Cherbourg, envoyée spéciale.- Il était une fois, l’EPR… Le réacteur nucléaire du futur, celui dit “de troisième génération”, vendu par Areva, son concepteur, dans les années 1990, comme « plus puissant, plus sûr, plus économe »… Mais la suite est beaucoup moins féerique.
Areva vient d’annoncer des pertes de 5 milliards d’euros pour 2014 dues en partie au chantier de l’EPR en Finlande. Et, du côté de la France, à Flamanville, dans la Manche, le réacteur en construction s’avère être le plus performant en termes de fraudes à la législation du travail, le plus risqué pour les ouvriers et le plus coûteux. Sur ce chantier pharaonique, ouvert fin 2007, trois principaux acteurs : EDF, le maître d’ouvrage, Areva, concepteur et fournisseur du réacteur, et Bouygues pour le génie civil, c’est-à-dire bétonnage et ferraillage. Initialement estimé à 3,3 milliards d’euros, l’EPR dépasse aujourd’hui les 9 milliards et accuse cinq ans de retard. Le chantier fait l’objet d’une série d’enquêtes judiciaires.
Le 24 janvier 2011, un ouvrier de 37 ans décède après avoir fait une chute de 18 mètres de haut : une grue de l’entreprise Bouygues avait heurté la passerelle sur laquelle il se trouvait. Suite à ce décès, l’ASN, l’Autorité de sûreté nucléaire, s’est penchée sur les conditions de travail sur le chantier. Dissimulation des accidents, travail illégal : face à la gravité des faits constatés, les inspecteurs ont saisi le parquet de Cherbourg qui a diligenté des enquêtes préliminaires. « L’EPR de Flamanville pourrait être un cas d’école pour les fraudes en matière du droit du travail », nous confie un inspecteur de l’ASN qui fait office également d’inspection du travail sur le chantier.
En mai 2011, à la suite d’un contrôle portant sur la situation des travailleurs polonais et roumains, l’ASN découvre que des ouvriers polonais, embauchés par Bouygues via la société irlandaise Atlanco, sont en situation irrégulière : absence de contrat de travail, de couverture sociale… Le 20 juin 2011, l’ASN écrit à Bouygues : « Vous employez des salariés intérimaires mis à disposition par la société Altlanco Limited. Les salariés Atlanco présents sur le chantier ne possèdent ni contrat de mission, ni formulaire E 101, E 102 ou A1 en cours de validité (réclamés pour tout salarié détaché - ndlr). Il ressort de ces inspections que la situation de travail dissimulé est avérée. Je vous demande de faire cesser cette situation sans délai et de prendre toutes les mesures adéquates vis-à-vis de votre co-contractant. À défaut, votre solidarité financière pourrait être engagée. »
Le compte rendu de cette inspection adressé par l’ASN au parquet de Cherbourg conduit à l’ouverture d’une enquête préliminaire pour « travail dissimulé ».
Le procès qui s’ouvre, pendant quatre jours, ce mardi 10 mars à Cherbourg, est l’aboutissement de trois années d’enquête dont vingt mois de perquisitions et d’auditions menées par les gendarmes de l’OCLTI (Office centrale de lutte contre le travail illégal), sous la direction d’Éric Bouillard, procureur de la République. Il s’agit là d’une des plus importantes affaires de travail illégal jugées en France.
Dans ses conclusions, le procureur de la République de Cherbourg retient donc la responsabilité de Bouygues, de sa filiale Quille et de Welbond, entreprise locale, qui seront poursuivies pour avoir eu recours entre 2008 et 2012 aux services d’entreprises pratiquant le travail dissimulé, prêt illicite de main-d'œuvre et marchandage. Les sociétés Atlanco, agence d’intérim irlandaise, et Elco, entreprise de BTP roumaine, seront quant à elles poursuivies pour travail dissimulé, prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage.
Ce que risque Bouygues ? Une amende de 225 000 euros mais, aussi, l’éventualité de devoir participer financièrement aux pertes subies par les organismes sociaux. Les premières estimations données par l’Urssaf les évaluent entre 8 à 10 millions d’euros. Autre sanction, mais cependant moins probable, le groupe pourrait se voir interdit de marchés publics pour une durée de cinq ans.
