Grenoble (Isère), de notre envoyé spécial.- Une goutte d’espoir peut-elle faire tache d’huile ? Un an après la victoire d’Éric Piolle aux municipales (lire notre reportage d'alors), le rassemblement alternatif au PS (regroupant EELV, le PG et des associations citoyennes) entend profiter d’une dynamique qu’il juge intacte pour prospérer électoralement sur le dos de ceux qui ont refusé de s’allier à eux.
Si le nord du département, périurbain et industrieux, semble désormais acquis à la droite, voire à l’extrême droite, où le PS risque d’abandonner beaucoup de ses positions, le « Rassemblement des citoyens » a exporté sa méthode et présente des binômes dans 25 cantons sur 29. Avec l’objectif de gagner au moins trois cantons à Grenoble et dans son agglomération, tout en nourrissant secrètement quelque espoir dans le sud du département, terres de “néoruraux” susceptibles d’être séduits par l’offre écolo-radicale.
Même si le sujet est un peu tabou, le département a de fortes chances de basculer à droite, malgré l’investissement d’André Vallini, l’un des trois seuls ministres candidats à ces départementales. Et le président sortant Alain Cottalorda (récemment épinglé par Mediapart – lire ici et ici) pourrait même être battu par le nouveau maire UMP de Bourgoin-Jallieu. Qu’importe, le « processus », ainsi qu’est souvent qualifié le “rassemblement” par ses têtes d’affiche, est aussi exporté dans des départements voisins (Puy-de-Dôme, Ardèche, Drôme, Vienne), avec les régionales de décembre en ligne de mire.
Mais davantage que le laboratoire d’une nouvelle gauche venant supplanter le PS, l’expérience grenobloise semble être le lieu où, un an après le tremblement de terre électoral, les plaques tectoniques continuent de bouger. Reportage dans la capitale des Alpes, en forme de pérégrinations dans le panorama mouvant de la gauche grenobloise, entre décomposition et recomposition en cours, sur les ruines d’un PS à bout de souffle.
Car au bout d’un an, le bilan de l’action municipale est encore maigre. En tout cas essentiellement symbolique. « Il y a de la déception chez les gens », estime l’opposant PS Olivier Noblecourt. Mais il admet qu’« il y a encore de la bienveillance » pour les vainqueurs de 2014 et qu'« on ne peut pas parler de rejet ». Car si les changements ne sont guère révolutionnaires, l’image est bonne. Partisan d’une fusion des listes après le premier tour de la municipale (au contraire du tête de liste PS Jérôme Safar, arrivé second et qui l’a refusée), il appuie mais tempère : « Je suis convaincu qu'il n'y a pas d'avenir à gauche sans se retrouver, et qu’il faut arrêter avec les anathèmes entre la "pseudo-vraie gauche" et "la pseudo-fausse gauche". Cela dit, j'aimerais dire : “Ils font du bon boulot, c'est pas mal”, mais ce n'est pas le cas. »
Dans le local de l’Ades, un mouvement local citoyen présent à Grenoble depuis la défaite d’Hubert Dubedout, l’emblématique maire socialiste autogestionnaire historique de la ville, en 1982, Vincent Comparat confie sa joie de voir le « Rassemblement » désormais aux affaires, après dix ans d’opposition au maire PS sortant, Michel Destot. Mais ce septuagénaire, qui a aussi ferraillé contre Alain Carignon avec son comparse écolo Raymond Avrillier, confie également sa « prudence », bousculée par la soif de conquête de ces “héritiers”. « Renouveler l’expérience du Rassemblement pour se confronter à un test électoral au bout d’un an seulement, c’est vouloir surfer sur l’état de grâce, mais aussi risquer de le voir stoppé par une défaite », sourit-il.
« Pour l’instant, c’est plutôt cosmétique, mais la cote de popularité de l’équipe municipale n’en est pas affectée », juge de son côté Simon Labouret, chercheur en sciences politiques ayant le premier annoncé la probable victoire de l’alliance rouge-verte à Grenoble. Selon lui, « les mesures symboliques permettent de consolider un noyau dur électoral, et les polémiques ne sont pas sortis du microcosme. Il y a peut-être des déçus, mais ceux-ci n’iront pas vers le PS. Et le fait qu’il n’y ait pas de révolution rassure ceux qui n’ont pas voté pour eux ».
