Cinq, peut-être dix, sur un total de 39. C'est le nombre de cantons que pourrait ravir le Front national dans le Pas-de-Calais si l'on se fie aux résultats des européennes. En 2014, Marine Le Pen y a enregistré des scores dépassant les 40 % dans 11 cantons du nouveau redécoupage. Ajoutez à cela à peu près autant de cantons remportés par la droite unie (UMP-UDI), quelques victoires du parti communiste, d'alliances entre les Verts et le Front de gauche et, au soir du second tour des élections départementales, le 29 mars 2015, vous risquez d'aboutir à un département ingouvernable.
Statistiques à l'appui, plusieurs experts en prospective politique imaginent déjà le Pas-de-Calais tomber dans les bras de l'extrême droite. Il y a une semaine, Le Monde mettait dans le même panier le Var, le Vaucluse et le Pas-de-Calais, départements que le FN pourrait « raisonnablement espérer conquérir ». « Il n'y a pas d’enquêtes d’opinion fines à l’échelle du département et se fonder sur les chiffres nationaux n’a aucun sens, estime le directeur de Sciences-Po Lille, Pierre Mathiot. Là où le PS va passer le premier tour, il a des chances majeures de l'emporter face au Front national. »
Mais le succès de Steeve Briois (FN) à Hénin-Beaumont dès le premier tour des municipales 2014 a changé la donne. Les élus locaux parlent désormais « d'effet tache d'huile ». Ce n'est pourtant pas nouveau. Cela fait déjà quelques années que la tache frontiste se répand du bassin minier vers le reste du département.
En plus de l'omniprésence du Front national qui, pour la première fois, a placé des candidats dans tous les cantons du Pas-de-Calais, l'effacement de la droite classique fait aussi l'originalité du territoire. Au conseil général, l’opposition de droite et du centre n'occupait que 14 sièges sur 77 dans l’assemblée sortante (52 élus PS/MRC/DVG et 11 élus PCF), c'est dire si l'opposition a du pain sur la planche pour barrer la route au PS et à ses alliés. Cet inégal rapport de force ne date pas d'hier, cela fait plus de cinquante ans que la gauche règne sans partage dans le Pas-de-Calais, à commencer par le chef-lieu, Arras, où l'ancien patron de la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière) Guy Mollet a installé son fief en 1945.
Historiquement, le bassin minier votait communiste et SFIO jusqu'à ce que les « tontons flingueurs » du PS, Jacques Mellick, Jean-Pierre Kucheida, Daniel Percheron et plus tard Gérard Dalongeville jettent leur dévolu sur les corons dans les années 1970. On ne présente plus ces quatre inséparables mais pour se rafraîchir la mémoire, un tour de table s'impose.
Après un mandat interrompu par sa condamnation en 1996 pour faux témoignage au profit de Bernard Tapie dans l'affaire du match truqué VA-OM, Jacques Mellick avait été réélu en 2002. À son départ en 2008, ce dernier a laissé une dette de 64 millions d'euros, classant la ville de 27 000 habitants au rang de commune la plus endettée du Nord-Pas-de-Calais (2 394 euros de dette par habitant). L'ancien député-maire de Liévin Jean-Pierre Kucheida a, lui, été condamné à 30 000 euros d'amende pour abus de biens sociaux lors du procès des frais de la Soginorpa, bailleur social dont il avait la charge.
Gérard Dalongeville a été condamné le 19 août 2013 par le tribunal correctionnel de Béthune à quatre ans d'emprisonnement, dont trois ferme, cinq ans d'inéligibilité et 50 000 euros d'amende, pour détournement de fonds publics, délits de favoritisme et usages de faux, au préjudice de la ville d'Hénin-Beaumont dont il a été maire de 2001 à 2009. Seul Daniel Percheron est passé entre les mailles du filet judiciaire. Premier secrétaire de la fédération du Pas-de-Calais de 1973 à 1997 et conseiller municipal de Liévin sous l'ère Kucheida, il est toujours président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Il se murmure d'ailleurs qu'il envisagerait une énième mandature pour les prochaines régionales.
