Cette fois, ils auront prévenu. Ce dimanche 22 mars, au soir du premier tour des élections départementales, il sera difficile de dire que le PS n'avait pas vu venir la dérouillée, les abstentionnistes qui se détournent de lui, les scores élevés du Front national. Depuis trois semaines, la caravane des socialistes, menée par Manuel Valls, alerte et tempête partout en France sur le risque de l'extrême droite. Cette stratégie est d'abord destinée à mobiliser les électeurs du PS, que ni ces élections locales, ni le contexte national n'encouragent à se déplacer.
Pas question, donc, de revivre le scénario des municipales. Il y a pile un an, le parti socialiste avait pensé traverser les élections locales sans trop de dommage. François Hollande croyait les « enjamber » avec facilité, comme un petit caillou sur son chemin. On connaît la suite : abstention massive des électeurs de gauche, succès inespéré pour la droite, PS assommé y compris dans ses fiefs, et onze villes dans la besace du Front national, du jamais vu. Le choc fut tel qu'il hâta le départ de Matignon de Jean-Marc Ayrault. Ces municipales jugées inoffensives se transformèrent en bombe à fragmentation dont les blessures sont encore béantes : les écologistes quittèrent le gouvernement ; la "fronde" des socialistes s'organisa ; le gouvernement s'épura de ses hétérodoxes ; quelques mois plus tard, Benoît Hamon et Arnaud Montebourg furent éjectés, eux qui avaient pourtant aidé Manuel Valls à se hisser à Matignon.
Dans l'hebdomadaire économique Challenges, François Hollande a déjà décrété qu'il n'y aurait cette fois-ci « pas de changement, ni de ligne ni de premier ministre ». Une tentative de restreindre l'espace de jeu de l'après-départementales. Et de prévenir d'éventuels départs de feu dans la majorité, au cas où le scrutin virerait à la bérézina. Dès ce dimanche 22 mars, le PS, qui détient 60 conseils généraux sur 100, sera éliminé dans plusieurs centaines de cantons, une vague dont l'ampleur reste inconnue. Une semaine plus tard, le 29 mars, viendra l'heure des comptes : si le PS ne perd que de 15 à 20 départements (son objectif), il aura limité la casse. Si c'est davantage, l'échec sera dévastateur. Il sera difficile pour le pouvoir de ne pas en tirer de conséquences.
Les conseils généraux actuels et leurs couleurs politiques :
Non représentés sur la carte : Guadeloupe (PS), Martinique (gauche), Guyane (indépendantistes), Réunion (UDI), Mayotte (gauche)
Si l'exécutif a choisi de cibler le Front national, c'est d'abord pour mobiliser les abstentionnistes, à commencer par ceux qui ne votent plus pour le PS. Une sorte de "remake", au plan national cette fois, de la législative partielle du Doubs : début février, dans l'ancienne circonscription ouvrière du commissaire européen Pierre Moscovici, le parti au pouvoir l'avait emporté de justesse face au Front national. En menant la campagne, Manuel Valls avait donné à ce vote local un tour national. La lutte contre le Front national était alors un argument pour mobiliser les « républicains » en vue du second tour.
Cette fois, le risque FN est avancé avant même le premier tour, qui est, en théorie, le moment où chaque parti met en avant son propre programme politique. Ce "haro sur le FN" a un double avantage : il permet au gouvernement de porter le projecteur sur l'attitude de la droite face au Front national, mais aussi de tenter de faire passer au second plan les turpitudes politiques du parti au pouvoir. Un proche du chef de l’État admet sans difficulté qu'il s'agit d'abord de « se rattraper aux branches de la démocratie et de la République ». Pas d'autre choix possible, selon lui, puisque « tous les indicateurs sont au rouge ». Autrement dit : les résultats économiques ne sont pas là, il ne sert donc à rien d'espérer les valoriser.
