, qui lui a succédé en juin 2007, s’efforce aussi de relativiser le rôle de Nicolas Sarkozy, quitte à enfoncer Isabelle Balkany. Le PPP, « c’est elle qui en voulait », a lancé Patrick Devedjian lors de son audition par la CRC.
Quand on rentre dans le détail, la liste est longue des griefs énoncés par la chambre.
- Sur le choix préalable de recourir à un « contrat de partenariat » public-privé
Pour commencer, elle rappelle qu’un PPP doit toujours « donner lieu à une évaluation préalable démontrant la pertinence socioéconomique » de cette formule. En particulier, il s'agit de vérifier que les critères légaux sont bien remplis : pour faire l’objet d’un PPP, tout projet doit présenter soit un « caractère d’urgence », soit une certaine « complexité » empêchant les services de la collectivité de gérer la maîtrise d'ouvrage en solo.
« En l’espèce, le département des Hauts-de-Seine a bien procédé à une évaluation préalable », présentée en février 2007 à l’assemblée départementale et votée avec les voix des socialistes. Mais la CRC pointe plusieurs « problèmes » dans cette évaluation en carton, favorable à l'option du partenariat public-privé.
D’abord, la décision de recourir à un PPP « avait été prise plusieurs semaines avant que l’assemblée délibérante ne la vote formellement », écrit la CRC, qui cite plusieurs documents suggérant que l’évaluation était jouée d’avance. Ensuite, « les éléments disponibles dans l’évaluation préalable ne démontraient pas que les conditions étaient réunies pour recourir au contrat de partenariat », ni le caractère d’urgence, ni la complexité. La comparaison entre le coût du projet sous la forme d’un PPP et son coût sous forme de marché public classique « était aussi imprécise que biaisée », résume la CRC.
« Troisième problème : la vice-présidente en charge des affaires scolaires [Isabelle Balkany] a trompé ses collègues de l’assemblée délibérante » en leur indiquant qu’elle avait sollicité la Mission d’appui ministérielle chargée de conseiller les collectivités dans le recours aux PPP (la Mappp), qui lui avait « donné un avis conforme ».
Or cette mission d’appui a indiqué à la CRC que ses « contacts en amont (…) avec le conseil général des Hauts-de-Seine (collège Courbevoie) n’avaient pas au final débouché sur une saisine formelle de la Mappp pour validation de l’évaluation préalable : en conséquence, la Mappp n’a pas procédé à l’émission d’un avis formel ». En clair, Isabelle Balkany aurait menti à ses collègues pour mieux les convaincre de l’opportunité d’un PPP.
- Sur le choix de l’entreprise
Une fois l’option PPP validée, restait à choisir une entreprise, via la procédure spéciale de « dialogue compétitif », qui confie à une « commission des partenariats » le tri des différentes offres. L’omniprésente Isabelle Balkany en a pris la présidence en avril 2007, sur désignation de Nicolas Sarkozy (alors sur le départ).
Dans cette phase d’évaluation des entreprises, « on constate un engagement très fort de Mme Balkany (…) qui s’est caractérisé par des insuffisances en termes de transparence, des incohérences dans l’analyse [des offres] et des défaillances dans la procédure », rapporte la CRC, qui estime que « le département ne s’est pas donné les moyens (…) de garantir la confidentialité et l’égalité de traitement ».
Les trois dernières sociétés en lice ont été départagées sur la base de cinq critères. Mais la CRC comprend mal comment Fayolle a pu sortir en tête. Sur le critère N°2 (« coût global et répartition des risques »), Fayolle est arrivée deuxième avec l’offre la plus chère des trois.
Sur le critère N°5 (« part des prestations confiées à des PME), Fayolle a été la mieux notée, à égalité avec sa principale concurrente, alors que celle-ci « prévoyait de confier une part sensiblement plus importante de l’exécution à des PME et à des artisans », relève la CRC. « Les incohérences dans l’analyse des offres, insuffisamment justifiée, conduisent à s’interroger sur le classement auquel elle a abouti in fine. »
Incidemment, la Chambre rappelle que « parmi ses références, l’entreprise Fayolle compte plusieurs marchés attribués par la ville [de Levallois] dont Mme Balkany est première adjointe depuis 2002, sa société d’économie mixte ou son office HLM ».
Sa conclusion paraît sans appel. « Le recours au contrat de partenariat (PPP) ne se justifiait manifestement pas » et « la réalisation des travaux de reconstruction du collège aurait dû faire l’objet d’un marché public » classique, résume la chambre régionale des comptes. « En se soustrayant à cette obligation, Mme Balkany semble s’être rendue responsable d’un délit de favoritisme. » À défaut, « le code pénal offre d’autres incriminations possibles, par exemple le détournements de fonds publics, voire d’autres que d’éventuelles investigations judiciaires pourraient fonder ».
Le socialiste Jean-André Lasserre, conseiller général élu à Courbevoie, estime aujourd’hui que « si la justice s’intéresse à ce dossier, c’est une très bonne chose ». « Les conditions dans lesquelles la formule du PPP a été choisie, puis l’entreprise désignée, sont des plus opaques et des plus mystérieuses. » Son collègue écologiste, Vincent Gazeilles, opposé au PPP dès 2008, a maintes fois depuis dénoncé un « fiasco qui a fait perdre plusieurs millions d’euros au département ». « La sous-traitance totale au privé est une démarche coupable tant financièrement qu'en termes d'abandon du pilotage des dossiers publics », tranche-t-il.
Dans un rapport de mai 2014, rendu public celui-ci, la CRC a dressé un premier bilan de l’exécution du PPP en regrettant que « la collectivité peine à obtenir du co-contractant [Fayolle] qu’il satisfasse complètement à ses obligations en raison d’un dispositif de suivi défaillant ». Les failles n’en finissent plus d’apparaître.
→ Voir sous l'onglet Prolonger les réponses apportées à la CRC par l'actuel président du conseil général, Patrick Devedjian
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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