Le succès de la gauche dans le Pas-de-Calais que dépeignent David Servenay et Benoît Collombat dans le livre La Fédé (dont nous avions publié les bonnes feuilles) reposait sur le clientélisme, la corruption, les emplois fictifs, et le trucage de marchés publics sur lesquels Mediapart a largement enquêté. Hier irremplaçable, la gauche en raison de son affairisme a fini par faire le lit du Front national. Avec des candidats dans les 39 cantons, le parti frontiste peut au moins espérer remporter quelques sièges de conseillers départementaux et valider l'hypothèse du conseil ingouvernable.
Le nouveau président du conseil général est en campagne. Propulsé à la tête du département en juin dernier à la suite de la démission de Dominique Dupilet, parti au lendemain de la débâcle du PS aux élections européennes, Michel Dagbert a été élu in extremis en interne : 21 voix pour, 20 contre. « Chaque voix a compté, d'autant plus que la 21e, c'était la mienne », ironise-t-il.
Costume noir, cravate fuchsia, il déambule dans les rues de Ruitz accompagné de son binôme féminin Karine Gauthier et du maire Jean-Louis Adancourt (DVG). Ce n'est pas ici qu'il risque d'être bousculé par les riverains. La petite bourgade de 1 500 habitants a voté aux dernières municipales comme un seul homme : 729 voix exprimées pour Jean-Louis Adancourt (100 %), seul candidat en lice. Mais comme deux précautions valent mieux qu'une, le trio ne tractera qu'aux abords des deux résidences subventionnées par le département. Accueillants, chaleureux, les habitants de ces logements sociaux n'hésitent pas à inviter les élus chez eux. Certains connaissent le président du conseil général depuis l'enfance. À l'aise, il n'hésite pas d'ailleurs à glisser quelques mots de chti aux plus anciens. « On a un peu peur de l'abstention et de la grande blonde, annonce-t-il sur le pas de la porte. Elle a mis des candidats partout, des illustres inconnus, mais elle n'aura pas le temps de venir derrière ses marionnettes au conseil départemental pour les faire marcher. » Le discours est rodé, jamais contredit.
Lorsqu'une famille ne semble pas enchantée de voir la troupe d'élus débarquer, ces derniers changent de trottoir. « Pourquoi devrions-nous nous mettre en danger ? » questionne le maire de Ruitz. Aux dernières cantonales, le Front national avait réussi à engranger 28,3 % des voix contre 46,4 % pour le PS. Michel Dagbert s'était retrouvé opposé au FN au second tour, et il avait remporté le duel avec un peu plus de 62 % des voix. C'était en 2011. Le succès de Steeve Briois (FN) qui a remporté la mairie d'Hénin-Beaumont dès le premier tour des municipales 2014 a changé la donne.
À cela s'ajoutent de multiples listes de gauche qui compliquent la qualification pour le second tour, fixée à 12,5 % des électeurs inscrits. Si le taux d'abstention est supérieur à 50 % comme lors des précédentes élections, cela signifie qu'il faudra obtenir jusqu'à 30 % des bulletins exprimés pour passer au second tour. « Le PS sait que sa seule carte est la notabilité de ses candidats, en sachant bien sûr que dans certains cantons le risque majeur, c’est l’élimination au premier tour », pronostique le directeur de Sciences-Po Lille. D'autre part, le Front national est le parti qui bénéficie le plus de l'abstention, ce qui montre à quel point le vote FN est devenu un vote d'adhésion et non plus de simple contestation. Sur la carte suivante, on peut constater que là où le taux d'abstention est le plus fort, l'extrême droite réalise ses meilleurs scores.
