Rennes, de notre envoyée spéciale.- Pendant 45 minutes, ce mardi 17 mars, ce sont les échanges radio des policiers, enregistrés juste après la mort de Zyed et Bouna, qui ont empli la salle du tribunal correctionnel de Rennes. Inversant la chronologie, le tribunal a en effet choisi de s’intéresser d’abord aux conséquences de leur mort, avant d’aborder les faits eux-mêmes ce mercredi.
À 18 h 12, le 27 octobre 2005, un arc électrique de 20 000 volts projette à terre les deux adolescents, brûlés vifs dans le transformateur électrique où ils s’étaient réfugiés. Pendant 35 secondes au moins, tout Clichy-sous-Bois et le commissariat voisin de Livry-Gargan sont plongés dans le noir. À la barre, Muhittin, le miraculé, se souvient d’avoir eu « l’impression que j’ai été soulevé, et de retomber au sol à plusieurs reprises ». Il a été « vraisemblablement sauvé par sa chute » et « un temps de contact très bref », dira une expertise médicale.
Brûlé sur 10 % du corps, le jeune homme parvient tout aussi miraculeusement à se hisser hors du petit local aux murs de 4,20 m de haut, puis à ressortir du site EDF en s’aidant d’une pierre pour sauter « par-dessus les barbelés dans le cimetière » et à rejoindre le centre commercial du Chêne-Pointu. Muhittin cherche des connaissances pour secourir ses amis « laissés là-bas ». Il voudrait aussi rentrer chez lui mais il a « du mal à marcher, c’était comme une batterie qui se décharge ».
Devant le tribunal, c’est Siyakha, le grand frère de Bouna qui sortait de la boulangerie en cette période de ramadan, qui poursuit le récit de Muhittin. « Juste en m’approchant de lui, il me donnait de la chaleur, il était blessé, ses vêtements collaient, décrit ce grand gars. Il n’arrivait pas à parler. Il disait : Bouna, Zyed, Bouna, Zyed. » Le petit groupe d’amis embarque le blessé en voiture, mais Muhittin est perdu. En s’approchant par le bois qui surplombe le site EDF, le petit groupe perçoit « une grosse chaleur », se souvient Siyakha.
Depuis la butte, ils aperçoivent le transformateur. Ils ont compris. Il est 18 h 46, l’un d’eux, 14 ans, appelle les pompiers : « Il y a nos petits frères, ils sont restés dans l’agence d’EDF à Livry-Gargan. Ils ont eu des coups de volt. (…) On est en train de les chercher. (…) Il en manque deux. » Sans attendre l’intervention d’EDF, les pompiers, guidés par les cris des jeunes, pénètrent sur le site et font sauter le cadenas de la porte du transformateur. Ils « torchent », voient les corps, mais ne peuvent entrer avant que le technicien EDF ait sécurisé l’installation. Son arrivée puis la manœuvre prendront plus d’une heure. « On a patienté, patienté, la nuit est tombée », dit Siyakha.
Le son grésille, les mots des policiers fusent dans la salle du tribunal. Le langage est fluide, les propos étonnamment précis et synthétiques compte tenu de la rapidité des échanges. Pour les familles des victimes qui les entendent pour la première fois, ces conversations cliniques sont d'autant plus éprouvantes.
La première voiture de police arrivée sur place est celle du gardien de la paix Sébastien Gaillemin. Aujourd’hui sur le banc des prévenus pour « non-assistance à personne en danger », il avait participé une heure et demie plus tôt à la poursuite des dix jeunes qui rentraient d'un match de foot. À 18 h 58, le policier, indicatif « TV833 », avertit d’abord la salle d’information et de commandement (SIC) de Seine-Saint-Denis, indicatif « TN93 ». Les opérateurs de cette salle de commandement sont chargés de surveiller le trafic radio et de coordonner les effectifs intervenant sur l'ensemble du département en cas d'événement important. Habituellement, il s'agit plutôt de vols à main armée, de visite de ministre ou de service de maintien de l'ordre.