Parmi les annonces à fort capital sympathique : la baisse des indemnités d’élus et le non-cumul des mandats exécutifs entre mairie et conseil d’agglomération, le désarmement de la police municipale et le démantèlement progressif de la vidéosurveillance, la suppression des panneaux publicitaires, les retransmissions en direct et l’archivage des conseils municipaux sur Internet, les formations citoyennes au budget (300 participants). Et la mise en place de conseils citoyens de quartier, qui devraient enfin voir le jour dans quelques semaines, après un tirage au sort à la procédure encore complexe et longuement discutée…
« Pendant les six premiers mois, ça a un peu été au forceps, compatit Comparat. L’équipe était très renouvelée, la machine administrative était dégradée, aussi. Les services n’avaient plus forcément l’habitude de l’innovation. » « Il faut en général un an pour s’installer, relativise Yann Mongaburu. Quasiment personne n’était élu auparavant et beaucoup ne l’avaient pas anticipé, puisque le scénario prévu était de fusionner notre liste avec le PS. Il a fallu réorganiser sa vie et s’emparer de son mandat. »
L’élu écologiste, qui était l’un des principaux artisans de la campagne municipale et qui est devenu président du syndicat mixte des transports en commun grenoblois, balaie les procès en inaction : « Il y a des symboles, mais pas seulement. On engage aussi des réorientations de politiques publiques structurantes. Révision du plan local urbain (PLU), conversion du chauffage au bois, triplement de la part modale du vélo… » Mais avec à chaque fois « la même méthode », explique-t-il : « On pose un cap et on entame une discussion citoyenne sur le sujet. C’est une autre approche. La démocratie participative, c’est aussi prendre le temps de tester, corriger, évaluer. »
Mongaburu veut croire que la pratique politique est un moyen de reconquérir la confiance des électeurs. « On est de ceux pour qui avoir un chauffeur n’est pas naturel », rigole cet ancien syndicaliste étudiant tout juste trentenaire, attablé non loin de son vélo. La solidité de l’attelage, auquel on prévoyait mille divisions, pourrait aussi compter.
Il dit : « On apprend à travailler durablement ensemble. Plus le temps passe, plus les questions de mots se dépassent. » Ce qui change tout, selon Mongaburu, c’est « l’ambition majoritaire » : « Ça permet de travailler différemment et de penser concrètement les choses, en s’attachant moins à nos “totems” respectifs. Le fait que l’engagement de la plupart d’entre nous ne remonte qu’à une quinzaine d’années, pour les plus anciens, ça aide aussi grandement. »
« Pour l’instant, on se nourrit les uns les autres », s’enthousiasme la première adjointe Élisa Martin. Dirigeante du PG et proche de Jean-Luc Mélenchon, elle vante l’acculturation en cours. « Des écologistes questionnent les ravages du capitalisme, et nous on se pose des questions qu’on ne se posait pas avant, raconte-t-elle. Par exemple, moi j’évolue sur la question du bénévolat dans l’éducation. Avant j’y étais par principe très hostile, désormais je me dis “pourquoi pas” dans certains secteurs. Mais il ne faut pas qu’on s’homogénéise trop, sinon on ne se nourrirait plus autant. » « On veut être un objet politique à part entière, pas une addition de sensibilités », abonde Alan Confesson. Doctorant en sciences politiques à la fac de Grenoble et secrétaire national du PG, il assure qu’« il n’y a pas de réunion d’élus EELV ou PG, ni de mise en scène de particularisme un peu factice lors des conseils municipaux ».
