Rennes, de notre envoyée spéciale.- Ce mercredi 18 mars, le tribunal correctionnel de Rennes est entré dans le dur : l’examen de la course-poursuite qui le 27 octobre 2005 mena à la mort de Zyed et Bouna, foudroyés dans un transformateur EDF de Clichy-sous-Bois. Sur les ondes de la police, elle tient en une vingtaine de minutes – entre 17 h 21 et 17 h 45 – qui scellèrent le sort des deux gamins.
Au standard du commissariat de Livry-Gargan, Stéphanie Klein, l’un des deux policiers prévenus, dépêche un équipage de brigade anti-criminalité (Bac) sur un chantier de Clichy-sous-Bois : « Il y aurait des enfants en train de voler à l’intérieur. » Un employé du funérarium voisin a aperçu des jeunes s’y introduire et l’un d’eux faire le guet. Une minute plus tard, la Bac interpelle David, désigné comme le « guetteur », devant le chantier. Ses camarades s’éparpillent comme une volée de moineaux. On entend la voix essoufflée d’un policier à leurs trousses : « Ils sont au moins six. »
En fait, ils sont dix : Zied, Bouna, Muhittin, David, Aristide, Bruno, Martin, Yahya, Sofiane et Harouna. Dix copains de Clichy-sous-Bois, âgés de 14 et 17 ans, qui reviennent du terrain voisin où ils ont joué au ballon « pour faire passer le ramadan ». Ils courent parce qu’ils ont « peur de la police », qu’ils ont laissé leurs papiers à la maison et ne veulent pas se retrouver au poste au moment de la rupture du jeune. « Je savais que si je me faisais contrôler, j’allais me retrouver au poste, c’est toujours comme ça que ça se passe », dira l’un des adolescents à la police des polices.
Ils dévalent une rue, traversent un parc. Aristide, Bruno, Martin sont arrêtés. Cinq autres poursuivent à travers un bois, débouchent dans un cimetière. Ils pilent net en entendant une voiture de police freiner devant l’entrée du cimetière. Sofiane et Harouna plongent au sol dans les broussailles. En panique, Zyed, Bouna et Muhittin escaladent eux le grillage du cimetière, séparé par quelques mètres de mauvaises ronces du haut mur d'enceinte du site EDF. Du cimetière, on aperçoit ses pylônes et lignes haute tension.
Sébastien Gaillemin, le second policier prévenu, et sa jeune coéquipière sortent de la voiture. Des feuilles crissent, ils s'accroupissent au milieu des tombes. En se relevant « une fraction de seconde », le policier aperçoit deux silhouettes « franchir le grillage, mais pas le mur d’enceinte » du site EDF lui-même. Sur le trafic radio de la police, il annonce : « Ouais donc les deux individus sont localisés. Ils sont en train d’enjamber pour aller sur le site EDF. Il faudrait cerner le coin. » La standardiste lui demande de répéter. « Oui, je pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF. Donc il faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner un peu le quartier quoi. Ils vont bien ressortir. » Il est 17 h 33. La phrase suivante est terrible : « En même temps, s’ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau. » Dans la petite salle d’audience qui s’est figée, les proches des victimes baissent la tête, certains pleurent.
« C’est une réflexion fort maladroite qui, à l’audition des bandes, a dû heurter les parties civiles et j’en suis désolé », concède Sébastien Gaillemin à la barre. Qui pour le reste se barricade dans sa logique professionnelle. « C'était l'expression d'une hypothèse parmi d'autres, dit le policier. À ce moment je suis toujours dans un état d'esprit d'interpellation d'auteurs d'infractions. Il y avait plusieurs directions de fuite possibles. » Nul besoin à ses yeux de crier pour avertir les jeunes du danger ou de faire aviser EDF, puisqu’il n’a alors « aucune certitude » que les « individus » sont bien rentrés sur le site.
Le président du tribunal Nicolas Léger lui présente deux interprétations, lui tendant clairement une perche : « Soit vous savez qu'il y a un risque mortel et vous vous en désintéressez. Soit vous exprimez juste une hypothèse qui prouve que vous n'avez aucune certitude. » « Bien sûr, c'est la deuxième », saisit le policier. Qui soudain lâche prise, envahi par l'émotion : « Et réflexion personnelle, je ne comprends même pas comment on peut penser que j’aurais agi ainsi ! » Avant de se rasseoir les yeux rouges. L'audience sera suspendue quelques minutes plus tard.
On parle d'enfants, pas d'adultes dangereux, lui rappelle à la reprise Me Jean-Pierre Mignard, avocat des familles. « Pourquoi avoir alerté la station directrice du danger potentiel et pas les enfants à quelques mètres de vous ? » s'étonne l'avocat. Sébastien Gaillemin répète que leur entrée sur le site EDF n’était qu’une « hypothèse » parmi d’autres et qu’il ne l’a « pas privilégiée ». La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Rennes, qui a renvoyé les deux policiers devant le tribunal, avait, elle, estimé que « l’introduction des adolescents dans le site n’était pas une simple hypothèse mais une très forte probabilité » et que le policier aurait dû « demander au standard d’aviser EDF » « dès qu’il avait soupçonné de manière très forte » cette présence.