Face aux entreprises poursuivies, se sont constituées parties civiles la CGT, Prisme, syndicat des entreprises de travail temporaire, et 49 ouvriers polonais, représentés par leur avocat Me Wladyslaw Lis. Les ouvriers ne sont pas présents au procès. Certains sont partis, d’autres sont à nouveau détachés en France ou dans d’autres pays européens. La plupart ont peur de témoigner. Autre absent notable parmi les parties civiles, celles de l’Urssaf et des impôts qui attendent le jugement pour demander le recouvrement des sommes dues…
Les robes d’avocats sont donc nombreuses dans la petite salle du tribunal de Cherbourg. Le procureur affronte, ce premier jour d’audience, la pression de l’armada des avocats du groupe Bouygues. Pour représenter le géant du BTP, pas moins de six avocats venus de Paris. Trois plaident, les autres assistent. Très vite, ils présentent le groupe comme la victime d’une campagne de lynchage médiatique, reprochant au procureur toute intervention dans les médias. Derrière ce procès de la presse, c’est celui de l’image d’un groupe du CAC 40 qui se tient. Puis, la défense joue la montre et tente toutes les stratégies pour demander la nullité de la procédure reprochant au parquet de n’avoir pas instruit l’affaire, estimant qu’une enquête préliminaire n’a permis ni la contradiction ni un procès équitable. « En renvoyant de mois en mois, vous pensez faire ainsi passer aux oubliettes cette affaire ? » réplique le procureur.
Cette bataille qui se joue essentiellement entre les avocats de Bouygues et le procureur prend parfois des airs de lutte Paris-Province. « Ce n’est pas le barreau de Paris qui vient vers vous, Monsieur le Procureur », tient à préciser Me Philippe Goossens, représentant Bouygues. Mais ces précisions ne font pas oublier la petite armée venue en force pour défendre le géant du BTP. Passé six heures de débats, les avocats de Bouygues demandent : « Le tribunal de Cherbourg a le droit de dire stop à ces enquêtes préliminaires faites en dépit du droit ! » et de rajouter pour rassurer les journalistes présents : « On ne va pas faire un procès à la défense de vouloir éviter un débat de fond. Nous ne craignons pas le débat de fond. »
Qu’à cela ne tienne, le président du tribunal a entendu ces dernières paroles, et contrairement aux demandes des avocats des entreprises poursuivies, n’a ni annulé la procédure, ni renvoyé le procès. Celui-ci peut enfin débuter vers 17 heures par une présentation générale du chantier et aborder la question de fond : « Est-ce que Bouygues connaissait ou non la situation des ouvriers ? », question posée par l’un des avocats du groupe.
Au vu de l’enquête, il sera difficile pour Bouygues de nier sa responsabilité.
Sur le chantier, entre 2008 et 2012, l’entreprise a eu recours à des travailleurs polonais et roumains via l’entreprise de BTP Elco, qui embauchait en Roumanie, et via l’agence d’intérim irlandaise qui recrutait des ouvriers polonais elle-même via des bureaux fantômes chypriotes.
Un « travailleur détaché » peut travailler dans un pays membre de l’Union européenne dans le respect du salaire et des conditions de travail du pays d’accueil, dans ce cas la France, tout en restant assuré dans le pays d’établissement de son employeur (dans ce cas Irlande, Chypre et Roumanie). La législation européenne permet donc de facto un dumping social puisque les cotisations patronales sont de 38,9 % pour en France, 18,81 % en Pologne, 8,5 % en Irlande et 6,3 % à Chypre. Or, dans le cas du chantier de l’EPR, près de 500 ouvriers, roumains et polonais, n’avaient aucune protection sociale, un grand nombre n’avaient pas de congés payés, certains aucun bulletin de paie et d’autres devaient prendre en charge les frais de logement, de transport voire d’équipement de travail, y compris de protection individuelle.
Il s’agit d’une fraude dite au détachement qui représente non seulement un préjudice pour les ouvriers polonais et roumains mais également pour les caisses de l’État.
Sur le chantier, l’avantage d’une telle main-d’œuvre low cost est sa disponibilité. Les conclusions de l’enquête nous apprennent que l’un des cadres de Bouygues était particulièrement « préoccupé par la nécessité de disposer toujours en temps réel du personnel qu’il estimait nécessaire ». Pour cela, Bouygues dispose d’un logiciel informatique dit de « gestion de main-d’œuvre ». Son principe : calculer les besoins en bras en fonction du tonnage de béton à réaliser.
