Pour Patrick Balkany, c'est le plus humiliant. Dans la demande de levée d'immunité votée mercredi 18 mars par le bureau de l'Assemblée nationale (à l'unanimité des membres), les juges anticorruption préviennent qu'ils comptent lui confisquer son passeport. Renaud Van Ruymbeke et Patricia Simon veulent non seulement interdire au député UMP « d'entrer en contact avec les autres protagonistes (du dossier) », mais aussi l'empêcher « de quitter le territoire métropolitain », craignant qu'il « ne soustraie des éléments de preuve ou fasse pression sur des témoins » à l'étranger.
On les comprend. L'argent des Balkany ayant joué à saute-frontières pendant vingt-cinq ans, des preuves gisent encore à Marrakech et Genève, Saint-Martin et Singapour, au Panama comme au Liechtenstein.
Pour convaincre les députés de voter cette levée d'immunité, les juges chargés d'instruire depuis décembre 2013 sur des soupçons de « corruption » et « blanchiment de fraude fiscale » ont passé en revue, dans leur requête de neuf pages, l'ensemble des biens que le couple pourrait avoir dissimulés au fisc (ou bien sous-évalués), villa par villa, société écran par société écran. Dans ce document confidentiel (que Mediapart s'est procuré), ils ne disent évidemment pas tout, soucieux de conserver des munitions pour la suite de l'instruction. Mais ils en disent déjà beaucoup.
Mercredi matin, c'est ce drôle de catalogue immobilier que les vingt-deux membres du bureau de l'Assemblée ont épluché, à huis clos, avant de se prononcer. Patrick Balkany est d'ores et déjà mis en examen pour « corruption passive », « blanchiment de corruption » et « blanchiment de fraude fiscale ».
- Le manoir de Normandie
Dans leur requête (dont Le Canard enchaîné et Le Monde ont déjà cité des extraits), les juges commencent par rappeler aux députés que les Balkany occupent un manoir à Giverny depuis 1986, acquis pour 1,8 million de francs (avec deux piscines, un terrain de tennis, un moulin, etc.). Pourtant, ni Patrick ni Isabelle ne paie l'ISF (impôt de solidarité sur la fortune). Les élus de Levallois-Perret ont eu la bonne idée, en 1997, de faire « don de la nue-propriété à leurs enfants ». Dans leur déclaration de patrimoine, ils n'indiquent plus que la valeur de « l'usufruit », estimé à 297 580 euros.
« Des investigations sont en cours sur les conditions dans lesquelles des travaux, conséquents, ont été réalisés dans la propriété », enchaînent les magistrats instructeurs, qui enquêtent sur des aménagements réalisés à l'œil par des entreprises bénéficiaires de marchés publics à Levallois-Perret (à la suite d'informations révélées par Mediapart).
- La villa « Pamplemousse » aux Antilles
Lovée sur une presqu'île de Saint-Martin, Pamplemousse se loue 20 000 dollars la semaine en haute saison. Acquise en 1997 pour 3,3 millions de francs (650 000 euros), c'est sans doute la résidence la plus tape-à-l'œil des Balkany, avec sa piscine de douze mètres et ses cinq chambres, farcies de lits « king size » et d'écrans plasma.
Propriété d'une fiduciaire du Liechtenstein (au nom poétique de Real Estate French West Indies), la villa a toujours été en gestion locative chez Carimo, grosse agence immobilière de Saint-Martin. Pendant dix-sept ans, les Balkany se sont officiellement présentés comme des locataires assidus mais lambda.
Les juges rapportent cependant qu'à l'issue d'une nuit en garde à vue, Isabelle a récemment craqué (« Madame Balkany a reconnu être la seule et unique bénéficiaire de la villa »). Dans leur synthèse, ils mentionnent quelques-unes des trouvailles réunies pour la confondre, de la plus anodine à la plus probante.
Ainsi les comptes bancaires de Patrick Balkany examinés par Tracfin (la cellule de lutte contre le blanchiment de Bercy) ont-ils révélé que le député UMP « payait des assurances de type "multirisques habitation" pour la villa ». Bizarre, pour un visiteur occasionnel.