Comme souvent lors d’une alternance municipale, on s’en prend à l’héritage du prédécesseur et à l’état des comptes. « On avait anticipé la situation financière peu reluisante, mais pas à ce point », dit Yann Mongaburu. « Les socialistes ont vécu largement au-dessus de leurs moyens », dénonce Élisa Martin. « C’est un élément majeur plombant : toutes les lignes budgétaires sont en baisse, détaille Olivier Bertrand, conseiller général EELV élu en 2004 contre le PS (après avoir refusé de se désister), puis largement réélu en 2011. On est au taquet sur les emprunts, les impôts locaux sont parmi les plus hauts de France, et la ville doit assumer beaucoup de charges des équipements de l’agglomération. »
Sur toutes les lèvres des élus de la majorité municipale, un responsable principal : la baisse des dotations de l’État, qui devrait représenter 40 millions d’euros jusqu’en 2017. Le maire Éric Piolle s’est d’ailleurs « investi nationalement » sur le sujet, en le portant dans les médias. Une des rares fois qu'il s'est autorisé à sortir de Grenoble…
Mais l’argument de l’austérité ne convainc guère l’opposant socialiste Olivier Noblecourt, pour qui le budget présenté et voté par la nouvelle majorité est « effrayant sur le plan social ». « Il n’y a ni mesure nouvelle ni soutien financier, fulmine-t-il. Ils baissent même de 170 000 euros les moyens de l'action socio-éducative. Ils déploient un écran de fumée permanent sur la baisse des dotations de l’État, mais cela ne fait qu’un manque à gagner de 5,2 millions d'euros sur un budget de 280 millions. Et en baissant de 29 millions l'investissement, ils démultiplient l'austérité contre laquelle ils s'opposent. » « On entend souvent la critique selon laquelle il y a beaucoup d’écologie et pas assez de social, admet un membre de la majorité municipale. Mais le problème, c’est que le social coûte cher… »
Alors que les oppositions de droite et d’extrême droite sont faibles numériquement et se bornent à une opposition un brin caricaturale, les oppositions socialistes et communistes attaquent les “rouge-vert” sur leur gauche.
« Il y a beaucoup d'inertie, et l'excuse du temps commence à s'épuiser », grince Noblecourt, ancien adjoint aux finances socialistes, devenu récemment conseiller de la ministre de l’éducation, Najat Vallaud-Belkacem. D’après lui, « Grenoble n'a pour l’instant rien d'un laboratoire d'une nouvelle gauche. Ou alors de la boboïsation participative et des discours sectaires. C'est de la politique narcissique, mais pendant ce temps les gens morflent. Et ils attendent qu'on se bouge, pas des comités Théodule… »
Côté communiste, le jugement n’est guère plus clément. « Depuis un an, la municipalité fait de grands discours anti-austérité, mais elle l’accompagne et n’y résiste pas vraiment, considère ainsi Patrice Voir, ancien adjoint de la municipalité PS. On entend même des discours sur la masse salariale trop élevée des agents de la ville. » Il dit ne rien regretter du choix des communistes de se ranger avec le PS lors des municipales : « Si c’était à refaire, nous referions pareil. Avec le PS, on a travaillé ensemble pendant dix ans. On savait nos points d’achoppement et on avait plus de certitudes dans cette configuration. Et je ne voudrais pas assumer ce qui se fait aujourd’hui. »
D’ailleurs, le PCF est plutôt allié au PS à ces départementales (et dans quatre cantons avec le « Rassemblement »), mais uniquement sous la forme d’arrangements électoraux. Quitte à coller sur les mêmes panneaux électoraux des affiches anti-loi Macron et celle d'une candidature commune PCF/PS…
Dans le viseur de Voir, la « manière » dont a été gérée la situation de Gaz et électricité de Grenoble (GEG). Il ne digère pas « le mépris du personnel face à une colère tout à fait légitime », celle des salariés à qui la mairie a demandé de renoncer à son statut social pour passer en régie publique, et qui ont investi un conseil municipal pour protester (lire ici). « On a suspendu un appel d’offres qui allait être remporté par Vinci et Bouygues, justifie Alan Confesson, élu PG et responsable de la “Commission de cohésion sociale”. Mais on n’a pas l’argent pour permettre de garantir le statut social de gaziers, qui est très favorable. Du coup, et c’est compréhensible, les salariés vont refuser la régie publique. »
Pour autant, la critique communiste irrite la coalition écolo-pégiste. « Les communistes veulent rester sur leur Yalta local avec le PS, qui date d’ailleurs de Yalta », s’agace Olivier Bertrand, en faisant référence à l’accord tacite passé entre socialistes et communistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, renforcé dans les années 1970 pour cause de programme commun, voulant que Grenoble soit rose et sa banlieue rouge. « Ils étaient d’accord pour nous rejoindre aux départementales, mais en imposant leurs candidats et sans faire d’ouverture sur leur canton, regrette l’élu EELV. Du coup, ils nous traitent de bobos écolos, alors que pendant 10 ans ils ont été les adjoints de Destot, l’aile droite du socialisme. »
« On ne comprend rien au PCF ici, soupire Alan Confesson. Ce sont les élus qui décident, souvent contre les militants. Ils sont contre le Center Parcs de Roybon, mais les élus votent pour. Ici comme en France, on voit bien que le Front de gauche est un bon point de départ, mais que ça ne marche pas pour passer devant le PS et prendre le pouvoir. » Même son de cloche chez Élisa Martin, la première adjointe PG : « Nous on fait de la politique, eux de la boutique. Mais la démarche du Front de gauche tient à ce qu’on fait, même sans le PCF. Avec en plus, bien plus de souci écologique… »
Certains comme Vincent Comparat imaginent la mise en place d’un lieu de débat sur la reconstruction de la gauche, « pour pouvoir parler de façon régulière avec les militants PS et PCF sincères, sur des aspects locaux et concrets, pas sur les questions nationales ». Et aussi préparer la suite.