Les gendarmes de l’OCLTI relèvent le cas d’un ouvrier qui a travaillé un an sans interruption. Une « main-d’œuvre soumise et particulièrement flexible », ce sont les termes employés par le procureur de la République pour décrire la mise à disposition de ces ouvriers auprès de Bouygues. Il retient notamment des témoignages sur la méconnaissance de leur droit en particulier concernant le temps de travail : « Les salariés entendus déclarent tous travailler “en fonction des besoins” tout en indiquant travailler 44 heures par semaine. Or la majorité des salariés a appris, au cours de l’enquête, que la durée légale de travail est en France de 35 heures et n’avait pas conscience d’effectuer des heures supplémentaires. » Selon le procureur, l’utilisation de cette main-d’œuvre a permis à Bouygues une « économie liée au non-paiement de certaines contributions et charges ». C’est l’une des plus importantes fraudes aux cotisations sociales en France. Selon les conclusions des gendarmes de l’OCLTI, le préjudice pour l’Urssaf est estimé entre 8 à 10 millions d’euros et pour les impôts de 10 millions d’euros.
Pour les ouvriers, la situation fait froid dans le dos.
Celui que nous nommerons Marek, 40 ans, a bien voulu dénoncer ses conditions de travail tout en préférant conserver l’anonymat pour ne pas affecter son employabilité. « J’ai fait grève sur le chantier de l’EPR et je n’ai pas pu revenir travailler en France pendant six mois. » Il a travaillé huit mois sur le chantier de l’EPR en 2010.
Après avoir vu une annonce sur internet de la société Atlanco, « je me suis présenté dans leurs bureaux de Cracovie et j’ai signé le contrat. C’était rapide, ils ne m’ont pas demandé plus », raconte-t-il. « Comment refuser ? Les paies annoncées étaient très correctes. » Alors que son salaire est en moyenne de 600 euros en Pologne, en France, sur l’EPR, la rémunération mensuelle varie entre 1 400 à 1 600 euros. « Mais au final, ce n’était pas ce qu’on touchait vraiment. » En effet, la société Atlanco prélevait de son salaire des sommes censées, selon elle, payer les impôts des ouvriers et assurer leur couverture médicale. Au bout du compte, l’assurance maladie et les services des impôts n’ont rien reçu et la destination de ces sommes prélevées demeure encore inconnue !
La rémunération des Polonais, après calcul, avoisinait donc les 950 euros pour six jours de travail par semaine.
Marek se souvient : « J’ai commencé à me poser des questions lorsque j’ai vu des ouvriers blessés devoir se soigner eux-mêmes. Si la blessure n’était pas importante, ils pouvaient reprendre le boulot. Mais l’un d’entre eux a fait une mauvaise chute de deux mètres. On lui a dit qu’il devait rentrer dans son logement et s’il ne pouvait reprendre le chantier, repartir en Pologne. C’est ce qu’il a dû faire. C’était comme s’il était éliminé, en fait. J’ai compris qu’on n’avait aucune couverture médicale. Lorsque je me suis ouvert légèrement la main, j’ai dû prendre en charge tous les frais médicaux. Par chance, je ne me suis arrêté que quelques jours et j’ai pu retourner travailler. » « Quand je parle de l’EPR, j’ai mal. J’aimerais que ça se passe autrement, qu’on soit traité comme des humains, qu’on soit respectés. »
Dans les conclusions de l’enquête de l’OCLTI, on apprend que l’entreprise Bouygues participait à ce système de non-déclaration des accidents du travail. « Il ressort que nombre d’accidents n’ont pas fait l’objet d’une telle déclaration. » Concernant l’existence d’entente passée entre Bouygues et Atlanco sur ce sujet, voici ce que répond, aux gendarmes, le directeur des opérations en France pour Atlanco : « Oui, sur l’EPR, avec les entreprises Bouygues et Welbond. (…) Un responsable m’a informé qu’un travailleur polonais avait fait l’objet d’un accident du travail et il a demandé de rester “discret”. Ce travailleur est resté dans son logement. Son salaire lui était versé comme s’il venait travailler. Le pointage de cette personne était validé par Bouygues. »