Déjà en 2001, dans le cadre d'une information judiciaire qui n'a jamais abouti, des policiers expédiés à Saint-Martin en l'absence du couple avaient découvert, dans l'un des coffres de Pamplemousse, « une carte bancaire au nom d'Isabelle Balkany ».
Par ailleurs, des voitures Nissan et Infinity appartenant au couple ont stationné sur place toutes ces dernières années. L'ancien gardien de Pamplemousse (viré après une fête organisée à l'insu des Balkany) a ainsi témoigné sur procès-verbal : « Je les entretenais et les nettoyais pour qu'elles soient en bon état à l'arrivée des Balkany. » Retrouvé par Mediapart, ce dernier ajoute : « Les Balkany venaient un mois et demi à deux mois par an. Ils ne m'ont jamais dit en direct qu'ils étaient propriétaires, mais les cartes grises des 4X4 étaient à leur nom. Mon boulot, c'était de nettoyer la piscine, de surveiller les travaux, etc. En échange, je logeais sur place gratuitement. »
Dans la foulée de ses aveux, Isabelle Balkany a évoqué l'héritage de son père, décédé en 1982, pour justifier la provenance des fonds utilisés pour acquérir Pamplemousse (via la fiduciaire du Liechtenstein). Lésée dans la succession par son frère et sa sœur (qui se trouvent résider en Suisse), ces derniers « lui auraient remis (plusieurs années plus tard) chacun 5 millions de francs selon ses dires », pour se rattraper. Le responsable de la fiduciaire, un certain Hans Peter Jörin, aurait ainsi encaissé les 10 millions de francs « aux alentours de 1996, ce qui lui aurait permis d'acheter la villa », sans que rien soit jamais signalé au fisc français. À en croire Isabelle, Hans Peter Jörin lui aurait été présenté par sa famille d'outre-Léman, tout bêtement.
Mais les juges ne prennent pas ce récit, qui dédouane son mari, pour argent comptant. Ils soupçonnent visiblement Patrick Balkany d'être aussi propriétaire. C'est qu'ils connaissent trop bien Hans Peter Jörin. L'homme était déjà « intervenu pour le compte (de Patrick) » à la fin des années 1980, d'abord pour lui consentir un prêt à la garantie douteuse, puis lorsque l'élu de Levallois a vendu des actions d'une société familiale en déconfiture pour la somme extraordinaire de 31,5 millions de francs, via la Suisse et un montage tout aussi douteux (déjà évoqué ici par Mediapart).
« Interpellée à ce sujet, Mme Balkany n'a fourni aucune explication, contestant que son mari ait pu lui indiquer le nom de la fiduciaire », pointent les juges. À ce stade de l'instruction, le maire de Levallois dément toujours tout lien de propriété avec Pamplemousse.
- La deuxième villa à Saint-Martin
C'est la surprise du chef. Les juges relatent qu'au fil de leurs séjours à Saint-Martin, les Balkany n'ont pas seulement posé leurs valises dans une résidence, mais deux. Avant d'investir « Pamplemousse », le couple a d'abord fréquenté Serena, villa réputée pour sa piscine cernée de colonnades. À la différence de Pamplemousse, Serena offrait un accès direct à la mer, sans parler de ses six chambres, six salles de bains, 700 m2... Aujourd'hui, elle se loue à 35 000 dollars la semaine.
Officiellement, Serena n'a jamais appartenu aux élus de Levallois. Achetée en 1989 par une société du Liechtenstein baptisée Bellec Etablissement, elle a été revendue en 2002. Mais « les liens avec les époux Balkany sont multiples », relèvent les magistrats instructeurs, qui les soupçonnent d'en avoir été propriétaires de fait. Dans les listings de l'agence Carimo, qui assurait aussi la gestion locative de Serena, la maison « était référencée "C-Bal" » (comme Balkany). Sans doute un hasard.
Surtout, « dans les documents de l'agence, la société propriétaire de la villa, Bellec Etablissement, a pour représentant Hans Peter Jörin ». Encore lui.