Certains cantons du bassin minier s'avèrent particulièrement dangereux pour le PS. À commencer par Hénin-Beaumont 1 et 2, qui voient s'affronter trois listes de gauche (PCF, EELV et PS). Hénin 2 a même donné naissance à une étrange coalition MoDem-MRC (Mouvement républicain et citoyen). Au total dans 20 cantons sur 39, on compte trois listes de gauche quand les trois quarts des cantons voient s'affronter au moins deux listes de gauche, de quoi rendre la qualification au second tour encore plus ardue. C'est néanmoins dans la couronne autour d'Hénin-Beaumont que les scores de l'extrême droite devraient être les plus élevés.
C'est notamment le cas à Harnes (Marine Le Pen y a fait 49,1% des voix aux européennes), où trois listes de gauche sont en embuscade. Petit-fils de mineurs et fils de militants socialistes, Guillaume Fournier (Parti de gauche), 35 ans, forme un binôme avec l'écologiste Marjorie Delonghai. « Quand je pense à la dérive affairiste dans le Pas-de-Calais, mon grand-père doit se retourner dans sa tombe, déclare le jeune père de famille. En tout cas, pour moi, c'était impensable d'entrer au parti socialiste. » Passionné de politique, ce dernier a adhéré au Parti de gauche au moment de la campagne des législatives 2012 qui ont vu débarquer Jean-Luc Mélenchon face à Marine Le Pen et Philippe Kemel (PS) qui l'a finalement emporté de 118 voix d'avance au second tour.
« Jean-Luc a installé une nouvelle dynamique dans le bassin minier, une vraie alternative dans laquelle je souhaite m'inscrire durablement. » Pour ce juriste en droit public, la difficulté est de recréer du lien social avec les citoyens. Habitant de Fouquières-lès-Lens, petite commune d'un peu plus de 6 000 habitants, ce dernier déplore la gestion un brin autocratique du maire PS, Michel Bouchez, élu depuis 2001. « Toute la difficulté ici est d'embrayer sur une nouvelle forme de démocratie, le maire s'occupe de tout. Il n'y a pas de consultation, impossible d'avoir des référendums d'initiative locale. Quand je parle de comités de quartier, on me regarde avec des gros yeux. »
Face à lui, José Evrard, ancien communiste passé au Front national. Choisi par le parti communiste pour succéder à Otello Troni, conseiller général de 1992 à 2001, José Evrard s'est finalement fait ravir la place par le fils Bruno Troni et actuel conseiller général sur le canton de Harnes. Avec les scores de Marine Le Pen aux dernières européennes dans le nouveau canton (49,1 %), l'ancien communiste peut aujourd'hui rêver d'une victoire.
« Ce que je crains, c'est que ce ne soit un vote défouloir, déclare Guillaume Fournier, l'abstention risque d'être massive. » S'il ne se qualifie pas au second tour, le candidat du Parti de gauche aura une lourde décision à prendre : « Me rallier au PS au second tour, ça hante mes nuits avec l'histoire locale. La politique menée par le PS a été le carburant du FN, ce parti n'est plus que l'ombre de lui-même. »
« Ma campagne a pris un retard considérable, mais c’est propre aux circonstances dans lesquelles j’ai été candidate », déclare Françoise Rossignol (PS), investie sur le canton d'Arras 1 aux côtés de Bertrand Alexandre (MRC). Jusqu'au dernier moment, la conseillère générale sortante et vice-présidente du conseil général du Pas-de-Calais s'était préparée à partir avec Antoine Détourné, candidat malheureux aux dernières cantonales, défait de quelques voix par Denise Bocquilet (UDI). « On réunissait les deux cantons où j’avais été élue au premier tour et où lui avait perdu de 15 voix à Arras Ouest. On avait commencé à travailler ensemble et à préparer cette campagne il y a plus d'un an », raconte Françoise Rossignol.
Le binôme a été sacrifié sur l'autel d'une alliance avec le MRC. A-t-on voulu saper les ambitions du jeune Antoine Détourné, rival sérieux au premier secrétaire fédéral du Pas-de-Calais ? Ou serait-ce le résultat de l'influence du patron du MRC, Jean-Marie Alexandre, vice-président du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais ? Difficile de trancher. Quoi qu'il en soit, la nomination du fils de Jean-Marie Alexandre, Bertrand Alexandre, s'est faite dans la douleur. De quoi plomber une campagne qui peine déjà à se lancer.
