Le supplice chinois se poursuit pour Éric Woerth et Patrice de Maistre. Les cinq semaines d’audience du procès Bettencourt à peine achevées, fin février, l’ex-ministre du budget de Nicolas Sarkozy et l’ancien gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt font déjà leur retour, à partir de lundi, au tribunal correctionnel de Bordeaux. Cette fois, ils seront seuls à être jugés pour trafic d’influence dans l’affaire dite de la Légion d’honneur. Si les débats récents du procès de l’affaire Bettencourt ont paru tourner en la faveur d’un Éric Woerth très souvent absent du tribunal (on ne sera fixé que lorsque le jugement sera rendu, le 28 mai), rien ne dit qu’il en sera de même cette fois-ci, avec l’affaire de l’embauche de son épouse par Patrice de Maistre et de la remise à ce dernier de la Légion d’honneur.
À la lecture de l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, signée le 2 juillet 2013 par les juges d’instruction Jean-Michel Gentil, Cécile Ramonatxo et Valérie Noël (un document de 66 pages dont Mediapart a pris connaissance), il semble – au contraire – que les charges pesant contre Éric Woerth et Patrice de Maistre sont plus que solides. Il faudra beaucoup de talent et d'efforts à leurs avocats (Jean-Yves Le Borgne pour Éric Woerth, Jacqueline Laffont et Pierre Haïk pour Patrice de Maistre) pour les tirer d’affaire. D’autant que le tribunal qui va siéger a exactement la même composition que lors de l’examen de l’affaire Bettencourt, où il a montré sa maîtrise du dossier.
« Il apparaît parfaitement établi que dès le 19 janvier 2007, Éric Woerth a sollicité Patrice de Maistre pour qu’il reçoive sa femme qui souhaitait donner une nouvelle orientation à sa carrière, que des contacts ont été pris à cette fin, à compter du 15 mars 2007, en vue de son embauche au sein de la société Clymène, et que cette embauche est intervenue le 12 novembre 2007 », écrivent les juges d’instruction dans leur ordonnance de renvoi.
« Réciproquement, il est également établi que Patrice de Maistre a proposé directement à Éric Woerth, lequel l’avait informé que son épouse Florence Woerth recherchait une réorientation de carrière, de la recevoir à cette fin. Patrice de Maistre a ensuite permis l’embauche de Florence Woerth en dehors de la procédure qui avait été mise en place par la société Clymène par l’intermédiaire de la société Proway, alors que Florence Woerth ne correspondait pas au profil recherché et qu’elle a été embauchée avec une rémunération beaucoup plus importante que celle initialement prévue. De telles conditions constituent un réel avantage en faveur de Florence Woerth, épouse d’Éric Woerth », ajoutent-ils.
À l’époque, Patrice de Maistre souhaitait effectivement effectuer un recrutement au sein de Clymène (la société personnelle des Bettencourt qui gère leurs placements) et il avait mandaté Proway pour dénicher un jeune cadre financier, avec un salaire maximum de 130 000 à 140 000 euros par an. Or la dizaine de candidats présentés ont été retoqués, et c’est Florence Woerth, beaucoup plus expérimentée, et sortie du chapeau comme par magie, qui a finalement été embauchée par Maistre, pour un salaire de 180 000 euros annuels.