- Le riad "Dar Giucy" de Marrakech
Dans leur requête, les juges décrivent avec précision « le montage offshore » qui a permis au bras droit de Patrick Balkany, Jean-Pierre Aubry, d'acquérir cette propriété du cœur de la palmeraie pour un prix avoisinant les 5,8 millions d'euros en janvier 2010, dans le dos du fisc. Cet homme dévoué à Patrick Balkany, qui dormait parfois à l'hôtel quand il accompagnait le couple à Marrakech, mis en examen pour « complicité de corruption passive », est soupçonné d'avoir servi de prête-nom à son "patron".
Comme directeur de la Semarelp (la société d'aménagement de la ville de Levallois), Jean-Pierre Aubry supervisait à l'époque des opérations immobilières colossales, dont un projet de tours à 1 milliard d'euros « financé par un homme d'affaires saoudiens, M. Al Jaber ».
Pas juriste pour un sou, il a effectué toutes ses démarches pour le riad en compagnie d'un avocat parisien, Me Arnaud Claude (plus connu comme associé de Nicolas Sarkozy dans son cabinet et désormais mis en examen pour « blanchiment de fraude fiscale »).
Les juges relatent que les deux hommes se sont rendus en Suisse pour confier l'élaboration du « montage opaque » à une fiduciaire de Genève (Gestrust), chargée de « mettre à leur disposition deux sociétés panaméennes, l'une pour acquérir la villa (société Haydridge), l'autre pour en assurer le financement occulte (société Himola) ». Pour l'occasion, celle-ci a ouvert un compte à Singapour.
Ne manquait plus que les fonds, qui ont transité par deux canaux différents. En juin 2009, le compte asiatique d'Himola « a été crédité de deux virements de 2,5 millions de dollars chacun (...), payés par un industriel belge installé en Afrique, Georges Forrest ». Sur procès-verbal, l'homme d'affaires a déclaré que ces coordonnées bancaires « lui avaient été communiquées par Patrick Balkany ». Il «lui devait en effet une commission de 5 millions de dollars (1 %) pour une affaire de 500 millions de dollars que Patrick Balkany lui avait apportée en Namibie grâce à ses relations au plus haut niveau », écrivent les juges (lire nos enquêtes ici et là). Sur cette manne, seuls 2,5 millions d'euros ont servi pour le riad de Marrakech.
Le reste du prix d'achat, soit plus de 3,4 millions d'euros, est arrivé chez le notaire marocain depuis « des comptes égyptiens », en trois virements. « À ce stade de l'instruction, (seul) le premier a été identifié », précisent les juges : 193 000 dollars en juin 2009, « ordonné par une filiale du groupe de M. Al Jaber », l'investisseur des tours de Levallois. Évidemment, les magistrats instructeurs s'en étonnent : « Ce virement est intervenu alors que M. Aubry négociait pour le compte de (la société d'aménagement de Levallois) avec le groupe de M. Al Jaber le montant des droits à construire (…) et les délais de paiement. » Mis en examen pour « corruption active », le cheik a démenti tout lien entre les 193 000 euros d'honoraires versés au notaire et ses projets « levalloisiens ».
Qu'importe, à ce stade. Pour faire sauter l'immunité de Patrick Balkany, les juges se sont surtout employés à démontrer qu'il était « le véritable propriétaire de la villa ». Ils citent d'ailleurs Jean-Pierre Aubry, mis en examen pour « complicité de corruption passive », qui a fini par lâcher sur PV « qu'il n'avait personnellement bénéficié ni de la villa, ni du compte de Singapour ». Qui alors ?
« Des explications fournies récemment par la fiduciaire (suisse) sont venues conforter l'implication personnelle de M. Balkany », estiment les juges. Le directeur de la société genevoise a notamment dévoilé, devant les enquêteurs, qu'à l'occasion d'un rendez-vous parisien au cabinet de Me Claude, Jean-Pierre Aubry lui avait « expliqué qu'il portait les titres (des sociétés panaméennes propriétaires du riad) pour le compte de son ami M. Balkany, mais qu'il ne le dirait pas, car il lui devait beaucoup. »
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