On croit deviner quelques grincements de dents derrière les portes, ces jours-ci, en arpentant les couloirs éternellement silencieux de la Cour de cassation. C’est que depuis une quinzaine de jours, en grand secret, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire est contrôlée par des magistrats de la Cour des comptes, selon des informations obtenues par Mediapart. La chose n’a pas été rendue publique jusqu’ici, et ne commence à circuler que sur le ton de la confidence au sein du petit monde judiciaire.
En effectuant un contrôle dans le « saint des saints » judiciaire, la Cour des comptes s’attaque de fait à un véritable tabou : la productivité de la paisible et prestigieuse Cour de cassation, parfois méchamment qualifiée de « cimetière des éléphants ». Selon plusieurs sources, le contrôle en cours porte en effet sur l’organisation, l’activité et le rendement des magistrats du siège (conseillers, conseillers référendaires, présidents de chambre) et du parquet (avocats généraux, avocats généraux référendaires, et premiers avocats généraux) qui sont en poste quai de l’Horloge, sur l’île de la Cité.
Le paysage général de cette institution est assez particulier. Plusieurs magistrats de la Cour de cassation habitent en effet en province (comme l’ex-premier avocat général Gilbert Azibert, à Bordeaux), tous ne disposent pas d’un bureau quai de l’Horloge, et certains sont très pris par des activités parallèles (missions à l’étranger, cours à la faculté, activités associatives, académiques, administratives, etc.).
« La Cour des comptes s’interroge sur l’augmentation du nombre de conseillers du siège et le faible nombre d’arrêts rendus », croit savoir un magistrat du parquet général, sous le sceau de l’anonymat. « Pas du tout, elle veut savoir pourquoi le parquet général ne conclut que dans très peu d’affaires en dehors du pénal, c’est-à-dire au civil, au social et au commercial », rétorque un magistrat du siège.
Pour un autre magistrat de la Cour de cassation, plus détendu sur la question, « il ne s’agit que d’un exemple de contrôle habituel des institutions, dans un contexte de réduction des dépenses publiques. Il n’existe aucun soupçon ni a priori chez les contrôleurs sur la façon dont nous utilisons notre budget, qui n’est vraiment pas énorme ». Quoi qu’il en soit, ce contrôle s’annonce long, et très poussé.
Mais voilà, activité juridictionnelle et indépendance de la justice sont intimement liés, et presque sacrés dans l’esprit des magistrats, d’où certaines réticences qui peuvent se manifester ici ou là pour expliquer leurs méthodes de travail à des tiers, voire justifier de leur productivité.
Ministères régaliens, la justice et l’intérieur n’échappent pourtant pas au regard inquisiteur et soupçonneux de la Cour des comptes, qui a pour mission « de s’assurer du bon emploi de l’argent public et d’en informer les citoyens » (selon l’article 47-2 de la Constitution). Récemment, la Rue Cambon a ainsi rendu des rapports sur la coopération insuffisante entre police judiciaire et gendarmerie, ou les réformes à effectuer au sein de la Protection judiciaire de la jeunesse.
De mémoire de juriste, le contrôle actuellement effectué à la Cour de cassation n’a jamais eu de précédent, sauf en 2001. Mais c’était alors à la demande du plus haut magistrat de la Cour de cassation, Guy Canivet, un premier président à poigne, qui avait réveillé et modernisé la juridiction suprême (entre 1999 et 2007), avant d’être nommé au Conseil constitutionnel.
Voilà un an, la Cour de cassation avait déjà connu un traumatisme bien plus important, lorsqu’un des plus hauts magistrats du parquet général, Gilbert Azibert, avait été mis en examen pour corruption et trafic d’influence dans l’affaire des écoutes Sarkozy-Herzog, aussi appelée affaire Bismuth. Ce magistrat à la carrière très politique, prolongé à la Cour de cassation par un décret de Nicolas Sarkozy entre le second tour de l’élection présidentielle et l’investiture de François Hollande, avait d'abord essayé de se maintenir en activité malgré sa mise en examen, avant de partir finalement à la retraite de façon assez piteuse.
Les perquisitions effectuées à la Cour de cassation par les « deux dames » – dixit Sarkozy –, les juges d’instruction Patricia Simon et Claire Thépaut, ainsi que l’audition de plusieurs magistrats de la juridiction suprême en tant que témoins, dans cette même affaire, avaient tétanisé la dyarchie du Quai de l’Horloge (premier président et procureur général). À cette époque déjà, il était apparu que la Cour de cassation n’aimait guère rendre de comptes.
Sollicités vendredi matin par Mediapart au sujet du contrôle en cours, ni la Cour des comptes, ni la première présidence, ni le parquet général de la Cour de cassation n’ont donné suite.
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