« En urgence, TV833 vient d’être requis par les sapeurs-pompiers, leur indique Sébastien Gaillemin. On se trouve rue des Bois sur Clichy. Ils interviennent pour des enfants qui auraient été électrocutés sur le site EDF. Ça correspond à l’affaire de tout à l’heure. »
Puis c’est au tour du commissariat voisin du Raincy « TN Raincy » de venir aux nouvelles. « Tout à l’heure il y a eu une poursuite pédestre avec des jeunes individus par rapport à un vol sur un chantier, explique Sébastien Gaillemin sur les ondes. Et là à proximité du site EDF nous avons été requis par les sapeurs-pompiers parce qu’apparemment, il y aurait des enfants à l’intérieur qui ont été électrocutés. Donc il y a de fortes chances pour que les deux affaires aient un lien. »
La salle de commandement « TN93 » demande des précisions : « Vous faites allusion à une affaire précédente concernant ces trois enfants, de quoi s’agissait-il ? » « Alors pour l’instant je n’ai pas donné le nombre d’enfants, rectifie TV833. Mais tout à l’heure les effectifs de Livry ainsi qu’un effectif du Raincy ont effectué une poursuite pédestre par rapport à un vol sur un chantier. Des individus étaient en fuite pédestrement aux abords du site EDF. Nous avons interpellé six individus. Mais il est fort possible qu’il y ait eu des jeunes qui sont passés au-dessus du mur de l’enceinte et n’ont pas pris conscience du danger. Donc il y aurait des victimes, je suis en contact avec les sapeurs-pompiers. »
Devant le portail du site EDF, les familles s’impatientent, veulent elles aussi comprendre. « Un individu virulent qui veut régler son compte à un collègue » est signalé sur les ondes. Sébastien Gaillemin réclame des renforts. « Urgent, apportez du monde il y a les grands frères qui viennent foutre le bordel. » Mais l'officier qui a pris en main les choses dans la salle de commandement aimerait surtout « avoir plus de renseignement » et « savoir s’il y avait bien des enfants touchés ». Manifestement surtout préoccupé par les proches qui affluent devant le site EDF, le policier l'envoie paître : « Écoutez 93 pour l’instant on est en train d’essayer de régler le problème avec les grands frères qui viennent nous casser les bonbons. » Depuis la salle d’information et de commandement, c’est une voix ferme qui le recadre : « On comprend sur les ondes que vous ayez des difficultés mais modérez vos expressions quand même. Si vous avez besoin de renfort, on vous les envoie, mais modérez vos expressions. »
À 19 h 15, l'info tombe, glaçante. « À l’intérieur du transformateur, d’après l’officier des sapeurs-pompiers, nous avons deux personnes Delta Charlie Delta (c'est-à-dire décédées dans le jargon policier) », annonce Sébastien Gaillemin. Le responsable de la salle de commandement commence sérieusement à s’énerver : « Reçu. Mais ça fait quand même 30 minutes que vous êtes sur place et on ne s’est pas attaché dans un premier temps aux blessés (…) donc il y a quand même un problème. Ça fait une demi-heure qu’on attend des infos. »
Quelques minutes plus tard, il revient à la charge auprès de Sébastien Gaillemin. La voix se fait pressante : « Bon écoutez de 93 (le regroupement d’individus - ndlr), c’est pas la priorité. (…) Nous, ce qui nous intéresse pour l’instant ce sont les victimes. Ce que l’on veut savoir ce sont les circonstances. Comment ça s’est passé ? Est-ce que c’est fortuit ? Est-ce que c’est accidentel ? Ou est-ce qu’ils étaient poursuivis par les fonctionnaires de police comme il a été dit tout à l’heure ? » Sur le terrain, la voix qui répond est celle d’un homme excédé : « Écoutez au moment de notre intervention, je ne peux pas déterminer si c’était les jeunes qui étaient poursuivis par les fonctionnaires de police. C’est un lien que j’ai fait par rapport à la topographie des lieux. »
Vite, vite, les équipages sur place cherchent à glaner un maximum d’informations : qui a composé le 18, les identités et adresses des victimes, celles des proches, s’il y a eu effraction dans le transformateur, etc. Une voiture est envoyée auprès de la caserne des pompiers de Livry-Gargan où le Samu délivre les premiers soins à Muhittin pour connaître « l’hôpital dans lequel le Samu emmène cet individu ».