En coulisses, François Hollande approuve – ou laisse faire, ce qui revient au même. Mais c'est bien le premier ministre qui mène la bataille, à sa façon : tonitruante. Depuis dix jours, il dit sa peur d'un « endormissement généralisé » face au FN – c'était à Limoges, passée à droite l'an dernier après 112 ans de socialisme. Sa crainte que le « pays ne se fracasse ». Son « angoisse » de voir le FN « aux portes du pouvoir ». À l'Assemblée, le 10 mars, il a pris prétexte d'une question à l'Assemblée nationale de la députée FN Marion Maréchal-Le Pen pour se livrer à une tirade enflammée : « Il est temps qu'on déchire le voile, la mascarade qui est la vôtre (….). Jusqu'au bout je mènerai campagne pour vous stigmatiser, pour dire que vous n'êtes ni la République ni la France. »
En Bretagne, ce week-end, il a décrit le FN comme un parti hors de la République, « rance et triste ». Lundi 16 mars, à Évry (Essonne, la ville dont il fut maire), il a dénoncé les propositions « dangereuses et insensées » de la « famille Le Pen » et des propos « antisémites, racistes, homophobes » de « dizaines et dizaines » de candidats du Front national. Cette partition, le premier ministre va la jouer sans relâche d'ici au premier tour : ce mardi en Lorraine, mercredi dans le Pas-de-Calais, jeudi en Corrèze et vendredi en Ardèche, juste avant la fin de la campagne officielle.
Dans les rangs du gouvernement, on applaudit bien sûr la démarche. « Parler du FN comme le fait Manuel Valls, c'est d'abord l'occasion de rappeler qu'il y a une élection dimanche, plaide le secrétaire d’État à la réforme de l’État, Thierry Mandon. Et c'est une façon de mobiliser notre camp, même si le combat pour la République et contre le FN appelle évidemment des réponses d'une tout autre ampleur. »
« Face au FN, on ne peut plus faire la politique de l'autruche, assure son collègue Matthias Fekl, chargé du commerce extérieur au ministère des affaires étrangères. Il faut d'abord nommer ce qu'est le FN, expliquer pourquoi derrière un discours en apparence cohérent, ce qu'il propose est un désastre. » Pour cet élu du Lot-et-Garonne, où le FN est en nette progression, « y aller frontalement face au FN, c'est aussi une façon de reprendre la bataille des idées et d'entamer la reconstruction idéologique de la gauche, un travail qui prendra des années ».
Secrétaire nationale du PS et élue d'opposition à Fréjus, ville gérée depuis un an par le Front national, Elsa Di Méo se félicite, elle aussi, « d'un discours qui nous permet de sortir du déni. Enfin, le débat est repris à son compte par le PS, et pas sous-traité à d'autres ». Dans Journal de bord d'une élue FN, un livre à paraître le 25 mars (Stock), Elsa di Méo raconte combien elle a eu parfois le sentiment de prêcher dans le désert au PS lorsqu'elle alertait sur la progression du Front national et de ses idées.
La stratégie de la dramatisation agace pourtant bien des socialistes, à commencer par des candidats aux départementales gênés de voir le FN mis au centre du jeu. « Pour Valls, c'est d'abord une façon de s'exonérer à bon compte de la défaite qui vient : il aura été tonitruant, donc on ne pourra rien lui reprocher », s'agace un député "frondeur".