La dissimulation des accidents du travail a fait l’objet d’une enquête préliminaire ouverte en juin 2011. Suite au décès survenu le 24 janvier 2011, les inspecteurs de l’Autorité de sûreté nucléaire ont contrôlé l’infirmerie. Le premier constat est affligeant : les inspecteurs ont découvert un système de maquillage des accidents du travail. Sur 377 accidents du travail en un an, 112 n’ont pas été déclarés, soit près d’un accident sur quatre et pas des moindres. Un ouvrier s’est vu ordonner par son chef de chantier de rentrer chez lui sans passer par l’hôpital alors qu’il souffrait d’une double fracture. Des produits chimiques dans les yeux, des plaies profondes, des chutes… Ces accidents ne sont pas toujours bénins. Ce système inquiète les infirmières qui, malgré les pressions exercées par l’entreprise Bouygues, décident de laisser une trace de ces refus d’accidents du travail et prennent soin de signaler, dans leur registre, le type de prise en charge du travailleur. Mediapart a pu se procurer ces fiches. On peut y lire : « Raccompagné à son domicile par le chef de chantier Bouygues » ; « parti aux urgences du CHU de Cherbourg en véhicule entreprise » ; « amené aux urgences par Mr B., cadre BYTP – Bouygues TP » ; ou encore « refuse de le mettre en AT – accident du travail – car pression de la hiérarchie ». Parfois, les entreprises utilisatrices de cette main-d’œuvre, Bouygues notamment, participent aux frais en cas de blessure ou d’accident. Ce genre d’avance était nécessaire pour couvrir l’absence de protection sociale. Cette pratique a été décrite aux gendarmes de l’OCLTI par deux responsables d’Atlanco qui établissent un lien entre cette pratique d’avance de frais et une volonté de dissimuler certains accidents du travail.
Les comptes rendus de l’enquête sont accablants pour Bouygues dont la responsabilité est largement mise en cause. Le géant du BTP a très tôt été averti de la situation de travail illégal et des risques encourus. Dès mai 2009, l’Urssaf adresse un courrier à Bouygues, ayant pour objet le « contrôle des salariés détachés sur le chantier de l’EPR le 28 avril 2009 ». L’Urssaf signale l’absence de documents de certains ouvriers et prévient qu’en cas d’irrégularité répétée, un « procès-verbal pour travail illégal serait adressé ». Bouygues s’engage alors à mettre en place « une alerte dans notre tableau de suivi des sous-traitants permettant de suivre de plus près la validité des documents fournis ». Le système d’alerte n’a, semble-t-il, pas bien fonctionné… et comme le relève le procureur dans ses conclusions, « le système en place a perduré ».
Un ancien responsable d’Atlanco sur le chantier, que nous avons pu contacter au téléphone, explique : « Apparemment on était beaucoup moins cher que d’autres sociétés. C’est la raison pour laquelle Bouygues a continué à travailler avec Atlanco. Le manque de documents, et notre situation, n’a pas posé problème. Et malgré le manque de documents, Bouygues n’a pas arrêté le travail sur le chantier. Le seul jour où Bouygues a eu un problème avec nous sur le chantier, c’est lorsque certains ouvriers polonais ont fait grève pour avoir des précisions sur leurs situations. Mais c’était déjà en mai 2011. Et comme ils ont bloqué l’entrée du chantier et ralenti le travail, cela a posé un problème à Bouygues. »
D’ailleurs, en 2010, alors que les cadences s’accélèrent, Bouygues propose à nouveau de faire appel à Atlanco. Le géant du BTP connaissait déjà bien cette agence d’intérim pour avoir travaillé avec elle sur le chantier de l’EPR en Finlande. Les mêmes causes, les mêmes effets. En 2008, un préavis de grève avait été posé sur le site finlandais pour exiger de mettre en règle les 300 ouvriers polonais dépourvus de toute couverture sociale...
Le manque de documents ne semble donc pas poser de problème à Bouygues qui d’ailleurs n’en facilite pas vraiment la vérification.