À Grenoble, et par ricochet dans le reste de l’Isère socialiste, on se divise sur l’attitude à adopter face à cette alternative menaçante. « Il y a les “revanchards”, estimant le désaveu ponctuel et préparant le match retour en 2020, et les “coopérateurs”, prêt à discuter et à s’allier avec le Rassemblement », résume le chercheur Simon Labouret. Pour l’observateur, le scrutin départemental va être l’occasion de voir si la séduction des municipales agit toujours chez les électeurs socialistes. « Dans l’entre-deux-tours des municipales, au moins un quart de l’électorat PS du premier tour a voté Piolle au second », explique-t-il.
L’analyse de Labouret est formelle : « Les socialistes battus estiment qu’ils sont victimes collatérales du désamour du gouvernement, mais cet argument ne tient pas la route. Lors des cantonales de 2011, on retrouvait déjà un rapport de force favorable à la gauche écologiste et alternative face au PS. Et si l'on remonte aux municipales de 2001, on s’aperçoit que les écologistes et la gauche radicale pesaient déjà autant que le PS, à ceci près qu'ils n’étaient alors pas alliés. » Poursuivant son raisonnement, il estime que le Rassemblement a la possibilité « de faire du PS l’équivalent de ce qu’il est à Montreuil ». Un supplétif à la traîne de l’autre gauche, en somme, même si celle-ci est divisée dans la ville séquano-dyonisienne.
L’autre gauche grenobloise a fait ses comptes. Si elle retrouve ses scores des européennes, en additionnant les résultats EELV, le Front de gauche et Nouvelle Donne, elle peut être devant le PS, dans de nombreux cantons. S’il ne s’investit que de loin dans la campagne départementale (« Je ne connais pas tous les candidats, loin de là »), Éric Piolle assure « ne pas rechercher d’adoubement ni vouloir donner de sens national ». Juste « retrouver la méthode, le plaisir et la reconnaissance du primo-engagement en politique. Avec l’espoir de susciter de bons résultats ».
La fin (du PS) justifiant un peu les moyens, le « processus » a toutefois été mené davantage dans l’urgence, loin de la patiente concertation ayant précédé et débouché sur la candidature de Piolle. « Les partis ont repris un peu de leurs vieux travers, en se mettant d’abord d’accord entre eux, puis en prenant ensuite contact avec les réseaux citoyens, explique Michel Vernerey, responsable du “réseau citoyen”, un autre mouvement associé au Rassemblement à Grenoble. Il n’y a rien de grave et on continue évidemment à soutenir la démarche, mais il faut rester vigilant sur l’acceptation des partis à perdre de leur pouvoir. »
Pour autant, les ponts sont loin d’être coupés avec le concurrent socialiste. Piolle résume l’ambiance ambivalente : « Il y a d’un côté le PS qui se cantonne à un syndicat d’élus avec de moins en moins d’élus, et de l’autre le PS avec qui ça se passe bien sans esprit partisan. » Ce PS compatible avec la nouvelle gauche grenobloise, c’est celui avec qui elle gère la métropole, après que les écologistes ont soutenu l’élection du socialiste Christophe Ferrari.