« J’ai pas vu un candidat socialiste sur le terrain ici, s'étonne Marine Tondelier, conseillère municipale d'opposition écologiste à Hénin-Beaumont. La position des socialistes, c’est de ne pas faire campagne, ils sont complètement déconnectés. » « Ce sont des élus souvent expérimentés qui n’ont que très rarement été challengés, juge Pierre Mathiot de Sciences-Po Lille. Ils sont désemparés car pour la première fois, ils sentent la possibilité de la défaite. Ils ont souvent été élus aisément et en stigmatisant le vote FN. Aujourd'hui, ils sont coincés sur un bilan du département plutôt bon mais inconnu des électeurs. »
« Il n'y aura pas un seul conseiller général FN ! répète dans son bureau le président du conseil général Michel Dagbert. Ils ne connaissent rien au fonctionnement du département », assène-t-il. Le chef de file de la droite unie UMP-UDI, Michel Petit, se montre plus prudent : « On aborde ces élections avec beaucoup d'humilité et de transparence. Demain, je peux me trouver en troisième position dans mon propre canton », assure celui qui s'est déjà retrouvé face au FN aux dernières cantonales mais qui maintient que son principal adversaire sera le PS.
À cela s'ajoutent les inconnues propres aux compétences des départements, non encore définies. « C'est le colin-maillard politique. » Dans son salon de bon matin, Antoine Détourné se prête au jeu des métaphores pour analyser les enjeux des prochaines élections. « On vous bande les yeux, on vous fait tourner et on vous dit de mettre un bulletin dans l'urne. » « Les trois quarts des gens ne savent pas ce que fait le département », juge le conseiller général sortant Michel Petit (UMP). Sur le marché du mercredi matin à Arras, un grand nombre de clients ne sont pas au courant de la prochaine échéance électorale. « J'explique déjà aux gens de quel canton ils dépendent selon leur rue, explique Marine Tondelier, chef de file des écolos dans le bassin minier. Je n'ai pas encore eu une seule question sur mon programme », ajoute-t-elle.
Seul petit coin de soleil pour les « élus républicains », certains candidats du Front national ont été pris en flagrant délit de déboires racistes par la presse locale. L'hebdomadaire L'Avenir de l'Artois a effectué quelques captures d'écran édifiantes du compte Facebook de Jonathan Vivien, suppléant des candidats FN Kévin Bytebier et Christelle Jolie dans le canton d'Arras 2. Ce dernier publie entre autres un visuel avec l'expression « Broyer du noir » illustrée par la photo d'une scène du film American History X, quand un skinhead écrase la tête d'un Noir à coups de pied sur un trottoir. Il publie également sa propre définition d'Algérien, « maladie mentale » ou « musulman qui vole de supermarché en supermarché ».
Pas de quoi rassurer Michel Petit qui explique sa « théorie du Culbuto » en contrepoint de celle du « colin-maillard » : « Ils vont tour à tour éliminer un notable à droite puis un à gauche, jusqu'à finir par faire la politique. » À force de théories, on en oublierait presque de battre campagne.
BOITE NOIREToutes les personnes citées dans cet article ont été rencontrées sur place entre le mercredi 4 et le vendredi 6 mars 2015. Le secrétaire du Front national du Pas-de-Calais, Laurent Brice, le maire d'Hénin-Beaumont, Steeve Briois ainsi que le conseiller de Marine Le Pen, Bruno Bilde, n'ont pas répondu à nos questions.
La rédaction de Mediapart et les experts de Liegey-Muller-Pons se sont associés pour ces élections départementales. Grâce à ce partenariat, nous serons en mesure de vous proposer dans les jours à venir des éclairages, des analyses et des visualisations de données inédites. Plus de détails sur ce partenariat ici.
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