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En Seine-Saint-Denis, le centre rêve d'une banlieue bleu clair

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« Vous voyez, il n’y a pas de gang ici ! » Stéphane Salini, les mains dans les poches, pointe la salle du menton. Il sourit, fier de sa démonstration. Sous les yeux de ce conseiller général, président du groupe UDI en Seine-Saint-Denis, une poignée de jeunes militants s’affairent pour décrocher les affiches de campagne et replier les dernières chaises qui ont rempli pendant trois heures l’espace culturel du Parc, dans le centre-ville de Drancy.

Au fond de la pièce, le buffet est pris d’assaut par les familles et les personnes âgées venues assister en nombre au meeting qu’il tenait ce jeudi 12 mars, en compagnie de sa binôme pour les élections départementales, Aude Lagarde. Celle-ci est conseillère régionale d'Ile-de-France et adjointe au maire de Drancy, le député et patron de l’UDI Jean-Christophe Lagarde… son mari.

Au meeting de campagne de Stéphane Salini et Aude Lagarde, le 12 mars à Drancy.Au meeting de campagne de Stéphane Salini et Aude Lagarde, le 12 mars à Drancy. © ES

En parlant de « gang », Salini fait référence à une conversation téléphonique que nous avons eue avec lui quelques jours plus tôt. Et plus précisément aux questions que nous lui avons posées au sujet des différentes enquêtes réalisées, courant 2014, par Marianne sur la gestion municipale de Bobigny. Après quatre-vingt-quinze années de règne communiste, cette ville fait partie des six communes du 9-3 passées à droite l’an dernier. Elle est désormais dirigée par un autre proche de Lagarde, Stéphane de Paoli, lui aussi présent ce jeudi soir.

Depuis quelques mois, la nouvelle équipe municipale de Bobigny fait l’objet de multiples articles de presse, qui décrivent par le menu « la très sale ambiance » – pour reprendre les mots du Monde – qui entoure la mairie. Tract anonyme, enregistrements clandestins, soupçons d’intimidations, plaintes, règlements de comptes… Les opposants à Stéphane de Paoli dénoncent un « climat délétère » et des « méthodes clientélistes » directement exportées, selon eux, de Drancy, la commune voisine que Jean-Christophe Lagarde dirige depuis 13 ans et où il a encore été réélu en mars 2014 avec 75,06 % des voix au premier tour.

Le maire UDI de Bobigny, Stéphane de Paoli, au meeting de Stéphane Salini (en arrière-plan) et Aude Lagarde, à Drancy.Le maire UDI de Bobigny, Stéphane de Paoli, au meeting de Stéphane Salini (en arrière-plan) et Aude Lagarde, à Drancy. © ES

Stéphane Troussel, le patron socialiste du département, qui a succédé à Claude Bartolone parti présider l’Assemblée nationale en septembre 2012, regrette cette « forme de système » qui s’est installée dans la circonscription du patron de l’UDI. « Je ne veux pas de cela pour la Seine-Saint-Denis », souffle-t-il, avant de rappeler que « l’endettement de la ville de Drancy a fortement augmenté entre 2006 et 2011 », comme l’a pointé un récent rapport de la Chambre régionale des comptes d'Ile-de-France, qui faisait également état de « nombreuses et graves irrégularités » dans la gestion des ressources humaines de la mairie.

Le succès des centristes dans le département tient-il à ce que d’aucuns ont pris l’habitude de surnommer le « système Lagarde » ? À cette question, le député et maire UDI de Drancy répond en soupirant. « Il n’y a pas de système. J’ai bien vu que, parce que je venais de Seine-Saint-Denis, on a voulu faire de moi un mauvais garçon… Bobigny est une ville compliquée, qui n’a rien à voir avec Drancy. Les gens qui y vivent savent parfaitement où se trouve la mafia », indique l'édile qui poursuit Marianne en justice.