À 46 ans, le même âge à un an près que Piolle, ce géophysicien spécialiste du climat représente l’idéal type du « socialiste avec qui l'on peut s’entendre », pour l’autre gauche grenobloise. Fils de mineur et de militants communistes, ce fabiusien tendance noniste se définit aujourd’hui comme « aubryste ». Dans son bureau à la mairie de Pont-de-Claix, une ville « multiculturelle et ouvrière » qu’il a prise en 2008 au PCF avant de s’y faire réélire à la tête d’une liste PS-PCF-Verts, Ferrari ne tarit pas d’éloges sur son partenaire maire de Grenoble. « Avec Piolle, l’alchimie s’est produite car nous avons une vision commune de la ville et une convergence générationnelle, dit-il. On est un peu les deux profils de l’agglomération grenobloise. Moi le rural montagnard fils d’immigré italien, lui l’étudiant venu faire ses études et devenu ingénieur. »
À la « métro », comme est appelé le conseil d’agglo, Ferrari se félicite de la « plateforme d’orientation » qui lui sert de majorité, allant du PG au PS en passant par EELV et le PCF. « De mon point de vue, la vraie nouveauté de Grenoble, c’est qu’il est possible de gérer une agglo autrement que de façon apolitique ou dépolitisée, explique-t-il. C’est exigeant, ça demande d’être très attentif, mais c’est une dépense d’énergie vraiment utile. Tout le monde vit depuis dans l’esprit de ce contrat, avec des débats nourris, mais jamais violents. » Il glisse, malicieux : « C’est aussi assez agréable de ne pas avoir à gérer les marchandages à la petite semaine et les échanges de bons procédés avec la droite. »
Pour autant, cette bonne entente ne s’est pas concrétisée lors des départementales. Mandaté par la fédération du PS pour trouver un accord électoral sur l’agglomération, Ferrari a vu les négociations échouer assez rapidement. « On nous demandait d’abandonner l’étiquette PS, regrette-t-il. Même si j’ai ma propre analyse de la politique gouvernementale, il y a un congrès de clarification à venir. Je n’ai pas envie de quitter le PS, et on est plusieurs à vouloir y dire des choses. »
Il est encore dubitatif sur la réalité de la dynamique alternative à gauche (« On va voir si leur stratégie parle aux territoires ruraux et périurbains, ou si c’est cantonné à Grenoble ? »), mais espère que l’entre-deux-tours sera l’occasion de recoller les morceaux, et que tout le monde jouera le jeu des désistements et appels à voter. « Je suis prêt à faire campagne pour eux, s’ils m’acceptent », sourit-il. En attendant, son premier adjoint est candidat mais voit s’opposer à lui une vice-présidente sortante PS. « C’est une séquelle de l’élection à la métropole, dit-il. Ceux qui la soutiennent sont ceux qui au PS ne voulaient pas de moi à la “métro”. »
Amandine Germain est aussi l’une de ces socialistes « victimes collatérales » de la désunion à gauche. Conseillère générale sortante de 34 ans, elle se voit concurrencer par le responsable local du PG, Alain Dontaine, alors qu’elle entretient des bons rapports avec les écologistes locaux. Elle qui a « tout fait » pour la fusion des listes Piolle et Safar entre les deux tours, regrette ces « passifs à gauche dans tous les sens, entre le PS, les écolos, l’Ades, le PCF, le PG… Moi j’ai 34 ans, ça n’est pas mon histoire ».
Elle aussi a « beaucoup discuté » avec l'autre gauche, allant jusqu’« à évoquer des tickets possibles ». Mais finalement, en janvier, « on m’a dit : “c’est pas possible”, le PG ne veut pas de vous », puis « on m’a fait comprendre que le problème était clairement que j’étais socialiste ». Elle ne cache pas son amertume face à la situation, et s’irrite de « cette logique suicidaire, qui va créer des éliminations au premier tour et faire basculer des cantons à droite ». « On a loupé le coche de la réconciliation, mais on a le devoir de travailler ensemble, lâche-t-elle. On est de la même génération, alors qu’une autre est en train de passer la main. Il ne faut pas que le “Rassemblement” pratique l’hégémonie qu’il critiquait. »
Chez les intéressés, on évoque surtout le bilan politique du conseil général PS, de sa baisse du budget des transports ou de sa volonté d’installer un Center Parcs à Roybon, devenu lieu de ZAD. Amandine Germain s’est abstenue sur ces sujets. « OK, il y a des sujets clivants, mais il y a tout le reste », dit-elle. Devant un retraité qui l’interpelle lors d’une distribution de tracts (« Les socialistes, ça devrait faire du social ! »), elle acquiesce, mais assume sans trop en parler la politique du gouvernement. « La question économique empêche de voir tout ce que nous faisons sur l’éducation, la justice, la santé, la loi sur la fin de vie, la politique de la ville… »
D’autres socialistes ont déjà franchi le pas. Exclu du PS il y a un an, pour s’être maintenu au second tour des municipales face au PCF à Saint-Martin-d’Hères, Philippe Serre se sent lui « très à l’aise » dans ce rassemblement et dit avoir « la foi du converti récent ». Fabiusien et encarté au parti depuis 15 ans, soit la moitié de son âge, il évoque à plusieurs reprises, lors d’une réunion publique à la MJC Louis-Aragon, « l’obsession gestionnaire » du PS, son rapport au « clientélisme » et sa « professionnalisation mortifère ». « Ça ne peut pas être l’identité de la gauche. En tout cas pas de notre gauche », dit-il. Avant de s’enthousiasmer pour Éric Piolle : « C’est un mec chouette, qui incarne la gauche morale que n’incarnait plus du tout le PS. Et je pense que la gauche morale, ça marche. »
Il paraît aussi désabusé par ses camarades socialistes et communistes (« Leur alliance n’a plus rien de politique ici ») que satisfait de ne pas avoir réadhéré quand le PS le lui a proposé, en septembre dernier. Exclus avec lui, aucun de ses douze colistiers socialistes n’a repris sa carte, explique-t-il. Et une vingtaine d’autres socialistes viennent de faire connaître leur profond désarroi auprès du premier secrétaire, Jean-Christophe Cambadélis, dans une lettre ouverte assez lugubre (lire ici).