« Il est aussi établi qu’Éric Woerth a bien été, le 12 mars 2007, à l’origine de l’obtention de la Légion d’honneur en faveur de Patrice de Maistre qui l’a sollicité à cette fin, poursuivent les juges. Il ne le connaissait pourtant que depuis quelques mois et ne l’avait rencontré qu’en de brèves occasions. Éric Woerth a proposé et fait transmettre ce dossier d’obtention de la Légion d’honneur tout en ayant connaissance qu’il avait sollicité de Patrice de Maistre des conseils pour sa femme Florence Woerth en recherche d’un nouvel emploi. »
« Ce dossier pour l’obtention de la Légion d’honneur est le seul qu’Éric Woerth ait initié en mars 2007 selon des modalités aussi atypiques, insistent les juges. Il a été ensuite directement ou indirectement informé du suivi de ce dossier bien qu’il ne soit pas de son domaine de compétence. Enfin, c’est Éric Woerth lui-même qui a remis, le 23 janvier 2008, les insignes de la Légion d’honneur à Patrice de Maistre, promu le 14 juillet 2007. Ce comportement constitue un usage abusif de son influence réelle ou supposée pour l’obtention d‘une distinction. »
Et les trois juges d’instruction de conclure : « Le lien de cause à effet entre l'engagement pris par Patrice de Maistre envers Éric Woerth de recevoir sa femme pour évoquer sa carrière, puis son recrutement et enfin son embauche au sein de la société Clymène, et le bénéfice obtenu ou attendu par lui, à savoir l’obtention de la Légion d’honneur, est parfaitement établi par la chronologie des faits révélés (et) leur matérialité, ce malgré les multiples dénégations des intéressés. En conséquence, Patrice de Maistre et Éric Woerth seront renvoyés devant le tribunal de ces chefs de trafic d’influence. »
Les versions respectives de l’un et de l’autre n’ont pas convaincu les juges. Interrogé pendant l’instruction, Patrice de Maistre a prudemment soutenu qu’Éric Woerth n’était pour rien dans sa nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur, en renvoyant vers des amis de l’UMP qui l’auraient pistonné. Quant à Éric Woerth, il a tout aussi prudemment déclaré ne plus se souvenir de son rôle, prétendant que le dossier Maistre était déjà en instance. Les perquisitions effectuées par les juges d’instruction, ainsi que les témoignages recueillis, ont démontré le contraire.
C’est en fait sur intervention personnelle de Woerth que Maistre a été décoré en 2007, alors que les deux hommes ne se connaissent que depuis fin 2006. Une lettre du trésorier de la campagne (Éric Woerth) au ministre de l’intérieur (Nicolas Sarkozy), en date du 12 mars 2007, l’atteste clairement.
La demande émanait de Patrice de Maistre lui-même, membre du Premier Cercle de l’UMP, apparemment en quête perpétuelle de réseaux, de reconnaissance et d’argent, tout comme ses amis politiques. La chose devait, en tout cas, présenter une certaine importance aux yeux du trésorier de l’UMP et du candidat à la présidentielle pour que, en bas de sa lettre (à en-tête « Ensemble tout devient possible ») adressée à son ami Nicolas Sarkozy, Éric Woerth ajoute une mention manuscrite : « Ce serait bien d'accéder à cette demande. Je t’en reparle. »
Mis en examen, Woerth et Maistre ont affirmé de concert que l’embauche de Florence Woerth n’avait strictement rien à voir avec l'obtention de cette distinction. Mais là encore, la chronologie détaillée des faits a convaincu les juges du contraire. Surtout, comme dans le volet principal de l’affaire Bettencourt, les enregistrements clandestins effectués par le majordome Pascal Bonnefoy ont eu un poids déterminant dans l’instruction, et feront figure de preuve difficile à réfuter lors du procès à venir.
Le 29 octobre 2009, évoquant un projet d’“auditorium André-Bettencourt” au sein de l’Institut de France (resté en plan depuis lors), Patrice de Maistre parle d’Éric Woerth à une Liliane Bettencourt dont la mémoire semble très amoindrie, et qui se contente de lui poser quelques questions basiques, selon la retranscription qui figure dans l’ordonnance de renvoi. Un dialogue gênant, qui commence par une question de Liliane Bettencourt :
- Qui c’est ce monsieur ?
- Alors c’est le mari de madame Woerth, que vous employez, qui est une de mes collaboratrices qui est pas très grande, voilà… Et… mais lui, il est très sympathique, et c’est notre ministre du budget, et c’est lui qui a permis à l’Institut de récupérer le bâtiment dans lequel on va faire l’auditorium.