À 19 h 49, le prénom et l’adresse de la première victime tombent sur les ondes de la police : « BOUNA Bravo Oscar Uniform November Alpha » qui « aurait 16 ans » (en fait 15). À 20 h 22, un policier apprend le nom de la deuxième auprès d'un de ses voisins : « ZIAD Zoulou India Alpha Delta » (sic). C’est un médecin chef des sapeurs-pompiers qui annonce leur décès aux familles vers 20 heures. On entend leurs cris en arrière-fond des enregistrements. « Là, ce sont des chagrins et des pleurs », décrypte posément un policier, en conversation avec la station directrice.
À ce stade, l'une des préoccupations principales des policiers devient d’« éventuelles représailles ». À 20 h 04, trois équipages de Bac (brigade anticriminalité) sont envoyés « en prévention » patrouiller devant le commissariat de Livry-Gargan. À 20 h 12 deux unités mobiles de sécurité (UMS) prennent la direction du Chêne-Pointu : « Mais vous ne rentrez pas dans la cité, aux abords », préconise la salle de commandement. « Je tourne en rond sur le square Lénine. Je me suis déjà fait caillasser deux fois, donc une cible mouvante est plus dure à atteindre », commente stoïque un policier sur les ondes.
Le département de Seine-Saint-Denis s’enfonce dans la nuit. Comme une tour de contrôle à l’approche d’un orage, « TN93 » sonde ses unités sur le terrain. « Quelle est la situation au niveau de votre commissariat ? » demande la salle de commandement à 20 h 30. « Quant à présent, calme », répond le standard de Livry-Gargan. À 20 h 27, un feu de véhicule est signalé sur la radio à Tremblay-en-France, dix minutes plus tard à Villepinte, à une dizaine de kilomètres de là, sans qu’aucun lien direct ne soit établi avec la mort de Zyed et Bouna.
Présent lors de la course-poursuite des dix jeunes et de l’interpellation de six d’entre eux, puis premier policier arrivé sur place, Sébastien Gaillemin est au cœur de cette séquence. Bien plus que Stéphanie Klein, l’autre fonctionnaire prévenue, qui depuis son standard radio du commissariat de Livry-Gargan relayait les messages radio du terrain. Le policier assure s’être retrouvé de « manière fortuite » à proximité du site EDF à 19 heures, alors qu’il effectuait une vérification domiciliaire, réclamée oralement par la standardiste et sans aucun rapport avec l’affaire.
Nicolas Léger, le président du tribunal, s’étonne du moment choisi – en fin de service et après plusieurs interpellations – pour effectuer cette tâche « très secondaire ». « Ce n’est pas la peine de faire traîner ce type de tâche, répond d’un ton assuré Sébastien Gaillemin. Si vous remettez ça à la brigade qui vous succède, ça fait mauvais genre. » L’itinéraire aussi surprend le président : au lieu de passer par le chemin le plus direct – la nationale trois, le policier emprunte des petites rues qui l’amènent rue des Bois, devant l’entrée du site EDF. Pour éviter une nationale « très empruntée à cette heure-ci », se défend le policier. « Vous dites-vous délibérément : "Tiens, je vais repasser à côté du site EDF ?" » suggère Nicolas Léger. « Non, ben non ! » s’exclame Sébastien Gaillemin.