Lors de la réunion publique, devant une trentaine de personnes dans un quartier populaire de Saint-Martin-d’Hères, Philippe Serre assiste, sans trop intervenir, à un débat un peu décousu, mais où le fond de la discussion est riche, notamment sur le rôle des « assistantes sociales », leurs missions, leurs moyens et leur déploiement. Travailleurs sociaux et habitants confrontent leurs points de vue, les prises de parole spontanées s’entrechoquent parfois, mais tout le monde semble content.
On discute aussi du peu d’audience de l’écologie dans les quartiers populaires. « Il y a des besoins primaires à assouvir avant de parler du climat, dit Nora Assoul, candidate remplaçante du FSQP dans un canton grenoblois. On est totalement d’accord sur l’agriculture bio, l’isolement thermique des logements, l’intérêt des transports en commun par rapport à la voiture… Mais dans les quartiers, on a du mal à rentrer dans le débat avec les jeunes là-dessus. » Colistière EELV de Philippe Serre, Évelyne Bonnaire tente une réponse : « Il faut “rentrer” en disant que c’est de l’emploi et de la santé. »
Aux dires des participants eux-mêmes, l’exercice est « laborieux », mais Serre apprécie. « Je me retrouve plus dans ces réunions où ça part un peu dans tous les sens mais où les discussions sont très stimulantes, dit-il, que dans les réunions du PS où l'on est entre hommes blancs en costard de 40 à 60 ans. » Et d’insister : « Franchement, au PS, il n’y a plus cette richesse d’engagements, les nouveaux arrivants se “transforment” tout de suite en socialistes… »
Lui ne renie rien de son engagement au PS, mais se réjouit d’élargir désormais son horizon idéologique. Il parle de la « nécessité d’humilité collective » et se rend compte que « si on laisse de côté les préjugés sur les questions culturelles, religieuses, environnementales, on converge sans difficulté ». « Depuis que je les côtoie, je suis passionné par les questions portées par les militants des quartiers populaires, comme par celles portées par ma colistière et toutes ses associations écolos, explique-t-il. Tu m’aurais dit ça il y a 5 ans, je t’aurais dit “Jamais !”. »
Ces militants des quartiers populaires qui lui ont fait « comprendre à quel point la question des discriminations est fondamentale », ce sont les membres du Forum social des quartiers populaires (FSQP), un réseau national aujourd’hui dissous mais encore actif en Isère et en Rhône-Alpes. Avec Nouvelle Donne, mais dont le ralliement allait de soi (Éric Piolle était déjà candidat aux législatives, aux côtés de Pierre Larrouturou, pour l'Union pour la semaine de 4 jours), le FSQP est l’autre force nouvelle à avoir intégré le « Rassemblement citoyen ».
Pour la première fois, ils s’engagent en politique, et présentent plusieurs candidats et remplaçants. Une démarche qui n’allait jusqu’ici pas de soi, pour des militants encore remontés contre « la manip' de la marche des beurs » et « ce PS qui nous l’a fait à l’envers ». Mais l’écosystème grenoblois a permis de surmonter les méfiances réciproques.