- … Non ?…
- Et il est très sympathique, et en plus, c'est lui qui s’occupe de vos impôts, donc… je trouve que ce n’était pas idiot. C’est le ministre du budget. Donc voilà.
- …
- Et c’est un homme très sympathique, c’est un ami.
- Elle aussi ? Moins.
- Moins. Elle, elle se pousse un peu. Elle me fatigue un peu.
- Ah oui ?
- Oui.
- Elle…
- Elle se trouve un peu femme de ministre.
Une autre retranscription d’enregistrement de conversation entre Patrice de Maistre et Liliane Bettencourt, en date du 23 avril 2010 (alors que l’affaire commence à provoquer des remous), où il est encore question de Florence Woerth, est encore plus accablante pour l’époux de celle-ci, ainsi que pour le gestionnaire de fortune de la milliardaire. C’est Maistre qui prend la parole :
- Je, j’ai… Je me suis trompé quand je l’ai engagée. C’est-à-dire qu’en fait, avoir la femme d’un ministre comme ça, ça n’est pas un plus, c’est un moins. Je me suis trompé. Pourquoi ? Parce que comme vous êtes une femme, la femme la plus riche de France, le fait que vous ayez une femme de ministre chez vous, tous les journaux, tous les trucs disent : « Euh, oui, tout est mélangé, etc. » Bon, j’avoue que quand je l’ai fait, son mari était ministre des finances, il m’a demandé de le faire…
- Ah.
- Je l’ai fait pour lui faire plaisir.
Enfin, la suite de ce même extrait des enregistrements permet d’apprendre que, quand Florence Woerth a fini par être licenciée, Patrice de Maistre a tenu à rencontrer son époux d’homme politique pour le lui annoncer. « Petite carriériste, oui », confie Maistre à Liliane Bettencourt ce 23 avril 2010. « Et donc elle est là…, et voilà. Bon. Et donc si vous voulez, aujourd'hui, sans faire de bruit, je pense qu’il faut que j’aille voir son mari et que je lui dise que, avec le procès et avec Nestlé, il faut qu’on soit très manœuvrants, et on peut plus avoir sa femme. Et puis on lui, on lui donnera de l’argent et voilà. Parce que c’est trop dangereux. »
Cette affaire est potentiellement dévastatrice pour les deux prévenus. Éric Woerth, député et maire (UMP) de Chantilly, et Patrice de Maistre, toujours dans les affaires, encourent en effet une peine de dix ans de prison et 150 000 euros d’amende pour « trafic d’influence », ainsi que l’interdiction des droits civiques et celle d’exercer un mandat public (selon les articles 432-11, 433-1, 433-22 et 433-23 du Code pénal en vigueur en 2007).
Bien qu’ils aient été accusés de tous les maux lors du premier procès Bettencourt, sur le thème rebattu des « juges qui instruisent uniquement à charge », les magistrats instructeurs ont pourtant prononcé des non-lieux dans cette procédure-là, comme ils l’avaient déjà fait dans l’autre. Le projet d’auditorium André-Bettencourt, sur lequel planaient, là aussi, des soupçons de trafic d’influence qui ont valu à Éric Woerth d’être placé sous le statut de témoin assisté, a finalement débouché sur un non-lieu, faute de charges suffisantes.
De même, les éventuels délits liés à un financement politique illicite ont été abandonnés faute de charges suffisantes. Ces financements politiques occupent une vingtaine de pages de l’ordonnance de renvoi rédigée par les juges. Ils rappellent la tradition, chez les Bettencourt, des dons légaux ou en espèces remis à des candidats, ainsi que l’importance des sommes en liquide qui circulaient dans leur hôtel particulier de Neuilly.