Face aux Drancéens réunis à l’espace culturel du Parc, il ne fait aucun commentaire sur ce qui lui est reproché, mais s'emploie à fustiger, micro à la main, cette gauche qui tient le département depuis sa création en 1967. Ces socialistes qui ont ravi le pouvoir aux communistes en 2008 et qui aident en priorité, à l'en croire, « les villes qui ont eu la bonne idée de voter à gauche » aux dernières municipales. Ces élus qui « stigmatisent les habitants » et « veulent maintenir la paupérisation pour s’assurer des électeurs ».

« Les choses sont en train de changer, nous explique-t-il quatre jours plus tard par téléphone. Les gens en ont ras-le-bol et ce ras-le-bol sédimente depuis plusieurs années. Nous, nous considérons que personne n’est déterminé électoralement. » Comprendre que même l’électorat très populaire de Seine-Saint-Denis, celui qui avait offert à François Hollande son meilleur score à la présidentielle de 2012 (avec 65 % des suffrages exprimés), est désormais en mesure de faire basculer le département à droite, le 29 mars prochain.

Jean-Christophe Lagarde au meeting UDI de Drancy, le 12 mars.Jean-Christophe Lagarde au meeting UDI de Drancy, le 12 mars. © ES

Voilà plusieurs années que la Seine-Saint-Denis, ancien emblème de la banlieue rouge, traverse la palette des couleurs politiques. Après s’être teintée de rose PS au milieu des années 2000, elle tire aujourd’hui vers le bleu de la droite UDI-UMP, qui détient, depuis mars 2014, 21 des 40 villes du département. Un changement qu’Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes de Sciences-Po, impute principalement à la « démobilisation de l’électorat de gauche » face à « une droite qui a davantage conservé son soutien électoral de la présidentielle de 2012 ».

Si le 9-3 s’est largement mobilisé en faveur de François Hollande il y a trois ans, c’était surtout par « rejet de la personne de Nicolas Sarkozy », poursuit le chercheur. Ce retour aux urnes aura été de courte durée. Aux dernières élections européennes, seuls 31 % des électeurs se sont déplacés pour voter. Un record national qui n’est pas sans rappeler les cantonales de 2011, où le département s’était déjà hissé en tête des plus forts taux d’abstention (plus de 70 % dans certains cantons).

Ici, comme partout ailleurs, le phénomène profite au Front national, mais dans des proportions bien moindres que sur le reste du territoire. Car en Seine-Saint-Denis, c’est plutôt la droite et le centre qui « captent les déçus de la gauche », indique encore Antoine Jardin. « C’est un électorat plus populaire, moins catholique, davantage issu de l’immigration… Autant d’éléments qui l’éloignent du vote très à droite. »

Pour l'UDI Stéphane Salini, « la sociologie du département » est l’une des clefs qui permettent de comprendre la « poussée centriste » que connaît le 9-3 depuis quelque temps. « Ici, la sensibilité UMP, très à droite, passe moins bien », affirme-t-il. « C'est en effet plus facile pour un électeur de gauche de voter UDI, reconnaît de son côté le député et conseiller général PS de Seine-Saint-Denis, Mathieu Hanotin. C'est un vote “bon père de famille”, mais c'est dangereux. Le seul projet de la droite dans le département, c'est de défendre les intérêts de leurs communes. Au conseil général, leur travail d'opposition est souvent stérile. »

Stéphane Salini et Jean-Christophe Lagarde au conseil général de Seine-Saint-Denis, en octobre 2012.Stéphane Salini et Jean-Christophe Lagarde au conseil général de Seine-Saint-Denis, en octobre 2012. © pierre-facon.fr

La droite centriste croit aujourd'hui dur comme fer à ses chances de faire basculer le 9-3. « L’alternance est possible, s'enthousiasme Jean-Christophe Lagarde. C’est 50/50, mais le simple fait qu’on se pose la question montre l’évolution du département et la trahison ressentie par ses habitants vis-à-vis de François Hollande. » Persuadé que le PS a organisé son redécoupage pour « éradiquer le parti communiste », le patron de l’UDI se réjouit que « le ciseau (se soit) retourné contre celui qui le tenait après le bouleversement des municipales ».