« Aux municipales, on ne se retrouvait pas vraiment dans le programme, raconte un des chefs de file du FSQP. Mais on avait déjà soutenu Piolle dans l’entre-deux-tours, quand on a vu comment Safar a tenté d’instrumentaliser le vote des quartiers de façon dégueulasse, en expliquant que le “Rassemblement” était contre le hallal et d’autres conneries. » Il explique vouloir « sortir de la logique de témoignage, où au mieux nos listes faisaient 6 ou 7 %, maximum 10 % », comme à Vaulx-en-Velin ou à Toulouse par le passé.
Ce réseau militant a aussi l’habitude d’avoir fait des bouts de chemin avec certains comités locaux du NPA, du PCF ou des Verts. Certains rappellent aussi que Mohammed Mechmache, un ancien référent du FSQP, était sur la liste EELV aux dernières européennes. « On est là pour participer à un espace de gestion où les partis sont à l’écoute des quartiers, dit un autre responsable, Philippe Robin, lors de la réunion à Saint-Martin-d’Hères. On se reconnaît dans l’idée d’un dialogue citoyen permanent que porte le Rassemblement. »
Mais si Éric Piolle « fait un tabac » dans les quartiers, aux dires de plusieurs militants et élus, l’alliance avec le PG et sa tradition « républicaine laïque » paraissait jusqu’ici impensable. « On a mis de côté certains de nos désaccords, dit un responsable du FSQP, car on est conscient que les quartiers dont on vient sont de fortes zones d’abstention, même s’ils sont bien plus politisés que ce que l’on dit. » « Et puis après Charlie, dit-il, on a ressenti le besoin d’ouvrir de nouveaux horizons. Et de montrer notre bonne volonté à ceux qui sont prêts à nous faire de la place sans nous instrumentaliser. »
Du côté du PG, on se veut tout aussi apaisant et désireux de surmonter les crispations passées, notamment sur la laïcité et l’islamophobie. « En nous rejoignant, on fait passer le message qu’il se passe des choses y compris dans les quartiers, dit Élisa Martin. Les échanges nécessaires ont été abordés et discutés entre nous. On ne partage pas tout, mais on est d’accord pour affirmer l’importance de la laïcité, comme un cadre protecteur et sûrement pas antireligieux. »
Des résultats de ces départementales vont découler la tranquillité du fleuve de la gauche iséroise dans les mois à venir. « En politique, jamais rien n’est définitif, surtout à gauche, estime le socialiste Christophe Ferrari. Si nous perdons le département, nous serons un îlot de résistance et de reconquête. Et l’enjeu sera de transposer plus largement ce qu’il se passe à la métropole. L’avenir ne peut être qu’à la pluralité et la coalition, avec des exigences fortes sur les contenus politiques. » Philippe Serre ne se fait pas trop de souci et profite du moment présent : « Au niveau national, la gauche va prendre cher. Le PS, mais aussi les autres partis. Nous, on a la chance de vivre ici une gauche alternative qui peut réussir. On essaie. On peut perdre ce coup-ci, ce n’est pas grave. On aura fait un truc sympa, on est encore jeunes et la dynamique restera durable. »
Pour Éric Piolle, le moment est celui d’une « recomposition politique générale ». Il explique : « Le PS et l’UMP ont des spectres politiques très larges, et le FN apparaît comme un pôle de recomposition. À nous d’en être un autre, avec les écologistes et les militants de gauche qui ne sont pas attachés tripalement à un parti, pour dénoncer la violence du monde libéral et les violences contre l’environnement. » Selon le maire de Grenoble, « une telle dynamique peut prendre partout. Chez nous, elle est en avance, car il y a eu du travail en amont ». Reste à savoir s'il peut fructifier en aval.
BOITE NOIREJ'ai passé trois jours à Grenoble, du jeudi 12 au samedi 14 mars. Toutes les personnes citées ont été rencontrées à ce moment, à l'exception de MM. Piolle, Noblecourt et Vernerey, joints par téléphone ce lundi 16 mars, et le chercheur Simon Labouret, rencontré à Paris le mercredi 11 mars.
La rédaction de Mediapart et les experts de Liegey-Muller-Pons se sont associés pour ces élections départementales. Grâce à ce partenariat, nous vous proposerons, avant et après le premier tour, des éclairages, des analyses et des visualisations de données inédites. Plus de détails sur ce partenariat ici.
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