Rennes, de notre envoyée spéciale.- « On n'apaise pas la douleur d'un drame en causant une nouvelle injustice. Ce drame s’est noué à l’insu de tous. » En une petite heure, c’est troussé. Delphine Dewailly, la procureure adjointe de la République de Rennes, a requis jeudi 19 mars 2015 la relaxe des deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger, après la mort de Zyed, 17 ans, et Bouna, 15 ans, foudroyés le 27 octobre 2005 dans un transformateur électrique.
Le parquet estime qu’après ses « vérifications visuelles » à l’entrée du site EDF, le brigadier Sébastien Gaillemin, 41 ans, « est reparti avec la conviction que (les jeunes) n’étaient pas à l’intérieur ». Et que sa collègue stagiaire Stéphanie Klein, 38 ans, au standard, était elle « convaincue que le danger avait été écarté car tout le monde avait été interpellé ». « N’étant pas conscients de la gravité du péril, il ne peut leur être reproché de ne pas avoir agi », conclut Delphine Dewailly qui a invité le tribunal à éviter « le piège des reconstructions » a posteriori. Dans le doute, les policiers n’auraient-ils tout de même pas dû porter assistance ou alerter les secours ? « Le citoyen peut penser ce qu’il veut, le législateur a posé une exigence de certitude : il punit l’absence de secours quand le danger est constaté, non quand il est envisagé, ce qui n’était d’ailleurs même pas le cas. »
Du début de l’intervention policière qui « n’était pas disproportionnée, ni sans motif » aux déclarations hâtives de Beauvau qui embrasèrent les banlieues plus sûrement encore que la mort de Zyed et Bouna, c’est un sans-faute que la procureure délivre aux policiers et aux pouvoirs publics. « Une tentative d’effraction (sur le chantier, ndlr) interrompue par l’intervention de la police, c’est déjà une infraction », ose Delphine Dewailly alors qu'aucun délit n’a été retenu contre les dix adolescents coursés par la police ce 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois.
Elle met en garde : « Ce serait injuste de faire peser sur la tête des prévenus les responsabilités des propos du ministre de l'intérieur, du procureur, de l'état de délabrement de certains quartiers. La justice ne peut pas tout, on ne répondra pas à la question de fond qui est celle du vivre-ensemble. » Les familles des victimes ont encaissé sans ciller ces réquisitions, habituées depuis dix ans à se heurter systématiquement aux magistrats du parquet. « C’est un dialogue de sourds qui se poursuit, dit Me Jean-Pierre Mignard, leur avocat. Ce réquisitoire n’apporte rien de nouveau. »
Dans la matinée, les deux avocats des parties civiles ont replongé le tribunal dans cette bataille judiciaire, rappelant l’enfumage d’abord entretenu autour de cette course-poursuite. Le procureur de la République de Bobigny, qui affirme dès le 28 octobre qu’« à aucun moment, (les jeunes) n’étaient poursuivis par les services de police », version reprise par le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy. « Le parquet n’est pas rancunier, ironise Me Mignard. M. Molins n'est pas un menteur professionnel, il a été trompé tout comme le ministre de l'intérieur. C’est quand même un sacré affront du SDPJ93 (police judiciaire de Seine-Saint-Denis) que de faire communiquer son procureur sur des faux ! »
En l'absence d'accusation, les parties civiles ont endossé « le rôle du commissaire public ». C'est d'abord Me Emmanuel Tordjman qui démontre méthodiquement que l’infraction de non-assistance aux personnes en danger est, à ses yeux, bien constituée. Celle-ci vise « quiconque s'abstient volontairement de porter à une personne en péril l'assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours ». Elle suppose un élément intentionnel : l’intéressé doit être conscient d'un péril imminent et choisir délibérément de ne pas porter assistance. D’où son caractère si infamant aux yeux des deux policiers prévenus, qui ont craqué au cours de l’audience.
Les familles pourtant « n’ont jamais dit que l’intention des policiers était la mort de Zyed et Bouna », recadre Me Tordjman. Non, ce que leurs avocats reprochent aux policiers, c’est de s’être enfermés dans une « logique d’interpellation coûte que coûte ». « Ce n’est pas le procès de la police, c’est celui d’une conception de la fonction policière qui aura été dévoyée. »
Me Tordjman revient sur les faits, comment à partir d’un simple appel pour des gamins sur un chantier, « une folie policière se met en marche » le 27 octobre 2005 avec « des jeunes qui courent parce que des policiers leur courent après et des policiers qui leur courent après parce qu’ils courent, sans avoir constaté aucune infraction ».
C’est dans le cimetière que se joue le moment crucial, quand le policier Sébastien Gaillemin, arrivé en renfort, voit deux silhouettes franchir le grillage en direction du site EDF. Sur le trafic radio de la police, il annonce : « Ouais donc les deux individus sont localisés. Ils sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. Il faudrait cerner le coin. » « Quelle est la première réaction de Sébastien Gaillemin ? tonne Me Tordjman. Il baisse le son de sa radio et s’agenouille, puis il va se positionner devant la centrale. Il fait le guet car "Ils vont bien ressortir". » L'avocat s’emporte, habité depuis dix ans par une colère, une soif de justice intactes : « Vous êtes à l’entrée de la centrale, mais vous criez, vous hurlez à la mort "Attention, c’est dangereux. Vous n’avez rien fait. On appelle les pompiers". » Sa voix retombe : « Mais que fait M. Gaillemin ? Il se tait, car il veut de la discrétion, il veut interpeller. » Et de rappeler qu’aux yeux du commandant de l’IGS (Inspection générale des services), chargée de l’enquête, c’est bien un « semblant de manœuvre d’encerclement de la centrale » qui se met alors en place, ce que les prévenus et le parquet contestent formellement.
Encore et encore, les deux avocats reviennent à ces échanges radio terribles, dont les policiers ont ensuite essayé d’atténuer la portée. « Ils sont clairs, il n’y a pas de conjectures, les mots ont un sens ! », s’exclame Me Tordjman. Au-delà des deux prévenus, l'avocat des parties civiles pointe « l’indifférence coupable » des 21 fonctionnaires qui étaient ce soir-là branchés sur les échanges radio et n’ont pas réagi. « C’est le drame de ce dossier ! »
« Un cri aurait suffi ; un cri nous aurait mis dans ce monde d’humanité ; un cri et tout était sauvé », résume Me Jean-Pierre Mignard. Qui se tourne vers les prévenus : « Nous ne vous haïssons pas, vous faites un métier difficile. Sans vous la vie serait intenable. Mais la République ne peut vivre en confiance qu’en étant particulièrement fière de vous. » Or, ce soir-là, regrette l’avocat, « seule une partie de leur cerveau a fonctionné, leur cerveau d’interpellateur ».
Sa dernière parole est un hommage aux familles, qui, juste derrière lui sur les bancs des parties civiles, sont littéralement suspendues au fil de sa plaidoirie. « Elles nous disent : prenez-nous en considération, nous que l’on ne considère pas. Regardez-nous, nous que l’on ne voit pas. Écoutez-nous, nous que l’on n'écoute jamais et à qui l'on reproche nos langues venues d'ailleurs. Lorsque l'on a deux enfants tués et un troisième brûlé, pouvez-vous me donner un meilleur exemple d'intégration que d'attendre la justice pendant dix ans sans un cri, sans un coup ? »
BOITE NOIREMes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman sont les avocats de Mediapart depuis la création du site. Ils ont publié avec Edwy Plenel un livre d'entretiens L'Affaire Clichy, morts pour rien, paru en février 2006.
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