En 2010, Jack Paget, responsable du contrôle sécurité du groupe Bouygues, se voit interdire, par l’un des responsables de chantier, de contrôler les travailleurs polonais. Le 12 janvier 2010, il adresse un mail à Fabrice Leoni, directeur prévention santé sécurité de Bouygues Entreprises France-Europe : « Je suis surpris que Nicolas Aplincourt – responsable du GFA, Groupement Flamanville Armatures dont Bouygues fait partie – se croit autorisé à m’interdire (menaces à l’appui) de contrôler en amont les sociétés d’intérim et la traçabilité des ouvriers polonais récemment entrés. »
Embauché en novembre 2009, Jack Paget lance plusieurs alertes auprès des responsables du groupe Bouygues sur les manquements graves et répétés aux règles de sécurité. « Bouygues n’a pas répondu à mes courriers. J’ai travaillé pour faire respecter les règles de sécurité mais ça ne devait peut-être pas convenir au chantier. Bouygues édite un petit opuscule sur les conditions de travail des travailleurs détachés et sur les documents qu’ils doivent avoir. Entre la théorie et la pratique, il y a un monde. Je me suis vu interdire tout contrôle de la situation des Polonais. Je ne pouvais pas révolutionner le chantier », commente Jack Paget. Épuisé et inquiet, le 4 août 2010, il exerce son droit d’alerte et de retrait « compte tenu de l’état sécuritaire du chantier où la notion de danger grave et imminente est permanente ». La seule réponse que Jack Paget recevra de Bouygues sera son licenciement. Depuis, les prudhommes ont reconnu, en février 2013, le bien-fondé de sa démarche et a condamné Bouygues. L’affaire sera jugée en appel le 18 juin prochain.
Cette situation était donc bien connue de Bouygues qui a tenté par divers procédés de la maintenir en écartant les moindres dissidences. Ce n’est qu’en 2011, quelques mois après le droit de retrait du responsable de sécurité et de l’augmentation des contrôles de l’autorité de sûreté nucléaire, que Bouygues devient insistant auprès d’Atlanco pour avoir les papiers nécessaires en cas de contrôle. En janvier 2011, parmi les mails échangés entre les cadres en charge des ressources humaines sur le chantier, certains sont directement adressés par Bouygues à Atlanco. Le géant du BTP presse la société irlandaise de régulariser la situation des ouvriers car « certains événements sur le chantier nous mettent en situation de surveillance vis-à-vis des autorités françaises », ou un autre précise : « en cas de contrôle, nous serions très ennuyés ». Certains échangent révèlent que, pour près de 40 travailleurs, aucun certificat de détachement n’a jamais existé ; pour plus de 60, ces formulaires sont périmés ; ou pour 60 autres, il n’y a tout simplement pas de contrat.
La peur d’une inspection par les autorités fait donc réagir tardivement l’entreprise Bouygues qui a pourtant précautionneusement mis en place un système juridique complexe pour utiliser cette main-d’œuvre sans que sa responsabilité ne soit directement mise en cause. Les gendarmes de l’OCLTI ont dû disséquer ce montage déjà appliqué par Bouygues sur d’autres chantiers. Le schéma réalisé par l’OCLTI sur l’organisation du chantier est un véritable casse-tête. En charge du génie civil, Bouygues a créé une société en participation, une SEP, qui représente l’entreprise et qui est en lien de subordination direct avec EDF, maître d’ouvrage. En dessous de cette société, Bouygues a créé une autre entité : un groupement nommé Flamanville armatures. Dans cette société à responsabilité juridique partagée, les gendarmes ont été étonnés de découvrir que Bouygues se retrouve minoritaire et a laissé la direction à Welbond, une petite entreprise locale. Surprenant pour le responsable du génie civile sur le chantier, pas tant que cela finalement lorsqu’on se rend compte que ce groupement est en lien direct avec Elco et Atlanco, les recruteurs de travailleurs détachés. C’est donc par ce montage sophistiqué que Bouygues tente de diluer sa responsabilité. Cette stratégie n’a pas été simple à déjouer, et pour démonter ce système les gendarmes ont dû recourir à un logiciel Anacrim, d’analyse criminelle, utilisé habituellement dans les enquêtes sur la criminalité organisée, la délinquance en réseau.
La stratégie de la société Atlanco paraît d’ailleurs un peu grossière comparée à celle de Bouygues. Des boîtes aux lettres à Chypre, une activité quasi nulle à Dublin où elle a son siège et des recrutements essentiellement en Pologne, République tchèque et Roumanie avec des ouvriers qui n’ont jamais mis un pied en Irlande ou à Chypre. De facto, l’entreprise aurait dû se déclarer en France. Mais la connaissance de la situation par Bouygues, ses ententes conclues avec Atlanco pour les accidents du travail ou son montage juridique seront des points débattus pendant les prochains jours du procès, sans Atlanco toutefois, qui n’a pas répondu présent.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Retour sur l’utilisation de Mumble