« Quel est le sens de la phrase "Ils vont bien ressortir" ? » demande Me Emmanuel Tordjman, autre avocat des parties civiles. « Je parle du terrain (un petit espace triangulaire entre le grillage du cimetière et l'enceinte - ndlr), pas du site EDF », prétend le policier. « Je ne suis pas considéré comme un chasseur, un chien fou, ajoute-t-il. Dans mes notations, on parle d'un fonctionnaire proche du public, en aucun cas quelqu'un qui fait du saute-dessus. D'ailleurs à plusieurs reprises les collègues de la Bac m'avaient proposé de travailler avec eux, car le recrutement se fait par cooptation, je m'y suis toujours refusé. »
Mais justement, insiste Me Mignard, « des policiers sur les lieux, vous êtes le fonctionnaire qui a la plus grande clairvoyance des dangers du site et l'intelligence la plus nette. Pourquoi n'avez-vous aucune réaction proportionnée ? » Piqué au vif, Sébastien Gaillemain pointe pour la première fois ses collègues et sa hiérarchie, étrangement absents de ce procès. Aucun n'a été cité à témoigner. « Il y a 14 fonctionnaires qui interviennent, 3 ou 4 autres standards au-dessus de celui de Stéphanie, des gens qui n’entendent rien, qui ne voyaient rien, rétorque le policier. Je ne dis pas qu’ils mentent, mais ces personnes-là n’ont pas été plus inquiétées que cela », lance-t-il, amer « En cinq ans dans le 93, je ne me souviens pas d'avoir vu énormément de personnes s'arrêtant en entendant "Police, arrêtez-vous". »
Au standard du commissariat de Livry, la gardienne de la paix Stéphanie Klein, qui surveille le trafic radio, n’a elle non plus « aucunement soupçonné un danger, sinon il va de soi que j’aurais agi autrement ». Il lui est reproché de ne pas avoir prévenu l’opérateur. Stagiaire depuis six mois à Livry-Gargan, elle argue qu’elle ne connaissait pas le site EDF, situé en dehors de sa circonscription. « J’ai pensé que c’était peut-être un site administratif, des bureaux, mais pas une centrale électrique », dit la policière. « Mais quand votre collègue dit : "S’ils entrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau", vous devez bien comprendre de quoi il s’agit ? » À la barre, la jeune femme fond à son tour en larmes : « Je n'ai pas réagi. »
Après avoir vu les jeunes passer de l'autre côté du grillage, le premier réflexe de Sébastien Gaillemin est de rejoindre à pied l'entrée principale du site EDF, en contournant un pâté de maison. Toujours en « mode recherche » avec l'une de ses deux coéquipières, précise-t-il. Le chef de bord se hisse sur une poubelle, puis un transformateur électrique et jette un coup d’œil par-dessus le portail fermé. À ce moment, les trois adolescents errent-ils encore sur le site d'un hectare à la recherche d'une cachette ou se sont-ils déjà réfugiés dans le local de la réactance ? Toujours est-il que le gardien de la paix ne voit rien. C’est plié, il lève le camp. « Dans une interpellation, plus le temps passe, moins vous avez de chances de rattraper la personne. »
Son équipage effectue tout de même un dernier passage au cimetière avant de rentrer au poste. Les trois agents tombent sur Sofiane et Harouna, toujours couchés dans les broussailles, qu’ils interpellent. À 17 h 45, les cinq équipages rentrent l’esprit tranquille avec leurs six interpellés au commissariat de Livry-Gargan. Sébastien Gaillemin s'attelle à remplir la paperasse et à effectuer les « avis familles ». David, Aristide, Martin, Bruno, Sofiane et Harouna seront remis à leurs parents peu après, aucune infraction n’ayant été constatée sur le chantier. Pour Sébastien Gaillemin, « l’intervention était terminée, c’était clair dans ma tête, j’avais levé le doute ».
Sur le trafic radio, les affaires reprennent. « Suite aux nombreuses interpellations, je n'ai plus d'effectifs. Il m'en faudrait un pour un différend », réclame le standard de Livry-Gargan.
« Oui, c'est quel genre de différend ?
— Un différend familial avec un fils alcoolisé. »
Moins d’une demi-heure après, Zyed et Bouna sont foudroyés, et Muhittin grièvement brûlé, dans le tout petit local du transformateur à ciel ouvert où ils ont réussi à pénétrer. Des murs de parpaing de 4,20 m, une bobine – dite réactance – au milieu, et au fond une étroite plateforme de béton où les trois amis se terrent. Ignorant que les policiers ont tourné casaque depuis longtemps. « L’endroit le plus dangereux », pointe le président en dardant un œil sévère sur Muhittin le rescapé. « Mais on ne savait pas », proteste faiblement le jeune homme. Nicolas Léger lui rappelle la présence de nombreux panneaux d’avertissement « Stop, ne risque pas ta vie ! » sur le transformateur. « Si j’avais conscience de ce que c’était, jamais je ne serais rentré ! » s’exclame un Muhittin ravagé, qui mêle turc et français à la barre.
Mais le président n’en a pas fini, il veut savoir « quelle réflexion » le jeune homme tire du « choix que vous avez fait avec vos amis ce jour-là ». Muhittin écarquille les yeux, interloqué : « J’aurais pas dû courir, si c’est une réponse. J’ai réfléchi, j’aurais préféré me faire tabasser. » « Vous avez vu la manière dont ça s’est passé pour les jeunes au commissariat ce soir-là ? rétorque Nicolas Léger. Les parents sont venus chercher leurs enfants et chacun est rentré chez soi. Personne n’a été passé à tabac ce soir-là au commissariat de Livry-Gargan. » L’échange n’a duré que quelques minutes, mais sa violence feutrée tranche avec les précautions dont le président avait jusqu’alors entouré la douleur des parties civiles.
Pour la forme, Nicolas Léger repose aux deux prévenus la « question centrale ». « Avez-vous à un moment ou un autre perçu que Zyed et Bouna ou Muhittin se trouvaient en état de péril, et si oui vous êtes-vous abstenu de leur porter secours volontairement ? » Sans surprise, il récolte deux « non ». Il est 16 h 40, l’instruction des faits est close.
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