Très loyal et plutôt silencieux depuis un an, sauf pour dénoncer la réforme territoriale et l'absence de réforme fiscale, l'ancien locataire de Matignon, Jean-Marc Ayrault, est même sorti de sa réserve lundi 16 mars pour dénoncer l'omniprésence du Front national dans la campagne des départementales. « Le FN s’étend, se nationalise, mais en nombre de voix, il ne progresse pas partout, a dit l'ancien premier ministre à Ouest-France. C’est surtout l’abstention de gauche qui progresse et de nombreux départements qui risquent de basculer à droite. Il faut parler aux citoyens. Ce qui doit être au centre de cette élection, ce n’est pas le Front national, c’est le choix de majorités départementales pour animer les politiques publiques de solidarité sociales et territoriales, l’éducation. » Pas cité, mais clairement visé, le premier ministre a répondu quelques heures plus tard à son prédécesseur, lors de son meeting à Évry : « L'extrême droite est déjà au centre du débat. Le courage, en politique comme dans la vie, c'est d'accepter cette peur et de la dépasser. »
La « peur » du FN peut-elle encourager une mobilisation qui le fasse reculer dans les urnes ? « Ce n'est pas sûr, mais c'est bien de le faire », assure un ami du président de la République, adepte de la méthode Coué. À ce titre, les départementales sont aussi un test pour ajuster la stratégie du pouvoir en vue des régionales de décembre 2015, où le Front national rêve de s'emparer de certaines grandes régions, à commencer par le Nord-Pas-de-Calais-Picardie.
Mais après ? « Ce que dit Valls permet de poser des jalons dans la lutte contre le Front national, et de remettre des digues. C'est utile pour le peuple de gauche et les républicains, mais cela ne suffit pas, dit Elsa di Méo, la socialiste de Fréjus. Sur les questions de lutte contre le racisme et les discriminations, j'attends des réponses que je n'ai pas aujourd'hui, comme un grand plan national pour favoriser le lien social, la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. » « Il est minuit moins le quart, s'inquiète le ministre Thierry Mandon. Il nous faut désormais une vraie stratégie de redressement démocratique, pour recréer la confiance. »
Après les attentats de Paris, Manuel Valls a parlé d'« apartheid social, territorial, ethnique », mais le pouvoir n'a dégainé que des demi-mesures. Un comité interministériel pour l'égalité, en direction des quartiers populaires, et un autre sur la ruralité, organisé dans l'Aisne, département convoité par le FN, ont bien dégagé quelques moyens supplémentaires début mars pour la politique de la ville et la lutte contre la désertification des campagnes, mais l'effort reste modeste et le cadre budgétaire ne donne pas de marge de manœuvre. Au gouvernement et à l’Élysée, des ministres et conseillers ont pourtant plaidé ces dernières semaines pour des mesures plus ambitieuses, comme l'affectation d'une partie des exonérations de cotisations sociales prévues par le pacte de responsabilité aux quartiers populaires, et pas un simple saupoudrage de crédits supplémentaires. Un pas que François Hollande a toujours refusé de franchir.
Dans la majorité, certains, à commencer par les "frondeurs" socialistes, que le chef de l’État a ostensiblement reçus à l'apéritif mercredi, veulent croire que sans se renier ni renoncer au pacte de responsabilité, le chef de l’État pourrait leur envoyer des signes après les départementales – qui devraient être suivies d'un remaniement aux contours pour l'heure très imprécis, et dont l'ampleur dépendra du résultat.
Leur calcul est simple : François Hollande a besoin de renouer très vite avec sa majorité, aujourd'hui éparpillée. Dès le lendemain des départementales, la bataille du congrès du PS de juin sera lancée. Il y aura ensuite les régionales de décembre et, déjà, la préparation de la campagne présidentielle à laquelle François Hollande entend bien se représenter, si possible dans la posture du « rempart » contre la droite sarkozyste et l'extrême droite.
Pour parvenir à ses fins, le chef de l’État devra forcément, pensent-ils, renouer avec toute sa majorité socialiste, voire avec les écologistes. Ce qui impliquerait de donner des gages et de faire des concessions politiques, par exemple en conditionnant une partie des exonérations de cotisations du pacte de responsabilité, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. « On ne se fera pas attraper avec du vinaigre », prévient déjà un député "frondeur". Les choix présidentiels seront arrêtés au dernier moment, en fonction de l'ampleur des bourrasques du second tour.
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