La plupart des communes de Seine-Saint-Denis sont dirigées par des maires étiquetés UMP et pourtant, les élus centristes du département restent convaincus que l’avenir de cette ancienne banlieue rouge se jouera à travers eux. « Nos valeurs humanistes sont très bien perçues ici, plaide Lagarde. D’ailleurs, nous réalisons de meilleurs pourcentages que l’UMP dans des territoires qui sont a priori moins favorables à la droite. »

Cette remarque fait sourire Philippe Dallier. « Il y a une tache d’huile autour de la circonscription de Jean-Christophe Lagarde, admet le sénateur et président de la fédération UMP du 9-3. Il a peut-être mené sa barque, mais les UDI ne sont pas devenus majoritaires pour autant ! » L’étude des résultats obtenus aux européennes de 2014 par la liste UMP d’un côté (menée par Alain Lamassoure) et UDI-MoDem de l’autre (avec Marielle de Sarnez), confirme que le succès du centre dans le département reste pour l'heure circonscrit autour de Drancy, mais que cette « tache d'huile » commence à imbiber lentement le reste du territoire.

Les deux partis de droite ont beau s’être unis pour ces élections départementales, ils ne peuvent s’empêcher de se livrer à une âpre concurrence sur fond d’égos et de lutte de pouvoir. D’ailleurs, à y regarder de plus près, leur alliance ressemble davantage à un partenariat de circonstance qu’à une véritable fusion, puisque sur les 21 cantons du 9-3, seuls quatre binômes UMP-UDI et un binôme UMP-MoDem mènent vraiment campagne ensemble. Ailleurs, c’est chacun pour soi. « Il y a des candidats de l’UMP qui n’ont pas voulu s’associer avec des gens de l’UDI », note le maire centriste d’Épinay-sur-Seine, Hervé Chevreau.

Conseiller général sortant, Hervé Chevreau a vu l’investiture de la droite et du centre lui filer sous le nez en janvier dernier, au profit du nouveau maire UDI de Saint-Ouen, William Dellanoy. Sourd aux demandes de Jean-Christophe Lagarde qui le pressait de se présenter sur un autre canton, le maire d’Épinay-sur-Seine joue aujourd'hui les dissidents divers droite à Saint-Ouen.

Grâce à cette nouvelle liberté, il nous en dit un peu plus sur ses anciens camarades centristes du département. « Il faut faire attention à ce que l’on met en place pour être élu, glisse-t-il dans la conversation. C’est facile de tout promettre pendant une campagne. Le système Lagarde a permis à certains de gagner des élections. Après, il faut conserver les villes. C’est autre chose… »

Outre ce cas particulier, la droite part unie sur l'ensemble de la Seine-Saint-Denis. Quand bien même son rapprochement ne serait qu'illusoire, il reste un atout non négligeable face aux divisions de la gauche. Le patron socialiste du département, Stéphane Troussel, a beau insister sur l'alliance que le PS a nouée avec Europe Écologie-Les Verts (EELV), le Parti radical de gauche, le Mouvement républicain et citoyen et le Mouvement gauche citoyenne – « un rassemblement comme jamais nous n’en avons eu ! » –, il ne peut que reconnaître que la main qu’il dit avoir « tendue très tôt vers le Front de gauche » flotte encore dans le vide.

Cécile Duflot, Claude Bartolone, Stéphane Troussel, Anne Hidalgo et Zainaba Saïd-Anzum en meeting à La Courneuve, le 18 mars.Cécile Duflot, Claude Bartolone, Stéphane Troussel, Anne Hidalgo et Zainaba Saïd-Anzum en meeting à La Courneuve, le 18 mars. © Twitter/@StephanTroussel

Le député et conseiller général PS, Mathieu Hanotin, persiste lui aussi à penser que le « rabibochage de dernière minute » de l'UMP et de l'UDI « ne trompe personne ». « Ils ont des divergences profondes. S'ils sont élus, que vont-ils faire pour le département ? Et qui dirigera le conseil départemental ? Ils ne sont même pas capables de répondre à ces deux questions ! » Jean-Christophe Lagarde l’admet sans difficulté. Oui, « il n’y a personne d’évident » pour prendre la tête de la collectivité en cas de basculement à droite.