Patrice de Maistre, qui gérait les fonds de la femme la plus riche de France, et Éric Woerth, alors trésorier de l’UMP et de la campagne 2007 de Nicolas Sarkozy, s'étaient rencontrés lors d’un cocktail du Premier Cercle, ce club huppé des riches donateurs de l’UMP. Leurs rendez-vous discrets pendant la pré-campagne présidentielle, les soupçons de remise d’espèces, ainsi que les dons officiels effectués par Maistre et par les Bettencourt, déjà esquissés dans l'affaire Bettencourt, figurent également dans ce dossier gigogne, et lui donnent du sens : l’affaire du trafic d’influence présumé (une embauche contre une médaille) n’y apparaît pas comme un simple échange de faveurs, mais comme un élément s’inscrivant dans un véritable système.
Selon les documents remis par Éric Woerth aux juges, les Bettencourt ont, de 2003 à 2010, effectué 6 donations au profit de l’UMP pour un montant total de 32 500 euros, ainsi que deux donations de 7 500 euros chacune à l’Association de soutien à l’action de Nicolas Sarkozy (ASANS), fin 2006, et une autre du même montant à l’Association de financement de l’association de soutien à l’action d’Éric Woerth (AFASAEW), en mars 2010. Voilà pour le versant légal et officiel.
Quant aux soupçons de financement occulte et illicite en espèces, détaillés dans leur ordonnance de renvoi, les juges écrivent ceci : « Les investigations réalisées n’ont pas permis d’établir ni la destination de ces fonds, ni leur acceptation à une date quelconque par un parti politique, par une association de soutien à l'action d’un homme politique ou par une association de financement de cette action. Ainsi, les infractions de financement illicite de parti politique, de financement illicite de campagne électorale, de complicité et recel de ces infractions ne sont donc pas caractérisées », en rendant un non-lieu sur ces faits.
Au passage, les juges d’instruction balayent l’analyse du parquet de Bordeaux, qui déclare que ce pan politique du dossier est prescrit. De même, ils contredisent vertement l’analyse du trafic d’influence par ce même parquet, qui estime que « la preuve du lien de cause à effet entre le recrutement de Florence Woerth et l’octroi de la Légion d’honneur à Patrice de Maistre n’a pu être formellement rapportée ».
Selon le raisonnement tortueux du parquet, « bien plus sûrement, l’appui apporté par Éric Woerth à la candidature de Patrice de Maistre pourrait être une expression de gratitude pour l’implication assidue de celui-ci en politique, notamment exprimée sur un substantiel plan financier ». Mais voilà : « Pour choquante qu’elle soit au plan moral, cette autre possibilité – qui n’a pas été envisagée dans les termes des mises en examen d’Éric Woerth et de Patrice de Maistre et qui concernerait des faits aujourd’hui couverts par la prescription – ouvre alors une part de doute au profit des intéressés », conclut le parquet, plein de mansuétude dans ce dossier.
Au passage, une petite remarque des juges d’instruction s’est également glissée dans l’ordonnance de renvoi : bien que le tribunal de Bordeaux ait été choisi pour instruire cette affaire le 17 novembre 2010 par la chambre criminelle de la Cour de cassation, la procédure n’est arrivée matériellement que le 15 décembre 2010. « Soit près d’un mois après la désignation de notre juridiction, écrivent-ils, et le lendemain du jour où Éric Woerth retrouvait son immunité parlementaire. » Comme si l'on avait soupçonné les juges d'avoir des intentions par trop belliqueuses.
L'extrême prudence de la machine judiciaire est bien une constante dans cette affaire, comme dans beaucoup d'autres qui touchent au fonctionnement des pouvoirs politique, économique et financier. Cette affaire-là serait d'ailleurs restée secrète si Françoise Meyers-Bettencourt n’avait, fin 2007, porté plainte contre ceux qui abusaient de la faiblesse de sa mère, et si quelques employés de maison n'avaient pas eu le courage de témoigner, avant de perdre leur emploi.
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