Sur les échanges radio, le policier fait immédiatement le rapprochement avec la course-poursuite des jeunes de l’après-midi. Face au tribunal, il s’attache à minimiser ses propos, aujourd'hui potentiellement dévastateurs. « Je n’ai absolument aucune certitude à ce moment-là. » Le président tente à nouveau de sonder ses pensées. « Est-ce que dans votre tête vous vous dites : "Mince peut-être qu’on en a oublié un certain nombre" ? » l’interroge-t-il. Pas du tout, Sébastien Gaillemin assure qu’il n’était « pas dans cet état d’esprit sur le nombre ».
« Mais quand vous rentrez au commissariat, est-ce que dans votre esprit, il y a un doute que des jeunes peuvent être rentrés sur le site EDF ? » insiste le magistrat. « Non, quand je rentre au commissariat, il n’y a plus aucun doute », martèle le prévenu. Même après « l’immense panne d’électricité » de 18 h 12, s’étonne Me Jean-Pierre Mignard, avocat des familles... Sébastien Gaillemin dit avoir pensé à un « sautage » de plombs, un incident « habituel » dans son commissariat de banlieue. « Quand vous êtes en train de rédiger et que vous en êtes à la troisième page, c’est "Il y a en marre de ces locaux et de travailler dans ces conditions"», tonne le gardien de la paix sans se démonter.
Autre « mystère » aux yeux des parties civiles, « comment se fait-il que dès 18 h 59, le brigadier major R. (responsable de la salle de commandement - ndlr) sache parfaitement qu’il y a trois enfants, alors que les pompiers n’ont pas encore communiqué le nombre d’enfants sur le site ? » demande Me Emmanuel Tordjman. Le policier secoue la tête : « Écoutez, je ne sais pas. Dix ans après, je ne me souviens pas à quel moment j’ai eu ce chiffre. »
L’enregistrement du trafic radio de la police cesse à 20 h 38 : « Les communications suivantes concernent d'autres faits et, en grande majorité des incendies de véhicules. » Commence une première nuit de colère et d’incompréhension à Clichy-sous-Bois où une vingtaine de voitures seront brûlées et des bâtiments publics dégradés. Avant que l’embrasement gagne début novembre 2005 toute la Seine-Saint-Denis, puis la France entière. Dès le lendemain matin, Claude Dilain, ex-maire socialiste de Clichy-sous-Bois, reçoit les familles des victimes avec son premier adjoint Olivier Klein, qui dans la nuit a sauté dans un train pour revenir de Montpellier où il passait le week-end de la Toussaint.
Cité comme témoin, Olivier Klein s’ancre solidement à la barre, de ses deux mains, pour rappeler à quel point son prédécesseur jugeait important « ce moment de justice, de sérénité et de transparence ». Claude Dilain est mort douze jours avant le procès, le 3 mars. Son successeur rappelle les nuits passées à « aller à la rencontre des jeunes pour calmer les esprits, leur dire que la France était un État de droit, que la justice ferait son travail ».
Sans jamais hausser le ton, Olivier Klein pointe les pouvoirs publics et leurs « mots qui n’ont pas été à la hauteur ». Aussi bien après la mort des deux jeunes, qu’après l’incident des gaz lacrymogènes lancés à l’entrée de la mosquée de Clichy le 29 au soir. Épisode qui relancera les émeutes dans la commune. « Ce qui était propice à la colère, c’était l’absence de mots de compassion, regrette l’actuel maire PS de Clichy. Lorsque les deux enfants sont morts, il y a eu tout de suite une sorte de suspicion jetée sur eux. »
Et c’est bien en vain que l’avocat, représentant l’agent judiciaire du trésor public, lui cherchera noise sur la question de la protection du site EDF de sa commune. « La question est pourquoi des enfants ont eu tellement peur et se sont retrouvés à se cacher dans ce lieu », balaie Olivier Klein.
BOITE NOIREMes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman sont les avocats de Mediapart depuis la création du site. Ils ont publié avec Edwy Plenel un livre d'entretiens L'Affaire Clichy, morts pour rien, paru en février 2006.
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