« L’improbabilité d’un tel scénario jusqu’à aujourd’hui fait que nous n’avons pas anticipé ce cas de figure, souligne-t-il. Il me semble tout de même qu’un centriste sera mieux placé pour gérer le département. » Philippe Dallier sourit une nouvelle fois. « Euh... Il me semble que l'UMP aura plus de conseillers départementaux que l'UDI... », précise le patron UMP du 9-3, comme pour calmer les ardeurs de ses alliés centristes.

Stéphane Troussel, lui, ne s’embarrasse pas de distinguo. « Le centre, ce sont des histoires racontées aux enfants, assure le président du conseil général de Seine-Saint-Denis. Les élus UDI ont un double langage permanent : un discours local très démago qui n'a rien à voir avec la position que Lagarde adopte au niveau national. En vérité, le centre, ça n’existe pas. C’est la droite dure. »

Et son collègue socialiste Mathieu Hanotin d'égrener quelques exemples. « Le maire UDI de Bobigny a augmenté son indemnité de 30 %, tout en continuant à toucher une allocation chômage (après polémique, il a fini par renoncer à cette dernière – ndlr), celui de Saint-Ouen a cessé de mettre à disposition des Restos du cœur un camion de la ville pour transporter leur marchandise… » Etc., etc. Jean-Christophe Lagarde balaie ces accusations. « Ils peuvent toujours raconter que nous sommes des affreux de droite, mais les gens ici voient bien la différence entre l’UDI et l’UMP, dit-il. Le coup du grand méchant loup, ils pouvaient le faire avec Raoult, mais pas avec nous. »

L'ancien député et maire UMP du Raincy, Éric Raoult.L'ancien député et maire UMP du Raincy, Éric Raoult. © Reuters

Il y a quelques années encore, la figure emblématique de la droite dans le département, c’était lui : Éric Raoult, ex-député et maire du Raincy, ancien ministre de Jacques Chirac et ami de Nicolas Sarkozy. Mais en l'espace de deux ans, tout a basculé. Raoult s'est retrouvé devant les tribunaux pour une affaire de violences conjugales (pour laquelle il a finalement été relaxé), avant d’être accusé, un an plus tard, de harcèlement sexuel et moral par une ancienne employée communale.

Après avoir perdu son siège à l’Assemblée nationale aux législatives de 2012, l'élu a également perdu, en mars 2014, la mairie qu'il dirigeait depuis près de 20 ans. En quittant le département, il a laissé un véritable boulevard à Jean-Christophe Lagarde, resté le seul député de droite de Seine-Saint-Denis. Il a ensuite suffi que ce dernier succède à Jean-Louis Borloo à la tête de l’UDI, en novembre dernier, pour parfaire l’effet de loupe sur le responsable centriste.

Là encore, le 9-3 fut d'une aide précieuse. Si l’on en croit une autre enquête de Marianne sur le « drôle de circuit des bulletins Lagarde » durant la campagne pour la présidence de l’UDI, le député et maire de Drancy « n’a pas ménagé ses efforts pour rassembler sur son nom un maximum de suffrages ». D'après des documents consultés à l’époque par le Scan, sa commune comptait à elle seule 1 652 inscrits pour le premier tour de ce scrutin interne. À titre de comparaison, Paris en dénombrait 1 775 et l'ensemble de la Région Bretagne, 664. C’est dire si le centre a un avenir en Seine-Saint-Denis.

BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées dans cet article ont été rencontrées ou jointes par téléphone entre le 10 et le 16 mars.

La rédaction de Mediapart et les experts de Liegey-Muller-Pons se sont associés pour ces élections départementales. Grâce à ce partenariat, nous vous proposerons, avant et après le premier tour, des éclairages, des analyses et des visualisations de données inédites. Plus de détails sur ce partenariat ici.

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